
Dès aujourd'hui, Vis et souviens-toi, le roman de Valentin Raspoutine réédité par les Éditions Noir sur Blanc (Lausanne), est disponible dans les librairies de Suisse, de France, de Belgique et du Canada.
La réédition de ce roman s'inscrit dans le cadre du projet intitulé « La bibliothèque de Dimitri », une initiative lancée en 2018, après que Vera Michalski-Hoffmann, à la tête de la maison d'édition Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, ait racheté le catalogue « Classiques slaves » de son défunt collègue Vladimir Dimitrijevic (1934-2011), fondateur de la maison d'édition L'Âge d'Homme. Pour rappel, ce catalogue comprend 600 chefs-d'œuvre littéraires, dont 250 russes. Depuis lors, sept à huit livres magnifiques, devenus depuis longtemps des raretés bibliographiques, sont réédités chaque année. C'est donc au tour du roman de Valentin Raspoutine intitulé Vis et souviens-toi (1974), pour lequel l'auteur a reçu trois ans plus tard le Prix d'État de l'URSS, d’être réédité. En URSS/Russie, précisons que ce roman a connu plusieurs dizaines de réédition. En 2008, un film du même titre, réalisé par Alexandre Prochkine, ouvrait le festival « Kinotavr » à Sotchi. Le réalisateur avait ajouté au roman « une touche personnelle » : à la fin du film, le spectateur était transporté en 1965, époque où Andreï Gouskov, le personnage principal, vieilli, vit seul dans un village autrefois peuplé. Un gardien de phare qui passe devant lui le félicite pour le 20e anniversaire de la Victoire. Valentin Raspoutine n'avait pas mis cela dans son texte. Vladimir Dimitrijevic, qui publiait, en 1990, l’ouvrage dans une traduction française due à Nathalie Domb, non plus. Et voici enfin sa réédition.

L’essence du livre se résume ainsi. Les Gouskov vivent dans le village isolé d'Atamanovka, sur la rivière Angara, en Sibérie. Andreï épouse Nastiona (diminutif d’Anastasia), une orpheline, avec laquelle il vit quatre ans avant Seconde Guerre mondiale, la Grande Guerre patriotique pour les soviétiques. Ils n'ont pas d'enfants. La guerre s’éclate, Andreï et plusieurs autres jeunes hommes du village sont envoyés au front. Il y sert jusqu'à l'été 1944, où il est grièvement blessé et envoyé à l'hôpital de Novossibirsk. Convaincu qu'après sa convalescence, pour peu qu’il ne soit pas réformé, il aura du moins droit à quelques jours de permission, Andreï est bouleversé et déçu lorsqu'à l'automne, il est renvoyé au front. Pour passer au moins une journée avec sa famille, il s'enfuit de l'hôpital et se rend à Irkoutsk, mais après quelques jours il comprend qu'il n'aura pas le temps de faire ce qu’il souhaitait et que, d’ors et déjà, il a commis un acte de désertion. Se cachant de tout le monde, il parvient peu à peu à regagner son village natal, où il est déjà recherché. Dans le froid glacial de l'Épiphanie 1945, Andreï parvient secrètement à Atamanovka, où Nastiona l'accueille et devient complice du forfait en cachant à tous la désertion de son mari. Peu après, Nastiona se rend compte qu'elle est enceinte. Chassée de chez elle par les parents de son mari et rejetée par ses concitoyens, elle se noie dans l'Angara.
Voilà pour l'histoire. À présent, pourquoi rééditer ce livre à ce moment précis ? « Je n'ai pas de réponse à cette question ! », me répond avec le sourire Marko Despot, le responsable de la collection « La bibliothèque de Dimitri » aux Éditions Noir sur Blanc. « J'essaie simplement de rééditer des livres qui ont influencé ma propre vie à un moment donné. Et le roman de Valentin Raspoutine, que j'ai lu à 16 ou 17 ans, en fait partie. Je me souviens très bien à quel point j'ai été bouleversé par l'histoire de ce déserteur qui, selon les concepts soviétiques, a trahi sa patrie pour sauver sa vie. »
Un héros déserteur ? Impossible, surtout en 1974, en pleine période de stagnation brejnévienne ! En effet, l'acte novateur d’écrivain Raspoutine consistait à aborder un sujet jusqu'alors tabou et à se pencher sur les sentiments ressentis par un « traître» – car c'est ainsi que les déserteurs étaient perçus en Russie. Et ils le sont toujours. Cette innovation a valu au roman des éloges enthousiastes de la part de personnes (et d'auteurs) aussi différentes que Viktor Astafiev et Alexandre Soljenitsyne, de même que du poète ukrainien Vasyl Stus, qui lut le roman pendant sa détention dans la région de Magadan.
Aujourd'hui, cinquante ans plus tard, en relisant le livre avec le recul des événements qui se sont produits depuis sa rédaction, ce qui semblait évident à première vue l’apparaît moins, et les accents se placent différemment. De fait, si l'on y regarde de plus près, il apparaît qu'Andreï Gouskov, qui s'est enfui de l'hôpital après quatre ans de guerre, n'est en rien un héros pour Valentin Raspoutine ; mon avis est qu’il est plutôt un anti-héros – donc en parfaite conformité avec la morale soviétique. Ce qui explique le Prix d’État.
Il ne faut pas tirer de parallèles entre cette guerre et la guerre actuelle, car ce sont deux guerres trop différentes. Et les déserteurs sont différents. Guskov ne s'est pas enfui pour des raisons humanitaires, idéologiques ou religieuses (« tu ne tueras point »), mais uniquement pour sauver sa peau. Sans se soucier le moins du monde du fait qu'il expose ainsi tous ses proches à la justice de son pays. Mais il n’y a pas que ça. Comment un homme qui bat sa femme parce qu'elle ne parvient pas à devenir enceinte peut-il susciter la sympathie ? (Il convient de rappeler, d'ailleurs, qu'à l'automne 1941, l'URSS avait instauré un impôt sur l'infécondité – impôt qui n'a été abrogé qu'en 1958 –, et qu'il n'existe toujours pas de loi contre les violences domestiques en Russie actuelle. Soyons juste: la Confédération avait promis aux victimes de violences domestiques un numéro d'appel pour demander de l’aide, le 142, en 2021 déjà. Mais quatre ans plus tard, ce numéro n'est toujours pas en service et les retards s'accumulent et la mise en service a été repoussée au 1er mai 2026.) Un homme qui, de plus, sur le chemin qui le mène vers « sa femme bien-aimée », ne dédaigne pas les relations avec Tania, une femme muette qui l'a recueilli à ses risques et périls, et qui ensuite rêve de la « tourmenter à plaisir, puis la prendre en pitié et la tourmenter de nouveau, elle supporterait tout et serait heureuse de la plus petite chose ». Oui, il reconnaît aussitôt qu'il « était indigne même de Tania », mais il est prêt à prendre ce péché sur sa conscience. Pourquoi ? Parce que « Tania était de toute façon blessée par le sort, on pouvait continuer à la blesser ». Une logique implacable, il n'y a rien à dire.
Gouskov ne se fait aucune illusion sur son propre avenir, ayant vu pendant la guerre des exécutions exemplaires sans jugement ni enquête. (« Andreï Gouskov le comprenait bien : le sort l’avait coincé dans une impasse. Devant lui, il y avait un certain parcours, très bref sans doute, au bout duquel il buterait contre un mur. Le retour en arrière n’était pas possible. Pas question. Et le fait même de ne pas pouvoir revenir sur ses pas dispensait Andreï de réflexions superflues. Il lui fallait vivre avec une seule pensée : advienne que pourra. »)
Cependant, Andreï n’a de la compassion que pour lui-même et justifie sa lâcheté par les circonstances – c'est-à-dire la guerre. « Je ne suis quand même pas un de ces salopards de Vlassov qui ont levé leurs armes contre les leurs. J’ai reculé devant la mort. Est-il possible qu’on n’en tienne pas compte ? Reculer devant la mort », répéta-t-il, satisfait de cette formule, et il s’extasia soudain : « Une telle guerre, et moi qui ai foutu le camp. Il faut le faire, bon sang ! » Non, l’auteur ne trouve pas son personnage sympathique, loin de là.

Il en va autrement de Nastiona, qu'il ne faut pas se précipiter de comparer à la Katerina Kabanova de L’Orage, d’Alexandre Ostrovski, même si leurs destins se ressemblent – les deux femmes finissent dans les fleuves, bien que différents. Le sort de Nastiona est typique de sa génération. « En 33, année de la grande famine, elle avait enterré sa mère dans leur village natal près d’Irkoutsk, et, pour éviter le même sort, Nastiona, âgée à l’époque de seize ans, pris sa petite sœur, Katia, qui en avait huit, et descendit le fleuve vers des villages, où, parait-il, la misère était moins grande. Leur père avait été tué encore avant, dans la première année trouble des kolkhozes, tué par erreur, disait-on. On en visait un autre, mais on n’avait jamais trouvé celui qui avait fait partir le coup ».
Voilà toute l'histoire. Le personnage de Nastiona rappelle celui de Varvara dans le film d'Andreï Smirnov Il était une fois une bonne femme : elle est animée par le même sentiment de désespoir. « De n’avoir pas d’enfant obligeait Nastiona à tout supporter. […] Nastiona endurait. Il est dans l’habitude de la paysanne russe d’organiser sa vie une fois pour toutes et de supporter tout ce qui lui arrive. En plus, elle croyait être coupable de sa malchance. Une fois seulement, quand, au nombre de ses reproches, Andreï lui dit quelque chose de vraiment impossible à supporter, vexée, elle lui rétorqua qu’après tout on ne savait pas qui était en cause, elle ou lui, car elle n’avait pas essayé d’autres hommes. Il la battit comme plâtre. »
Ah, cette endurance infinie des femmes russes, cette éternelle disposition à entrer dans une maison en feu, à arrêter au galop le cheval proverbial de Nikolaï Nekrassov et, d'une manière générale, à se sacrifier ! Même pour un homme qui ne lui donne pas le bonheur et qui ne cache pas son approche purement utilitaire à son égard. Est-ce vraiment une qualité ? Il y a matière à réflexion, dans laquelle on plonge tout en lisant les magnifiques descriptions de la nature sibérienne chère à l'auteur, et tout en compatissant avec la traductrice : de nombreux mots sont inconnus même pour une russophone.
Ce livre suscite également d'autres réflexions liées à la personnalité de Valentin Raspoutine lui-même, qui s'est rendu célèbre non seulement en tant qu'écrivain écologiste, pour employer la terminologie moderne, ou en tant que défenseur actif du lac Baïkal. Ce n'est un secret pour personne qu'avec l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, Valentin Raspoutine a adopté une position systématiquement antilibérale : de la condamnation du magazine libéral Ogonyok dans les pages de Pravda en 1989 au soutien des actions du président Poutine à l'égard de la Crimée et de l'Ukraine en 2014. En 1989, depuis la tribune du Premier congrès des députés du peuple, il déclarait : « Nous, Russes, considérons avec respect et compréhension les sentiments nationaux et les problèmes de tous les peuples et toutes les nationalités de notre pays, sans exception. Mais nous voulons que l'on nous comprenne aussi... ». En 2011, dans son livre Ces 20 années meurtrières, il a ouvertement reproché aux Juifs d’avoir fait de leur malheur national un business et a, au passage, critiqué la Suisse : « Les banques suisses, par crainte des Juifs, ont capitulé l'année dernière et seront contraintes de restituer l'argent dont les propriétaires sont décédés. » (Je n’ai pas besoin de vous rappeler la saga des « comptes non réclamés »). Valentin Raspoutine a également contribué à la création d'un journal orthodoxe et patriotique à Irkoutsk ; a pris la parole en faveur de Gennadi Ziouganov et du Parti communiste ; a publiquement exprimé son respect pour Staline ; a exigé des poursuites pénales contre les Pussy Riot... Raspoutine est décédé en 2015. Peut-on douter que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait soutenu la guerre actuelle, condamné ceux qui refusent d'y participer et reçu pour cela le Prix d’État ?
« Le crime et le génie étant deux choses incompatibles », écrit Pouchkine dans Mozart et Salieri. Il semble que ce soit l'un des rares cas où Alexandre Sergueïevitch se soit trompé. Valentin Raspoutine était-il un bon écrivain ? Sans aucun doute. Ses livres méritent-ils d'être lus ? Bien sûr. Mais en connaissant et en comprenant le contexte qui les a vu naître.