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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

08.05.2024

Je vous présente aujourd'hui Les Puits de Nuremberg, un roman publié en français par les Éditions Noir sur Blanc à Lausanne.

Il m’est très difficile d'écrire sur ce livre. Surtout ces jours, quand l'Europe célèbre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la Russie fête la fin de la Grande Guerre patriotique. À l'heure où les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient se poursuivent. Mais il est également impossible de ne pas en parler. Surtout ces jours…

Son auteur est un écrivain et journaliste polonais, Emil Marat. Philosophe de formation, il est diplômé de l'Université de Varsovie – fait qui, sans doute, a joué un rôle dans son approche de l'histoire de son pays. Une approche philosophique. Les thèmes de la trahison et de la vengeance, deux leitmotivs de son roman, s’avérant aussi importants en littérature qu'en philosophie.

Il n'est de pire péché que la trahison. Le grand philosophe Aristote et le grand poète Dante sont d'accord sur ce point, eux qui placèrent les traîtres au plus bas de l’échelle :  Aristote dans la neuvième catégorie de son Éthique à Nicomaque, et Dante dans le neuvième et dernier cercle de son Enfer.

Depuis les temps bibliques, il existe un débat sur la vengeance – « fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ». Un débat sur l'évolution de ce concept au fur et à mesure de l'évolution de l'humanité – si toutefois on accepte que l’humanité a réellement évaluée. Ainsi, jusqu'à l'affirmation bien connue selon laquelle « la vengeance est un plat qui se mange froid ». Caïn et Juda sont depuis longtemps devenus des noms communs.

Pour ce qui est de la trahison, je suis tout à fait d'accord avec les deux classiques cités. La question de la vengeance est plus complexe, et je ne me permettrai pas de dire que, comme il est indiqué au dos du livre, le roman d'Emil Marat « démontre que la vengeance, même quand elle s'oppose à l'impunité, est le contraire de la justice ». C’est justement le raisonnement sur ce thème à partir d'une situation réelle – en pesant le pour et le contre – qui constitue, à mon avis, l'intérêt principal du roman, et oblige le lecteur à réfléchir. À changer d'avis. À pencher d'un côté ou de l'autre. Tout est réel dans ces pages : les faits, les dates, les noms des personnages et les décisions qu'ils ont prises. Tout cela s'est réellement passé, aussi, grâce à cette authenticité, les événements dramatiques décrits n'étourdissent pas le lecteur au moment du dénouement, mais le tiennent en haleine tout au long du récit.

Comme vous l'avez compris d'après le titre de l’ouvrage, le sujet est lié à la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, malgré les horreurs qu’il décrit, Les puits de Nuremberg est étonnamment rempli de tendresse et de beauté – et ceci pas uniquement en raison de la présence de poèmes qui s’y trouvent reproduits ! Une traduction de psaumes, notamment, réalisée par le lauréat du prix Nobel de littérature d'origine lituanienne Czeslaw Milosz. Le roman est dédié aux poètes de Wilno, comme on appelait Vilnius jusqu'en 1939.

L'un des personnages principaux est Abba Kovner, né en 1918, fils d'Israel Mikhelevich Kovner, marchand de cuir et d'articles de maroquinerie. En octobre 1939, il est admis comme étudiant libre en première année de la Faculté des arts de l'Université Stefan Batory, laquelle a fonctionné à Wilno de 1919 à 1939. En janvier 1942, il devient l'un des dirigeants de l'« Organisation unie des partisans » créée dans le ghetto de Vilnius en sorte d’organiser l'autodéfense, le sabotage et – en cas de succès – de rejoindre les partisans et l'Armée rouge. Au cours de l'été 1943, à l'âge de 25 ans, il assume la mission de chef de la clandestinité. En septembre 1943, lors de la liquidation du ghetto, avec quelques combattants, Kovner se réfugie dans les forêts de Rudnik ; il y crée une unité de partisans juifs, composée de combattants du ghetto et de la brigade Nekam (Vengeance). Chaque membre de cette unité a perdu des proches, massacrés par leurs anciens voisins dans les villes occupées, brûlés dans les chambres à gaz, assassinés dans les camps de concentration... Tous veulent se venger – pour les leurs et pour les six millions de Juifs exterminés.

Le 27 février 1946, un autre membre de l'unité, le poète et romancier Avrom Sutzkever, est devenu le premier témoin juif au procès de Nuremberg. Auparavant, en septembre 1941, alors qu'il était enfermé dans le ghetto de Vilnius, il avait réussi à sauver les manuscrits et les livres de Tolstoï, Gorki et Sholem Aleichem, tous destinés à être détruits sur ordre des nazis. En 1944, il s’était rendu à Moscou, où il avait pris la parole lors du troisième plénum du Comité juif antifasciste, et rencontré Solomon Mikhoels, Boris Pasternak et Ilya Ehrenbourg. « J'ai prié pour que les sanglots et les cris des martyrs soient entendus à travers mes paroles », se souviendra-t-il plus tard, alors qu'il se préparait à prononcer un discours à Nuremberg.

Mais comment traduire en langage humain le texte des tracts distribués par les Lituaniens affirmant que « le Juif n'appartient à aucun peuple et à aucune communauté. Il n'a ni patrie, ni pays. Il restera exclusivement juif pour les siècles à venir » ? Comment convaincre ceux qui ne croient pas à l’existence des horreurs d'Auschwitz ? « Sur la planète Auschwitz, le temps était autre chose qu'ici sur Terre. Chaque fraction de seconde s'écoulait selon une autre échelle. Les habitants de cette planète n'avaient pas de nom, ils n'avaient ni parents, ni enfants. Ils n’étaient pas nés là-bas. Et ils n’y donnaient pas naissance. Ils respiraient même selon les lois d'une autre nature ; ils vivaient et mouraient suivant d’autres lois que celle de notre monde. Leurs noms étaient des numéros », écrira l'un des survivants à l’instant de décrire son expérience.

Quelle vengeance saurait-elle être proportionnelle à l'assassinat de six millions de Juifs ? Le meurtre de six millions d'Allemands, selon des membres de la brigade Nekam. Et qui d'entre nous ne pourrait les comprendre ? Qui d'entre nous n'a pas, à un moment de sa vie, voulu se venger de transgressions bien moins graves ? David Ben-Gourion, pourtant, n'était pas de cet avis : « Est-ce que la mort de six millions ressuscitera six millions ? Non ? Alors, je ne suis pas intéressé », disait-il. Mais comme il n'était encore que le futur Premier ministre d'Israël, l’on n'était pas obligé de l'écouter.

Oui, la vengeance est un plat qui se mange froid, et c'est pourquoi la réalisation du plan fut entretenue pendant de nombreux mois. Le « plan A » était en préparation : empoisonner l'eau de Hambourg, Munich, Francfort et Nuremberg. Au cas où il ne pourrait être réalisé, un « plan B » était en réserve : la liquidation des prisonniers SS dans les camps alliés.

Le 13 avril 1946, trois membres du groupe empoisonnent le pain de 12 000 prisonniers de guerre allemands – pour la plupart des SS, détenus dans le camp de prisonniers de guerre du Stalag 13, près de Nuremberg. Plus de 2 200 d’entre eux furent affectés et 207 hospitalisés, mais il n'y eut aucun décès. Quelques jours de diarrhée de deux mille assassins peuvent-ils être considérés comme une juste rétribution pour les six millions de morts ?

Les deux premiers plans n'étaient pas destinés à être réalisés, et ceci en raison de la trahison d'un initié. Les « vengeurs » n'ont jamais su qui était ce traître qui sauva de la mort des millions d'Allemands, pensant ainsi sauver du péché les âmes juives.

« Vous vivez car nous vous avons permis vivre. […] Nous voulions vous prendre vos maris, vos femmes, vos pères et de vos vieilles mères pour que le monde aveugle voie comment vous souffrez et comprenne comment nous souffrons, pour que vous vous sentiez comme nous, nous qui sommes passés de la vie à la mort, à cette mort qui n’arrive pas, mais qui est sans cesse présente, qui veille dans nos poitrines et qui jamais, jamais ne nous quittera, nous et nos enfants. L’horreur et l'agonie perpétuelle ne nous quitteront jamais. […] Nous vous faisons don de la vie. Puisse-t-elle durer. »

C'est par ces mots déchirants que commence le livre. Il aurait pu se terminer par eux. Que signifie s'abstenir de se venger ? Est-ce un signe de lâcheté, une tentative de tendre l'autre joue ? Ou s'agit-il d'une démonstration de la plus grande magnanimité, dont seuls les plus sages et nobles sont capable ? Ceux qui sont convaincus de leur bon droit et de leur supériorité morale peuvent-ils se permettre de s'arrêter pour sortir du cercle vicieux sanglant que constitue « œil pour œil, dent pour dent » ? C'est à chacun de trouver la réponse à cette question des plus difficiles.

« Ce dont on ne se souvient pas n'existe pas », a dit l'un des survivants de cette histoire. Se souvenir est nécessaire pour éviter que les horreurs se répètent. Mais où trouver un remède à l'amnésie de masse ?

Il est des choses qui ne se pardonnent pas. Une trahison en est une. Quand bien même on s’y efforce sincèrement, elles restent pour toujours au fond de notre cœur. Comme le dit si bien un ami : « Je vous pardonne, mais je garde la liste ».

Quant à la vengeance, s’en abstenir est un privilège des gens heureux. Notre bonheur rongera à jamais ceux qui nous veulent du mal. Soyons donc heureux, mes chers lecteurs, déversons nos marmites du bonheur autours de nous, et c’est ainsi que périront nos ennemis. Dans des souffrances terribles.

22.04.2024
Les Nabokov sur le paquebot Liberté

Selon la tradition, marquant l'anniversaire de la naissance de Vladimir Nabokov, je souhaite partager avec vous une information peu connue à propos de cet écrivain dont une citation figure sur la page Facebook de Nasha Gazeta : « Tout ce que je possède, c'est ma langue ».
 
Pour les amateurs de l'œuvre de Vladimir Nabokov, Nasha Gazeta reste une véritable mine de trésors tant nous avons publié de choses à son sujet. De choses et de photos rares. Parmi les publications les plus récentes, accessibles en français, je noterai celle consacrée à l’exposition de la Fondation Jan Michalski et celle sur la lecture de Lolita en Iran.
 
Mais aujourd'hui, j’aimerai donner la parole, non pas tant à Vladimir Nabokov, qu'à son épouse, Vera Evseevna Slonim (1901-1991), car il est bien connu que derrière chaque homme qui réussit se cache une femme aimante et sage. Hélas, pas tous les hommes qui réussissent comprennent cela et l'apprécient. Nombreux sont ceux qui, ayant réussi, remplacent leur femme dévouée par une épouse "trophée" – nullement issue d'un grand esprit, bien entendu. Nabokov, quant à lui, était très intelligent, il suffit de lire son remarquable Rire dans la nuit.
 
Lui et Vera s’étaient rencontrés à Berlin, en mai 1923, lors d'un bal de charité organisé par le journal d’émigration russe Roul – émigration efface certaines barrières sociales. Elle fait le premier pas et devient celle à qui tous les écrits de l'écrivain vont être désormais dédiés – jusqu'à sa mort à lui, à Montreux, en 1977. Outre son rôle de muse, elle aura également rempli les fonctions de dactylo, secrétaire, agent littéraire, archiviste et même chauffeur – Nabokov n'ayant pas de permis de conduire.
 
Est-il possible d'imaginer une preuve plus convaincante de l'intimité entre un homme et une femme qu'un journal écrit à quatre mains ? Je pense que non, et c'est de ce genre de journal que je vais vous parler maintenant.
 
   « Publié pour la première fois, ce journal, dont l'original est gardé à la Berg Collection de la New York Public Library, constitue la plus grande partie des notes personnelles rédigées à quatre mains sur un petit agenda perpétuel par Vladimir et Vera Nabokov en juin 1951, interrompu, puis repris sept années plus tard par Véra, au moment de la parution de Lolita aux États-Unis. Pour marquer cette césure temporelle dans le carnet, Nabokov inscrira a posteriori la mention "Hurricane Lolita" sur la page qui ouvre la reprise de 1958 » ; tel est ce qu’expliquent dans une préface très instructive les chercheurs Yannicke Chupin et Monica Manolescu, qui ont préparé pour la publication l'édition française (traduction de Brice Matthieussent) du journal dans laquelle les textes de Vera sont rendus en caractères droits et ceux de Nabokov en italiques. Le premier texte qu'ils ont ensemble partagé fut rédigé le 20 mai 1958 à Ithaca, État de New York, et le dernier – inachevé – fut inscrit de la main de Vera le 26 septembre 1959. Trois jours plus tard, les Nabokov embarquaient à New York sur le paquebot Liberté et commençaient une nouvelle vie rendue possible par l'énorme succès de Lolita.

On pourrait s'étonner de ce que ce journal fragmentaire ait survécu. Il est connu que Vera Evseevna était une personne discrète, secrète même, qu'elle évitait les questions "personnelles", et qu'après la mort de l'écrivain elle prit soin de détruire tous les textes qu'elle lui avait écrit. Le volume des Lettres à Vera ne contient que les lettres que Vladimir lui adressa, mais non ses réponses à elle. On peut comprendre cette réticence à mettre des lettres personnelles – avec les pensées et les sentiments personnels qui y sont exprimés – à la disposition du regard d'étrangers toujours curieux, quoique pas toujours bienveillants. Mais il faut en conclure que les fragments de journal qui subsistent ne sont pas le fruit du hasard.
 
Quoi qu'il en soit, il est très intéressant de lire ces notes, car elles lèvent le voile sur cette partie de la vie de l'écrivain (et de son entourage) qui n'est généralement pas visible pour le lecteur : l'organisation de la journée de travail et des loisirs, les relations avec les éditeurs et les traducteurs, les soucis pour le fils et la famille restée en Europe, les contacts amicaux et professionnels, les réflexions sur tout... Mais l'écrivain est aussi un être humain, et sa vie ne peut se résumer aux « pensées élevées ». Et voilà donc que nous apprenons non sans sourire que, par exemple, Jean-Jacques Demorest, un collègue de Nabokov à l'université de Cornell, a apporté au couple « une truite fraîchement pêchée », que leur fils Dimitri est satisfait de ses leçons de tennis et, immédiatement après, que des étudiants de Cornell ont été indignés par l'interdiction des fêtes d'appartement ; ou que Nabokov a refusé d'écrire un article sur l'obscénité pour le Times Magazine ; ou encore qu’ à la fin du mois de janvier 1959, il était très occupé à travailler à un commentaire sur l’épopée russe intitulée Le Dit de la campagne d’Igor.
 
Avec les Nabokov, le lecteur entreprend un voyage fascinant à travers les États-Unis, admirant la beauté de ses espaces, parcourant des centaines de kilomètres à la recherche de papillons, discutant des détails domestiques de chaque hôtel et se réjouissant du fait que Lolita soit devenu un best-seller en un temps record, bien que le roman ait été interdit au Canada et à Paris. Nous découvrons que l'Anglais Minton est un excellent éditeur – ce qui n'est pas le cas de ses collègues français. Nous découvrons la délicatesse de Nabokov, qui a toujours peur d'offenser quelqu'un par inadvertance, les démêlés avec un certain Warren, qui a écrit une ballade musicale intitulée Lolita et qui exige l'exclusivité des droits d'utilisation de ce titre, ainsi qu'un coup de téléphone d'Hollywood proposant une adaptation cinématographique du roman, suivi de calculs complexes des droits d'auteur. L'amour pour son mari et l'inquiétude pour lui transparaissent dans chaque mot de Véra ; elle s'inquiète non seulement pour Vladimir Vladimirovitch, mais aussi pour ses personnages.
 
« J'aimerai pourtant que quelqu'un remarque la tendre description de l'impuissance de cette enfant, sa pathétique dépendance envers le monstrueux Humbert Humbert, et son courage déchirant tout au long, culminant dans ce mariage sordide mais essentiellement pur et sain, et sa lettre, et le chien... »
 
À travers tous ces sujets littéraires et quasi-littéraires, perce la personnalité de Véra – peut-être contre son gré – de par son sens de l'humour et de la dignité, ses remarques peu flatteuses sur Le Docteur Jivago, biffées dans le journal mais rétablies dans l'édition, ses positions de principe sur un certain nombre de questions importantes pour elle, y compris la question juive – Véra Nabokova-Slonim n'ayant jamais caché ses origines.
 
« Je déteste les gens qui "se mettent en avant", et voir des Juifs le faire me dégoûte encore plus – car notre honneur nous oblige à ne pas cautionner le préjugé selon lequel il s'agirait d'un trait typiquement juif. Dieu sait que j’ai connu un nombre considérable de Juifs très dignes, fiers et modestes – mais qui les remarque ? Ce sont les A. et tous leurs semblables qui sont responsables de cette généralisation dont pâtit tout le peuple juif ».
 
Comme vous voyez, aucun des thèmes n'a perdu de sa pertinence. La lecture de ce journal n'en sera que plus intéressante.
 
 
 

16.04.2024
(DR)

Le Palace, la comédie noire de Roman Polanski ayant eu don de susciter les réactions polaires, est sortie sur les écrans suisses – d'abord dans la partie alémanique et maintenant en Romandie. L'accueil réservé a provoqué notre curiosité.

 Depuis 2009, soit à peu de choses près depuis le début de l'existence de Nasha Gazeta, je suis la triste saga du célèbre réalisateur franco-polonais Roman Polanski : le 26 septembre de cette année-là, la police procédait à son arrestation quasiment à même le tapis rouge du Festival du film de Zurich où il devait, le lendemain, recevoir un prix pour sa contribution à l'art. La cérémonie s’était alors vue reportée : c’est qu’en 1978, accusé d'avoir violé une jeune fille de 13 ans, Polanski avait dû quitter les États-Unis pour Londres, puis pour la France. Or il s’avérait que l'affaire n'était pas close et qu’un mandat d'arrestation, émis par un tribunal américain il y a plus de 30 ans, était toujours valable, de sorte que la police suisse le plaçait en détention. Depuis lors libéré, Polanski ne se sent pas pour autant le bienvenu en Suisse. C'est du reste pourquoi il a refusé de participer au Festival international de Locarno en 2014.

 Le choix du lieu de tournage de son dernier film, Le Palace, n'est sans doute pas fortuit : c'est à Gstaad, l'une des stations de montagne suisses les plus en vogue, que le réalisateur dut passer près d'un an en résidence surveillée, en attendant que justice soit faite. On pourrait même penser que sa satire de la société locale constitue sa petite vengeance ; auquel cas, personne ne pourrait lui reprocher de ne pas maitriser son sujet.

  Le tournage, qui s'est donc déroulé à Gstaad, fut promptement expédié : de février à juin 2022. La “première” eut lieu hors compétition lors de la 80e Mostra de Venise en 2023. Le film reçut une ovation de trois minutes. Le 28 septembre de la même année, il sortait en Italie et le 3 octobre il était présenté au Festival du film de Zurich. Il a ensuite pu être visionné en Pologne, en Russie, en Hongrie, en Lituanie et en Bulgarie. Dans le même temps, il ne se trouvait aucun distributeur aux États-Unis ni en Grande-Bretagne : il est possible que leurs experts n'aient vraiment pas aimé le film (le critique de Time Out a dit de lui : "Eurotrash hotel farce - an absolute stinker") ; peut-être aussi a-t-il déplu pour des raisons morales – les critiques d'art se prennent parfois pour des puritains ! Cela dit, si l'on en croit la RTS, lorsque le film a été projeté fin 2023 à Gstaad, il a attiré un nombre record de spectateurs au sein du cinéma local. Apparemment, les habitants ont un bon sens de l'humour et comprennent qu'« il ne faut pas blâmer le miroir (lire : le réalisateur) quand... ». Et ainsi de suite, selon le célèbre texte de Gogol.

(DR)

 En général et à mon humble avis, le film s'inspire beaucoup de Gogol, et ceci outre les « noms de famille parlants » tels que Bill Crush. Tout comme dans la comédie Le Révizor, où l’ensemble de la noblesse d'une ville de province apparaît au spectateur, ici, c'est la noblesse internationale qui est montrée. La variété des clients de l'hôtel le plus chic de la station est aussi internationale que les acteurs qui interprètent leurs rôles. L'allemand Oliver Masucci est magnifique dans le rôle du directeur de l'hôtel Hansueli Kopf ; la star française Fanny Ardant dans celui de la marquise qui ne dédaigne pas la compagnie d'un plombier polonais, reconnaissable grâce aux vielles affiches de l'UDC n'ayant rien perdu de leur pertinence. L'Anglais John Cleese est splendide dans le rôle du milliardaire Arthur William Dallas III, 97 ans, venu à Gstaad pour célébrer son premier anniversaire de mariage avec sa plantureuse épouse de 22 ans, Magnolia : hélas le cœur du gentleman flanche au moment le plus "romantique", ce qui ne n’empêche pas la heureuse élue de faire tout ce qu'il faut pour obtenir l'héritage. Le Portugais Joaquim de Almeida est très convaincant dans le rôle du chirurgien esthétique Dr Lima, dont la femme souffre d'Alzheimer ­– ce qui, probablement, est le meilleur moyen à sa disposition pour se débarrasser des mondaines vieillissantes qui persécutent son mari. L'artiste uruguayen Luca Barbareschi est incomparable dans le rôle de l'ancienne star du porno Bongo. Non moins impressionnant, l'ancien boxeur professionnel américain Mickey Rourke, devenu star du cinéma, incarne le rôle d'un escroc patenté qui refuse de reconnaître son fils conçu dans une ville tchèque, qui lui ressemble pourtant comme deux gouttes d'eau. Bien sûr, au nombre des invités, il y a aussi des Russes – des hommes riches (interprétés notamment par Alexander Petrov) et leurs campagnes de pacotille, débarquant au Gstaad Palace fort de valises pleines de dollars. À ce sujet, d’'ailleurs, certains critiques ont reproché au cinéaste qu'« il n'y a plus de Russes comme ça ». C'est ma fois vrai, mais, d’une part, l'action se déroule à la veille de l'an 2000 et, d’autre part, à présent qu'il est devenu plus difficile d'établir des relations avec les banques européennes, n'est-il pas pensable de les voir ressusciter ? L'ambassadeur russe et son épouse sont eux aussi reconnaissables ­– c'est d’ailleurs Madame qui figure sur l'affiche du film, le visage affaissé dans son assiette. En descendant dans le bunker pour réceptionner les précieuses valises, son mari lui a pourtant demandé de « garder le contrôle », mais elle n’a pas pu empêcher – cela arrive !

(DR)

 Oui, toute cette ménagerie humaine est réunie dans un luxueux hôtel pour fêter l'an 2000, le début du nouveau millénaire, alors que – souvenez-vous – beaucoup prédisaient la fin du monde ou un bug technologique universel. Tous sont riches, et chacun a ses particularités et exigences : de l'herbe fraîche dans la neige, sans laquelle le chien nain de la Marquise ne peut faire ses besoins, au pingouin vivant commandé par un milliardaire pour sa femme. Mais tout le monde n'est pas venu pour les vacances. Billy Crush profite de son séjour en Suisse pour monter une escroquerie financière avec l'aide de son banquier Caspar Tell (un autre nom de famille parlant) : se trouvant par hasard dans un milieu qui n’est pas le sien, ce dernier se révèle tout aussi corrompu que les autres… ce n'est qu'une question de prix.

 Connaissant assez bien Gstaad et son beau monde, j’ai copieusement ri en regardant le film. Jusqu'à ce que Boris Eltsine apparaisse à l'écran, annonçant qu'il quittait le pouvoir et le cédait à Vladimir Poutine. Aujourd'hui, 24 ans plus tard, Vladimir Poutine est toujours « à la télé ». Peu de choses ont changé au Gstaad Palace également, où on déroulera toujours le tapis rouge devant les riches Russes et exaucera tous leurs souhaits, même les plus absurdes – le prestige du service suisse oblige !

(DR)

 Bien sûr, ce film est une caricature cruelle et tous les personnages sont laids – sinon physiquement, du moins moralement. Mais si Umberto Eco a pris la peine d’écrire un fort volume sur l'histoire de la laideur dans l'art, pourquoi ne pas consacrer un film de deux heures à ce sujet dans la vie réelle ? D'ailleurs, de tels "personnages" existent vraiment. Vous ne me croyez pas ? Essayez de fêter le prochain réveillon du Nouvel An au Gstaad Palace.

(DR)
 
05.04.2024
Nicolas de Stael. Agrigente, 1953/1954. Suisse, collection particulière Photo Thomas Hennocque © 2023, ProLitteris, Zurich

En collaboration avec le Musée d'Art moderne de Paris, la Fondation de l'Hermitage à Lausanne vous invite à une rétrospective d'une figure emblématique de la scène artistique de l'après-guerre.
 
Le 16 mars 1955, Nicolas de Staël ferme la porte de son atelier d'Antibes, monte sur la terrasse et se jette dans le vide… il a quarante-et-un ans. Son dernier tableau, Le Concert, reste inachevé. Il est de couleur rouge, nerveux comme la mer où flottent des instruments de musique. Le spectateur s'y noie, s'y perd. Le tableau excite, surprend par sa taille inhabituelle, son style et ce rouge ardent et fascinant. Pourquoi cette couleur rouge ? Pourquoi, après des années d'abstraction, le retour à la figuration ? Pourquoi cet artiste au sommet de sa gloire a-t-il décidé de se suicider ?
 
Le Concert se trouve au musée Picasso d'Antibes, et toutes ces questions auxquelles nous ne trouverons guère de réponses sont posées dans l’ouvrage Ce rouge incandescent d’Aurélia Cassigneul-Ojeda ; celle-ci n’est ni historienne de l'art ni d'origine russe, mais simplement une institutrice française fascinée par l'œuvre du « petit prince » de Saint-Pétersbourg qui a échappé aux horreurs de la révolution de 1917 et a immortalisé la beauté de la Méditerranée. « C’est la nuit à Antibes et la ville est tranquille. Pas un bruit dans la rue de Revely qui surplombe l’atelier <> Assis dans son atelier, un homme n’entend rien, ne voit rien de tout cela. Il range et trie. Il écrit. Des lettres. <> Toute la journée, il s’est battu avec une toile. Elle est géante et rouge. Il est géant et gris. Ivre de désespoir. » Le livre est paru l'année dernière, à l'occasion de la rétrospective Nicolas de Staël au Musée d'Art moderne de Paris, qui a connu un grand succès. Il est désormais disponible à la boutique de la Fondation de l'Hermitage à Lausanne, où l'exposition parisienne sera montrée jusqu'au 9 juin.
 
Comme il est aisé de trouver des biographies de Nicolas de Staël, je me contenterai ici de rappeler quelques faits essentiels. Prénommé Nicolaï à sa naissance, le futur peintre naît le 5 janvier 1914 à Saint-Pétersbourg dans une famille riche de la noblesse : son père, le baron Vladimir Staël von Holstein, issu d'une ancienne famille balte, est général de l'armée russe et dernier commandant de la forteresse Pierre-et-Paul ; sa mère, Lioudmila Berednikova, a grandi dans une célèbre famille d'éditeurs de Saint-Pétersbourg et est une parente du compositeur Alexandre Glazounov. Après la révolution bolchevique, le baron von Holstein est contraint de se cacher avec femme et enfants dans la maison de Glazounov pendant quinze mois, et ce n'est qu'en 1919 qu'ils réussissent à émigrer en Pologne.
 
Le calme relatif ne dure pas longtemps : en 1921, le chef de famille meurt ; un an plus tard, c’est au tour de sa femme de décéder, et les enfants se retrouvent orphelins. Heureusement, ils sont adoptés par les Belges Emmanuel et Charlotte Fricero, qui les élèvent comme leurs propres enfants et leur donnent une bonne éducation. Il est à relever que les parents adoptifs ont conservé le nom de famille et le titre baronnial des enfants et qu'ils ont veillé à ce que ceux-ci n'oublient pas leurs racines : un professeur de russe leur enseigne la langue, on leur lit à haute voix des œuvres de la littérature russe, et lorsque Nicolas montre des dispositions pour la peinture, les parents adoptifs créent les conditions nécessaires pour qu'il puisse développer son talent.

La première exposition de Nicolas de Staël a lieu à Bruxelles en 1936, où l'influence des abstractionnistes est perceptible et où sa propre personnalité pittoresque se fait immédiatement remarquer. Une autre exposition marquante a lieu en 1944 dans Paris occupé : Jeanne Boucher, propriétaire d'une célèbre galerie, décide d'organiser une exposition semi-illégale où les œuvres de Nicolas Staël sont exposées à côté des tableaux de Kandinsky et de Picasso. Après la libération de la France, de telles expositions deviennent régulières, et le nom de Nicolas de Staël prend place au même rang que des maîtres reconnus. Bientôt la renommée de l'artiste dépasse largement les frontières de la France. Après l'exposition de 1953 à New York, où ses 25 tableaux exposés sont tous vendus, de Staël devient millionnaire : la conclusion d'un contrat avec le célèbre marchand d'art américain Paul Rosenberg, grand-père de la vedette de télévision française Anne Sinclair, a contribué à accroître sa fortune.
 
Pourquoi donc tomber dans la dépression ? Le 16 mars 1955, dans la rue Revely à Antibes, un riverain de passage découvre le corps sans vie de l'artiste. Bien que le rapport de police évoque "un acte de désespoir", nul soupçon d’un acte impulsif : la veille de sa mort, Nicolas de Staël est allé consulter un avocat pour savoir comment ses enfants seraient pris en charge au cas où il lui arriverait quelque chose. Une rare preuve de responsabilité.
 
En quinze ans de vie artistique, Nicolas de Staël a réalisé plus d'un millier de tableaux, dont certains sont aujourd'hui estimés à plusieurs millions de dollars. L'une de ses dernières œuvres, Nu couché, a été vendue pour plus de 7 millions d'euros en 2011. Mais, comme c'est souvent le cas avec les prophètes, en particulier en Russie, ce n'est qu'en 2003 qu'une grande exposition de l'artiste a finalement eu lieu à Saint-Pétersbourg.
 
Beaucoup d'hypothèses existent sur les raisons de son suicide – qui resteront toutefois des hypothèses… L’unique chose qui semble claire est qu’un succès extérieur ne donne pas nécessairement la paix intérieure – dont l'absence est démontrée par les peintures de Nicolas de Staël. Le rouge, toujours le rouge…
 
PS Après la publication de l’annonce de l’exposition en russe, j’ai reçu ce message d’un lecteur inconnu. Je le partage avec vous comme tel, accompagné d’une vidéo.
 
«Bonjour, Mme Sikorsky, j'espère que vous allez bien. On m'a conseillé de vous contacter au sujet de ma découverte. J'ai trouvé dans mes archives familiales des instructions détaillées de Nicolas de Staël pour décrypter ses peintures.
Mon grand-père Jean Quéré était ami avec Nicolas qui lui a confié un secret selon lequel ses peintures étaient cryptées avec sa signature qu'il utilisait comme mécanisme générateur de ses peintures. Il lui a donné la « clé » pour déchiffrer son code. Une fois que vous avez vu la clé, il est impossible de ne pas la voir. J'ai joint une photo d'un de ses chefs-d'œuvre "Composition 1950" que j'ai mise en évidence pour que vous puissiez voir clairement sa signature qui regardait tout le monde en face tout le temps et personne ne le savait ! Les autres ne sont pas si évidents et nécessitent la clé qui se présente sous la forme d'un paysage marin codé dans lequel il suffit d'aligner le modèle algorithmique pour déchiffrer sa signature codée dans ses tableaux. <> Il a également utilisé la forme de sa signature comme son « nombre d'or » personnel pour ses peintures. L'algorithme qu'il utilise pour sa signature est irréfutable. Il utilise également divers symboles pour les lettres, un symbole intelligent est un pentagone qui représente la lettre « E » car « E » est la cinquième lettre de l'alphabet, et les pentagones ont cinq côtés.

Une vidéo brève que j'ai réalisée et qui révèle son code à l'aide de la clé. »

La voici. Bon visionnage.


 

27.03.2024
Photo © Nashagazeta

Le 6 avril 2024, le pianiste russe Vsevolod Zavidov, âgé de 18 ans, remplacera à Bâle Khatia Buniatishvili dans le Premier Concerto de Piotr Tchaïkovski, accompagné par l’Orchestre philharmonique de Taiwan.

« Read my lips ! » comme l’aurait dit un président américain. « Ce garçon ira loin. » Nous avons entendu Vsevolod (“Seva” pour les proches) Zavidov pour la première fois lors d'un récent concert de la classe de Nelson Goerner. Depuis le début de l'année académique en cours, c'est-à-dire à partir de septembre 2023, le musicien originaire de Moscou étudie au Conservatoire de Genève. Il ressemble physiquement à Evgeny Kissin dans ses jeunes années : même chevelure bouclée, même discours solide surprenant pour son âge, concentration absolue sur la musique, polyvalence des intérêts et profondeur de la pensée. Intriguée, j’ai eu envie d’en savoir plus et vous présente aujourd’hui le récit de notre conversation.

Vsevolod, vous êtes né à Moscou en 2005 dans une famille qui ne pratiquait pas la musique, mais dans une interview, vous avez déclaré que dès votre plus jeune âge vous faisiez tout « en musique ». Comment cela ?

Enfant, on m'a enseigné beaucoup de choses : le dessin, l'écriture… et j'ai même participé à des olympiades de mathématiques jusqu'en sixième. Je n'avais pas d'objectifs musicaux. Mais lorsque ma mère et moi allions quelque part en voiture, nous écoutions toujours les disques de Sviatoslav Richter, par exemple. En outre, nous habitions rue Granovski, l'internat de l'École centrale de musique était visible depuis notre fenêtre, et c'est dans cette école que je suis entré... Depuis lors, nous allions assez souvent au festival de Verbier et au festival d'opéra de Vérone – ce sont mes préférés.

Dans les familles de musiciens, il est courant de faire vérifier l'oreille d'un enfant dès son plus jeune âge et de le "guider" ensuite en fonction des résultats du test. Qui donc a aidé vos parents à reconnaître votre talent, et comment avez-vous été admis à l'École centrale de musique du Conservatoire d'État de Moscou Tchaïkovski, où vous avez étudié dès l'âge de quatre ans dans la classe de la professeure Tamara Koloss ?

Lors d'une rencontre fortuite entre ma mère et une inconnue dans un club de sport, il s'est avéré que l'École centrale de musique était "juste à côté" de chez nous – la fille de cette femme y étudiait. De retour à la maison, ma mère a raconté cette histoire à notre nounou géorgienne, qui a immédiatement réagi : "Comment est-ce possible ? Un garçon de bonne famille ne joue ni du violon ni du piano ! Qu'il devienne avocat plus tard, mais au moins quelque chose..." Et à l'École centrale de musique, le système est tel que l'on ne passe pas directement à l’étude d’un instrument ; on y étudie d'abord le solfège et la rythmique. Nous étions en novembre, l'année scolaire avait commencé. Mais lorsque ma mère est allée se renseigner, on lui a dit : "Si c'est un garçon, venez !" Il y avait alors une pénurie de garçons.

Vous avez donc été accepté sur la base de votre sexe, ce qui est si pertinent de nos jours ?

C'est exact. Et j'ai choisi le piano.

Vsevolod, les gens qui ne comprennent pas à quel point la profession de musicien est ingrate, à quel point elle est difficile, à quel point il est dur d’atteindre l'Olympe et combien il est facile d'en tomber risquent de vous envier. Parlons-en.

Quant à la profession et ainsi de suite... Le mot "carrière" n'est pas un bon mot, mais "réalisation de soi" est pire encore. Mes parents avaient envisagé mon éducation de manière très large – j'étais inscrit à Eton, mais cela n'avait pas de sens. Grâce à leur approche, je m'intéresse à beaucoup de choses. Je pense qu'il faut se considérer non seulement dans un paradigme professionnel, mais aussi dans le paradigme de la génération, si tant est que l'on puisse parler de notre génération de cette manière. Lorsque vous lisez les journaux intimes de Prokofiev, vous vous rendez compte que cette génération-là exigeait bien davantage de tout le monde que quelque chose de momentané, et elle a fini par s'imposer d'elle-même. Il y avait un certain code culturel, il y avait de la dignité. C'est ce que j'ai toujours cherché à obtenir.

Vous avez atteint l'Olympe très tôt : vous avez fait vos débuts dans la Grande salle du Conservatoire de Moscou à l'âge de huit ans, et à l'âge de onze ans, vous avez remporté le Concours international de piano pour débutants aux États-Unis et avec ce prix – un concert au Carnegie Hall de New York. À quoi cela ressemblait-il ?

J'ai joué mes trois premières notes dans la Grande salle du Conservatoire de Moscou encore plus tôt : il s'agissait de deux morceaux de Schumann, d’une durée de quelques minutes, dans le cadre d'un test scolaire. Environ six mois plus tard, je suis remonté sur scène. Le fait est que pour moi, à cette époque, la Grande salle du Conservatoire ne constituait pas un temple –c'est ainsi que beaucoup de gens la considéraient à l'époque soviétique. J’en suis conscient aujourd’hui, mais ne m'en rendais pas compte à l'époque ; et j'ai donc joué le concerto de Mozart avec l'orchestre de l’École en toute tranquillité.

En ce qui concerne le Carnegie Hall, le programme surpassait, je pense, ce dont j'étais capable à l'époque. Le plus dur a été d'apprendre l’Andante maestoso, le célèbre thème de Casse-Noisette transcrit par Mikhail Pletnev, en trois semaines environ. En outre, j'ai joué la Fantasia de Mozart, une pièce de Haydn, Schumann, Chostakovitch... J'étais terriblement nerveux et je ne me souviens de rien : ni de mon entrée en scène, ni de la sortie, ni des applaudissements – seulement de l'espace devant la porte de la scène avec quelques papiers collés sur le mur.

Après ces premiers succès grandioses, n'est-il pas difficile de grandir encore ? Vers quoi tendre, à quoi rêver ?

Revenons au code culturel des générations. Il y a encore beaucoup de place pour la croissance. Je me considère comme un Russe ; je vois comment les Russes vivaient au XIXe siècle – une certaine partie d'entre eux avec laquelle nous communiquons spirituellement –, et il paraît évident que cela vaut la peine de faire des efforts. Interpréter les Douze études d’exécution transcendante de Liszt n’est peut-être pas un objectif de vie en soi, mais il peut s'agir d'une étape professionnelle. La musique russe, à mon avis, exige une plus grande consolidation de la pensée, et donc plus de travail.

Vous n'avez guère eu à vous plaindre en Russie : vous avez effectué de nombreuses tournées, en 2017 vous vous êtes produit deux fois avec l'Orchestre de chambre d'État "Moscow Virtuosi" sous la direction de Vladimir Spivakov, en interprétant le Premier concerto pour piano de Chostakovitch ; vous avez été autorisé à partir à l'étranger sans aucun problème... Pourtant, vous avez décidé de partir. Pourquoi ?

Il y a plusieurs façons d'aborder cette question, la principale étant que la plupart des gens partent pour revenir. Et je suis de ceux-là : physiquement, je serais parti quel que soit le contexte historique, mais spirituellement, je ne suis pas parti. La tragédie, c'est que la Russie telle que je la conçois n'existe pas. Et je ne peux pas dire que je la connais bien – je connais trois ruelles du centre de Moscou. Je peux voir tous les habitants de “ma” Russie à l'extérieur, là où la plupart d'entre eux se trouvent aujourd'hui.

J'étais à Moscou la veille du Nouvel-An et je pense que j'ai visité tous les bons endroits. Pourtant, j'ai eu l'impression d'une fête au milieu de la peste et de l'absence de quelque chose qui était là auparavant. Certains étrangers, une fois arrivés, ne se rendent peut-être pas compte de ce qui se passe là-bas. Pour toucher “mon” Moscou, il faut entrer dans trois ou quatre appartements, les regarder, s'en imprégner... Mais je n'ai absolument rien à y faire maintenant, et il n'y a aucune raison d’y donner des concerts. Ce n'est pas le moment.

Pourquoi avez-vous décidé de vous installer à Genève ? Est-ce lié à l'obtention du Prix spécial Georges Lebanson au 76e Concours international de Genève en 2022 ?

Ce n'est absolument pas lié au concours. Je ne connaissais pas très bien la Suisse, à l’exception du festival de Verbier. Mon père venait ici pour son travail. Mais lorsqu'on choisit un lieu d'études, on ne s'adresse pas à un pays ou à une organisation, mais à un professeur en particulier. Il se trouve qu'une vieille amie de notre famille, la professeure Dina Parakhina du Royal College of Music, m'a donné deux conseils qui ont changé ma vie : elle nous a d'abord donné le numéro de téléphone de Tatiana Abramovna Zelikman, mon professeur à Moscou, et, il y a un peu plus d'un an, celui de Nelson Goerner. Après mon premier cours avec lui, j'ai su que je viendrais m’installer ici.

En effet, vous avez étudié avec Tatiana Zelikman à l’École Gnessine pendant cinq ans, puis avec Nelson Goerner depuis plus de six mois. Pouvez-vous comparer les écoles, les approches, les styles de communication ?

J'étudie toujours avec Tatiana Abramovna, et nous ne nous sommes jamais séparés. À Moscou, j'ai étudié à l'École centrale de musique et à l’École Gnessine. Ce n'est pas seulement la rue Vozdvijenka qui les sépare, mais quelque chose de bien plus grand : elles ont des approches très différentes. Pour moi, Tatiana Abramovna Zelikman est bien plus qu'un professeur. Elle et son mari, le professeur Vladimir Manulirovich Tropp, sont les représentants d'une génération, d'une intelligentsia supérieure, de sorte que je pourrais ne pas apprendre uniquement la musique avec eux. Lorsque je suis à Moscou, je vais immédiatement jouer pour elle ; et j'essaie de la rencontrer lorsqu'elle est en Europe – elle voyage malgré son âge avancé –, et nous nous rencontrerons bientôt en Italie, où elle donnera des master class. Je ne connais aucune autre personne dotée d'une telle énergie.

Nelson Goerner est un homme d'une autre génération, il a une école très différente, une approche beaucoup moins historicisée. Les idéaux de Tatiana Abramovna ont été laissés quelque part derrière elle, bien qu'elle vive absolument dans le présent : elle mesure tout le monde à l’échelle de Horowitz, Cortot, Schnabel, Rachmaninov... En même temps, étrangement, je trouve très peu de dissonances entre ce qu'elle m’a dit – et continue de me dire – et ce que me dit Nelson Goerner. J'aime beaucoup étudier avec lui, je suis plus proche de lui en âge, mais Tatiana Abramovna fait partie de ce code culturel moscovite dont je ne peux pas m'éloigner, il est en moi pour toujours. Il est tout à fait naturel pour moi de vivre dans ces deux paradigmes.

Au cours de l'été 2022, vous avez participé au festival Stars of the White Nights et, au théâtre Mariinski, à une série de concerts dédiés au 140e anniversaire de la naissance d'Igor Stravinsky. En décembre de la même année, vous avez participé au festival Mariinski. Tout cela sur invitation de Valery Guergiev, qui est devenu persona non grata en Occident après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Vous rendez-vous compte qu'il peut y avoir des questions à ce sujet ?

Oui, je m'en rends compte. Il me semble qu'il y a des individus – la liste est très courte – qui, malgré les apparences, sont au-dessus de tout contexte. Une partie importante de la ville de Saint-Pétersbourg vit spirituellement grâce au théâtre Mariinsky, qui ne pourrait pas exister sans Valery Guergiev. Il me semble que tout le monde en Russie n'a pas besoin d'être absolument vilipendé – même s'ils sont très peu nombreux. Je pense que maestro Guergiev est l'un d'eux, car il porte beaucoup sur ses épaules. Très peu de gens sont capables de faire cela. Il a choisi la voie du compromis, de l'abandon d'une partie de son renom autrefois glorieux au profit du processus musical. Je pense que ce processus et ce qu'il vit sont très éloignés de ce qui l'entoure réellement.

Le 16 février 2024, jour de la mort d'Alexei Navalny, nous nous sommes rencontrés lors d'un rassemblement sur la place des Nations à Genève. Qu'est-ce qui vous a poussé à venir sur cette place ?

Alexeï et Ioulia Navalny sont pour moi de grands rêveurs. Et je suis moi-même un rêveur. De plus, pour moi, ils sont les symboles d'une Russie inébranlable. Pour cela, je les respecte beaucoup. J'ai vécu dans le contexte de la radio libérale Ekho Moskvy depuis ma plus tendre enfance, j'ai appris l'existence de Navalny après les manifestations sur la place Bolotnaya et je suis passé par plusieurs étapes dans ma propre attitude à l'égard d'Alexeï, ce qui n'a en rien affecté le profond respect que j'éprouve pour lui, pour sa capacité à rêver et à faire partager son rêve à un grand nombre de personnes.

Qu'est-ce que la musique pour vous en général ?

La musique peut être très diverse : contextuelle, non contextuelle et supra-contextuelle. Son pouvoir absolu réside dans sa capacité à communiquer sans aucune traduction. Alors que certaines peintures peuvent être difficiles à comprendre sans explication, cela ne vaut pas pour la musique. La musique peut vivre de l'immense talent de l'interprète, cela arrive. Dans la musique, comme dans la vie, il y a deux paradigmes : dois-je être acteur ou metteur en scène, et qu'est-ce qui est le plus important pour moi – la vérité/la liberté ou la beauté/l'esthétique ?

Si dans la vie, on peut parfois se permettre de fuir la vérité au profit de l'esthétique et de la beauté, dans la musique, il faut plus souvent choisir la vérité et être un metteur en scène.

Il me semble qu'en littérature, Pouchkine et Shakespeare sont supra-contextuels, et qu'en musique, il y a des phénomènes similaires. La plus grande difficulté de notre profession est d'équilibrer la vérité et la beauté. Le pianiste Rachmaninov en était capable ; les finesses de son style et son émotivité sont ahurissantes, tout en restant dans des limites bien définies. On trouve parfois du sarcasme dans la musique, et il est très important chez Rachmaninov, Stravinsky et Chostakovitch. Le sarcasme est un bon moyen de concilier l'esthétique et la vérité.

Le 6 avril, vous jouerez à Bâle le Premier concerto de Tchaïkovski, une œuvre qui n'est pas seulement belle, mais qui est aussi, pour la culture russe, un point de repère. Qu'en pensez-vous ?

Cette musique est phénoménale et exige une grande force morale. Tchaïkovski possédait certainement cette force, même si, dans la première version, il considérait ce Concerto comme une œuvre plus chambriste. Cette grande force se ressent dans sa musique, ainsi que la grande épaule de la Russie, quelle qu'elle soit, sur laquelle il pouvait s'appuyer.  À mon avis, il est faux de dire qu'il y a un impérialisme dans cette musique. On y trouve plutôt une puissance, une fierté, une fébrilité qui n'existent peut-être plus aujourd'hui. Cette musique a été utilisée de tant de manières différentes – quelqu'un a même fait de la gymnastique sur cette musique dans les années 1960 ! Van Cliburn l'a jouée à Moscou en 1958 et, selon les témoignages, ce concert est devenu quelque chose de plus que ce qu'il était réellement : il est devenu un symbole. Il m'est difficile d’en juger : en écoutant un enregistrement de Cliburn, je n’y perçois rien de tel, mais les gens qui l'ont entendu en concert disent que ce fut un événement marquant de leur vie. Et le concert d'Horowitz à Moscou en 1986 a probablement été le meilleur concert de l'histoire de l'humanité tout court ! Je comprends toutes les émotions, mais pour que les gens puissent écouter cette musique d’une telle manière, il aurait fallu les torturer pendant les cinquante années précédentes. Peut-être que dans quelque temps cela pourrait se reproduire, mais aujourd'hui, c'est impossible.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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