Les Éditions Noir sur Blanc à Lausanne étoffent leur collection « La bibliothèque de Dimitri » au moyen d’une traduction mise à jour de L'Acajou de Boris Pilniak.
Je ne peux pas dire que Boris Pilniak est mon écrivain préféré. Ni que L'Acajou est mon œuvre préférée de cet auteur extrêmement prolifique, prénommé Berngard Vogau à sa naissance – son père étant un descendant de ces mêmes Allemands de la Volga auxquels est consacré le roman Les enfants de Volga de Guzel Yakhina. Toutefois, dans le contexte actuel, avec ce qui se passe en Russie – y compris dans la Russie littéraire ! –, on doit reconnaître qu'attirer l'attention des lecteurs européens sur ce roman est tout à fait opportun. Et cela non pas tant en raison de son contenu que du rôle qu'il joua dans le destin de son auteur.
Pour Boris Pilniak, tout allait bien. À tel point qu'en 1924, dans une série de conférences intitulées « Sur les fondements du léninisme », Staline lui-même le mentionnait plutôt favorablement en tant qu'auteur de L'Année nue, une œuvre qui reflétait certains « phénomènes négatifs au sein du parti ». Que Pilniak ait été étourdi par le succès, ou qu'il se soit agi d’un hasard, en 1926 il met un point final à son Conte de la lune non éteinte, récit basé sur des rumeurs relatives à l’assassinat de Mikhaïl Frounzé… non sans la participation de Staline. Deux jours seulement après sa parution, la livraison de la revue Novy Mir (« Nouveau monde ») dans laquelle le texte parait est retirée de la vente. Pilniak, toutefois, s'en tire avec une « petite frayeur », comme on dit en russe : un violent article dirigé contre lui et son œuvre dans le numéro suivant du même Novy Mir. Rien de plus. En outre, en janvier 1927, la décision prise un an plus tôt de l'écarter de trois magazines littéraires est annulée. Et en 1929, il prend la tête de l'Union panrusse des écrivains.
C'est donc alors qu’il occupe ce poste important que Pilniak publie, cette même année 1929, L’Acajou, une nouvelle qui va provoquer un terrible scandale. Non pas, notons-le, en raison de l'essence même de l'œuvre, mais parce qu'elle vient d’être publiée par la maison d'édition de langue russe Petropolis dont la rédaction, dès 1922, a choisi de déménager de Saint-Pétersbourg à Berlin… ayant réussi, juste avant son départ, à faire paraître l’ultime recueil de Nikolaï Gumilev, paru du vivant du poète qui allait être fusillé le 21 aout 1921. Auparavant déjà, à Berlin, cette maison d'édition avait entre autres publié Tristia, un recueil de poèmes d'Ossip Mandelstam, Kolchan et À l'étoile bleue de Nikolaï Gumilev, des ouvrages d'Evgueni Zamiatine et bien d'autres encore.
Apparemment, Boris Pilniak n'a pas réalisé à quel point son pays a changé en très peu d’années : ce qui était acceptable en 1926 ne l'est plus en 1929. Une pluie de critiques s'abat donc sur lui, à laquelle participe jusqu’à Vladimir Maïakovski, et le seul fait que le livre ait été publié à l'étranger est assimilé à une trahison de la patrie (aujourd'hui, Pilniak serait certainement considéré comme un « agent de l'étranger »). En dépit de tout, Pilniak survit, bien qu'il soit démis de ses fonctions de président de l'Union panrusse des écrivains – laquelle Union est d’ailleurs bientôt liquidée en qualité d’organisation antisoviétique. Contrairement à Evgueni Zamiatine, l’auteur de Nous autres, un roman publié à Prague en 1929, destiné à fait scandale en Union soviétique et à inspirer à George Orwell son 1984, Pilniak ne va pas réussir à quitter son pays. Il n'échappe pas non plus à son funeste destin : le 28 octobre 1937, le voici arrêté pour association avec des trotskystes. Pilniak a beau fermement nier pareille accusation, il finit par avouer – sous la torture – travailler pour les services secrets japonais. Le 21 avril 1938, le collège militaire de la Cour suprême de l'URSS le reconnait coupable d’espionnage en faveur du Japon ; condamné à mort pour trahison, il est fusillé le même jour à Moscou, sur le tristement célèbre champ de tir Kommunarka. Précisons pourtant que, pour Pilniak, le début de sa fin tragique avait débuté avec L'Acajou. Ses quelques 40 pages avaient décidé de son destin.
Dans les commentaires de cette œuvre, il est souvent relevé que cette histoire conte comment les idéaux de la révolution furent brisés par la vie quotidienne sous la Nouvelle politique économique (NEP) instaurée en Russie en 1921 ; il est également noté qu'elle n'aurait pas dû être écrite en 1929. Peut-être bien qu’elle n'aurait pas dû être écrite, mais son thème principal me parait être autre : cette histoire montre la Russie comme un pays de fous de Dieu, voire d’imbéciles, propageant les idées les plus délirantes et y croyant eux-mêmes, vivant dans la pauvreté, buvant beaucoup d’alcool, divaguant sur des idées « en retard pour le train du temps ». Autant d’imbéciles que Pilniak les appelle les « bretzels de la vie quotidienne » (je me permets de croire que cette traduction est plus juste que « pâtisseries torsadées »).
Dans cette nouvelle, de nombreuses influences littéraires et autres sont immédiatement perceptibles : du Boris Godounov de Pouchkine, et de Moussorgski qui, dans son opéra, attribua un rôle si important à ce yourodivi, ce fol-en-Christ – aux Douze chaises d'Ilf et Petrov, publiées seulement deux ans plus tôt. Ne comptant apparemment pas sur le degré d'éducation de son lecteurscontemporain, Pilniak lui « mâche » tout le travail : à l’attention de qui n'a pas deviné que la ville où le tsarévitch Dimitri a été assassiné, ce « Bruges russe et Kamakura russe », est Ouglitch, le meurtrier Godounov, qui a enlevé la cloche de la tour de Spasskaïa, est directement mentionné à la fin de l'histoire. Sous le son des cloches retirées des églises, la ville vit aussi au XXe siècle, et ce tintement constant est l'une des raisons de la folie générale. Et le fait qu'Ostap Bender soit l'un des prototypes est clairement indiqué par le désir des frères Bezdetny (« sans enfants ») – ces "antiquaires" qui venaient dans la ville afin d’y acheter pour rien des meubles en acajou aux bourgeois ruinés – de collecter au moins la moitié de l'"ensemble". Gogol et ses noms de famille si parlants ne sont pas en reste : les anciens révolutionnaires qui rêvaient d'« allumer le feu de la révolution » s'appellent Ognev, Pozharov et Ozhogov – autant de noms qui dérivent du « feu ». On trouve aussi une allusion à Boulgakov – ce à travers les membres de la famille Skudrin qui se sont retrouvés de part et d'autre des barricades révolutionnaires –, et même à La Mouette de Tchekhov : Ozhogov, buvant de la vodka, parle à ses « camarades » de gens qui volent comme des oiseaux ; comme des aigles. Un clin d’œil au célèbre monologue de Nina Zarechnaïa !
La raison de ma chronique de ce jour étant la réédition de L’Acajou en français, je me dois de mentionner l’extrême difficulté propre à son style. Je n’évoque pas seulement la langue imagée de Boris Pilniak (exemple : « Kitaïgorod à Moscou était le fromage à vers des fols »), mais également l'abondance d'archaïsmes qu’il recèle. Ainsi, voici ce qui attend le lecteur au tout début de la nouvelle :
« Miséreux, devineux, mendigots, psalmodieurs d’antiennes, cagoux, errants, errantes, indigents, cagots, coquillards, prophètes, idiotes, idiots, fols-en-Christ, autant de synonymes, autant de pâtisseries torsadées et coutumières de la sainte Russie, gueux par la sainte Russie, stropiats ou aveugles diseurs de pieuses complaintes au nom du Christ, fol-en-Christ de la sainte Russie, ces pâtisseries torsadées ont orné depuis la naissance de l’État russien, depuis les premiers tsars, les Ivan, les us et coutumes d’un millénaire de Russie. Maintes et maintes fois historiens, ethnographes et écrivains russes ont trempé leur plume pour parler de ces innocents. Ces fous ou charlatans, les mendigots, les cagots, les prophètes, étaient considérés comme l’ornement de l’Église, la confrérie christique, les intercesseurs de l’univers, pour reprendre les termes de l’histoire et de la littérature classique ».
Ouuff ! Je vous assure que même un lecteur russophone doit se concentrer – voire consulter un dictionnaire – s’il veut tout comprendre.
Le texte, toutefois, a été traduit et préfacé par Jacques Catteau, professeur à la Sorbonne et l'un des plus grands spécialistes français de la littérature russe. Il ne fait donc aucun doute que les lecteurs francophones comprendront tout… et auront une devinette de plus à ajouter à la tirelire des énigmes de l'âme russe.
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