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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

16.02.2024

Il y a environ une heure, le département du service pénitentiaire fédéral du district autonome de Yamalo-Nenets a annoncé que Alexeï Navalny, qui purgeait une peine de 19 ans pour avoir organisé une "communauté extrémiste", était décédé le 16 février dans la colonie pénitentiaire n° 3.

"Dans la colonie pénitentiaire n° 3, le condamné Navalny A.A. s'est senti mal après une promenade et a presque immédiatement perdu connaissance. Le personnel médical de l'établissement est arrivé immédiatement et une ambulance a été appelée. Toutes les mesures de réanimation nécessaires ont été prises, mais elles n'ont pas donné de résultats positifs. Les médecins ambulanciers ont constaté le décès du condamné. Les causes du décès sont en cours d'établissement", indique le rapport de la FSIN.

Selon certaines sources, la mort de M. Navalny serait due à un caillot de sang. Le 14 février, l'attachée de presse de l'homme politique, Kira Yarmysh, a indiqué que Navalny avait été placé dans une cellule d'isolement punitif, SHIZO, pour la 27e fois au cours de son incarcération. Les habitants de Genève ont pu voir ce SHIZO de leurs propres yeux la Place des Nations. L'imagination peindra cette pièce dans la colonie "Loup polaire" de Kharp, à 60 kilomètres au nord du cercle polaire.

Il y a un an et demi, lorsque je vous ai parlé du film "Navalny", récompensé par un Oscar, j'ai écrit écrit : "Malgré tout ce que l'on peut contester chez Navalny, on ne peut s'empêcher d'admirer son courage, qui frise à la fois l'insouciance et le fatalisme. Car pendant que nous le regardons, en croquant du pop-corn, il est en prison. D'une certaine manière, pour chacun d'entre nous".

Aujourd'hui, il a donné sa vie pour chacun d'entre nous. Alexeï Navalny avait 47 ans. Sa mort était, hélas, prévisible - les vautours laissent rarement leur proie s'échapper de leurs serres. Le peuple russe appréciera-t-il ce sacrifice ?

09.02.2024

Le livre Russie, mon pays bien-aimé, écrit par une ancienne journaliste de Novaya Gazeta et publié en traduction française par les Éditions Noir sur Blanc, a été présenté au Club suisse de la presse le 7 février. Depuis lors, il est disponible dans les librairies suisses et françaises.
 
« Qui est-ce ? » ; « J'ai déjà entendu ce nom quelque part » ; « Est-elle encore en vie ? » – telles ont été les réactions de certaines de mes connaissances apprenant que j'allais rencontrer Elena Kostioutchenko. Tout d'abord : oui, heureusement, elle est vivante ! Et à la question « Qui est-ce ? », voici la réponse : Elena Kostioutchenko est une intrépide journaliste russe. Elle est née en 1987 à Yaroslavl, à 250 km de Moscou, au sein d’une famille pauvre – parfois, il n'y avait rien à manger à la maison. À l'âge de neuf ans, elle commence à chanter dans une chorale, gagnant alors trente roubles par représentation. Puis elle se lance dans le journalisme pendant ses études secondaires et publie dans le journal régional de Yaroslavl Severny Krai. Après avoir découvert les articles d'Anna Politkovskaïa, elle décide de faire du journalisme son métier et de travailler – « un jour » – pour la Novaya Gazeta. Un rêve devenu réalité ! Un an après avoir déménagé à Moscou en 2004 et s'être inscrite à la faculté de journalisme de l'Université d'État de Moscou, Elena est nommée envoyée spéciale pour sa publication préférée, privilégiant le journalisme d'investigation. Elle écrit sur la tuerie du village de Kushchevskaya ; sur les mères des enfants tués à Beslan ; effectue des reportages sur les villageois de la route de Sapsan ; sur les adolescents vivant dans l'hôpital abandonné de Khovrinskaya ; sur les prostituées de rue ; sur les toxicomanes…
 
Militante du mouvement LGBT, Elena Kostioutchenko participe, en 2014, à l'enquête sur les Russes tués lors de la bataille pour l'aéroport de Donetsk et réalise des reportages sur les champs de bataille d’Ukraine. En 2022, elle couvre – sur place – l'invasion de l'Ukraine par la Russie et reçoit des menaces de mort. Elle survit à un empoisonnement ; à une grave dépression nerveuse ; à une émigration forcée. Et continue de travailler. Qui rencontrerait Elena dans la rue, hors contexte, ne penserait jamais que dans cette jeune femme à l'allure fragile et aux yeux bleus d'Alyonushka – le personnage d’un conte russe – se cache un caractère trempé. Une conviction inébranlable dans la justesse de la voie choisie.
 
Prenant connaissance de Russie, mon pays bien-aimé, d'abord en russe puis en français, je n'ai pu me débarrasser d’une certaine impression de « déjà lu ». Non pas dans le sens où Elena Kostioutchenko se serait permis de plagier un autre ouvrage (!), mais dans le sens de parallèles avec la pièce de théâtre de Maxime Gorki intitulée Les Bas-fonds. La différence fondamentale étant que dans le cas de Gorki, il s'agit d'une œuvre de fiction ; la pièce, bien que basée sur l'expérience personnelle de l'auteur, fut écrite pour le théâtre. Pour être jouée par des acteurs. Russie, mon pays bien-aimé est, pour sa part, un recueil d'articles dont la plupart ont été publiés au fil des années dans la Novaïa Gazeta, et dont les personnages sont des gens bien réels qui vivent près de nous, mais restent souvent « dans les coulisses » de la vie, si l'on s'en tient à la terminologie théâtrale.
 
Après la présentation au Club suisse de la presse, j’ai discuté avec Elena Kostioutchenko de ce qui a changé et de ce qui n'a pas changé en Russie au cours du dernier siècle et quart ; des illusions à jamais perdues et des espoirs encore chauds.
 
Elena, en 2006, après l'assassinat d'Anna Politkovskaïa, le président russe Vladimir Poutine a déclaré que « son influence sur la vie politique russe était minime ». Ses assassins n'ont jamais été retrouvés, et notre pays favori est toujours en tête du classement des décès de journalistes. La bande annonce placée sur la couverture de l'édition française de votre livre indique : « L'héritière d'Anna Politkovskaïa ». Partout dans le monde, le journalisme est considéré comme le « quatrième pouvoir ». À votre avis, quel est son rôle dans la Russie moderne ?
 
Je ne considère pas le journalisme comme le quatrième pouvoir : je ne peux pas dire pour le monde entier, parce que je n'ai pas vécu et travaillé suffisamment à l'étranger pour comprendre comment il fonctionne là-bas ; mais en Russie, la chose est certaine. Je ne crois pas à la mission du journalisme. Nous fournissons des informations aux gens de la même manière que nous leur livrons de la nourriture ou des vêtements s'ils les commandent.
 
Mais l'information est-elle un produit essentiel ?
 
Oui, parce qu'elle aide les gens à se faire une idée du monde ; à s'y retrouver et à prendre de bonnes décisions. Il s'agit donc d'un bien essentiel, mais d’un bien tout de même. Cependant, si nous supposons que le journalisme a un objectif plus important, plus noble, je pense qu'il s'agit de créer des liens invisibles entre les gens ; de les rendre moins étrangers les uns aux autres. Ces liens invisibles sont ce qu'il y a de plus durable sur terre. C'est en tout cas ce qui s'est passé dans ma vie. Lorsque tout ce qui la constituait s'est effondré, il n’est plus resté que les gens et leurs mains qui me soutenaient. Lorsque j'ai écrit ce livre, je voulais qu'une prostituée russe sur le bord de l'autoroute et une Suissesse sortant le soir dans son jardin pour fumer une cigarette se comprennent.


 
L'année dernière, le livre a été publié en russe par Meduza, la maison d'édition indépendante avec laquelle vous avez commencé à coopérer après la suspension de la Novaya Gazeta, et a été sur-le-champ épuisé. Cependant, un très court résumé a été laissé sur le site web, résumant votre ouvrage comme étant une histoire de « comment le fascisme a germé dans la Russie de Poutine ». Êtes-vous d'accord avec cette définition ?
 
Oui. Effectivement. C'est un livre qui raconte comment le fascisme a germé, s'est développé et a finalement donné un fruit en forme de guerre ; mais il raconte aussi comment les gens vivaient pendant que ce fascisme se développait. Le fascisme est une chose effrayante ; il est de plus effrayant de le discerner et de reconnaître sa présence ; il est bien plus facile de le nier jusqu'au bout. Bon nombre de personnes pensaient que le fait que notre pays était en guerre contre le fascisme lui donnait une sorte d'immunité. Il s'avère que ce n'est pas vrai : il n'y a pas d'immunité.
 
Les textes rassemblés dans le livre ont été publiés dans Novaya Gazeta au cours de différentes années, mais ils ne sont pas présentés dans l'ordre chronologique. Y a-t-il un sens à cela ?
 
Oui. Outre les textes publiés dans Novaïa Gazeta, ce livre contient mon histoire personnelle transversale, laquelle n'a été publiée nulle part ailleurs. Lorsque j'ai réfléchi à la manière d'organiser ces différents textes, je me suis rendue compte que je ne devais pas suivre une chronologie, mais une sorte de logique interne : chaque chapitre a son propre thème, qui permet de comprendre comment le fascisme est apparu en Russie. Je me suis rendue compte que je partageais beaucoup de traumatismes avec mes personnages.
 
Lisant votre livre, je n'ai cessé de penser à la pièce Les Bas-fonds, que nous avons tous étudié à l'école soviétique. Ses héros, vous vous en souvenez, sont des gens qui ont sombré et qui ont été brisés par la vie : des pauvres, des voleurs, des prostituées... Pourquoi êtes-vous également attirée par cette couche particulière de la société, qui est considéré comme inférieure par les gens bien-pensants ?
 
Je ne considère pas qu'il s'agisse de la couche inférieure de la société. Je ne pense pas que la hiérarchie dans la société soit utile, et j'essaie de m'en éloigner autant que possible – à la fois dans le livre et dans la vie. Malheureusement, notre société est extrêmement hiérarchisée, comme en témoignent les héros que nous entendons le plus souvent dans les médias. J'ai toujours voulu parler à ceux à qui personne ne veut parler, car ce sont eux qui peuvent nous dire comment les choses fonctionnent. Et parce que ce sont ces exclus du système qui en connaissent la vérité.
 
Lorsque Les Bas-fonds a été jouée en 1902, au Théâtre d'art de Moscou, la pièce a été considérée comme révolutionnaire, car elle appelait à sortir de la cave, c'est-à-dire à se libérer. Mais comment peut-on se libérer si « des sentinelles gardent ma fenêtre jour et nuit » ? Pourtant, la pièce a été jouée et a continué à être jouée. Un parallèle étonnant avec le présent – à cette différence qu'aujourd'hui des pièces similaires, et même des pièces beaucoup moins "révolutionnaires", sont retirées du répertoire et leurs auteurs condamnés. Cela nous permet-il de parler de régression, même par rapport à la Russie tsariste ?
 
Je ne pense pas qu'il y ait de linéarité dans ce qui se passe. C'est là que réside la difficulté de comprendre la situation. Nous voyons une sorte d'archaïsme sauvage qui remonte à la surface, mais il est surtout dicté par la peur : dans une société répressive, il est particulièrement effrayant d'être extrême. L'autocensure commence à fonctionner. Ce phénomène est également difficile à expliquer en Occident, où l'on a l'impression que Poutine siège au Kremlin et qu'il appelle personnellement tout le monde pour donner des instructions. Par exemple à un directeur de théâtre. Le problème, c'est que Poutine n'est pas seulement assis au Kremlin, il est assis dans le cœur et la tête de beaucoup de gens, et ce Poutine intérieur est « toujours avec vous », dirigeant vos pensées et vos actions. C'est effrayant.
 
Dans la pièce de Gorki, il y a Luke, qui promet à tout le monde un « avenir radieux ». Dans la Russie d'aujourd'hui, ce rôle est tenu par le gouvernement dirigé par le président Poutine, qui ne cesse de nourrir la population de promesses. Ce n'est un secret pour personne que, de retour en URSS après un traitement à l'étranger, Gorki lui-même a interprété son œuvre comme étant dirigée contre les mensonges réconfortants. Mais que faire si la majorité des habitants de la Russie continue à consommer des mensonges, à chanter – au sens figuré, bien sûr – la chanson qui résonne dans la pièce :
 
Garde-moi comme tu veux,
Je ne m'enfuirai pas.
Je voudrais être libre.
Je ne peux pas briser les chaînes.

Comment ne pas penser au poète Nikolaï Nekrasov ; à son « ce gémissement s'appelle une chanson » ? Comment se fait-il que beaucoup d’entre nos concitoyens non seulement ne peuvent pas, mais souvent ne veulent pas briser leurs chaîne…, continuant à penser que, comme vous l'écrivez, Poutine les protégera ?
 
Je ne pense pas qu'il faille généraliser ; en outre, la croyance en des mensonges réconfortants est une caractéristique qui s’applique partout dans le monde – et non pas seulement en Russie. Malheureusement, pour beaucoup de gens, un mensonge réconfortant loge dans l'idée répandue par la propagande officielle, selon laquelle que la Russie est exceptionnelle ; elle est censée avoir une mission spéciale. L'aspiration à une mission est une chose que nous avons héritée de l'Union soviétique. Ma mère l'a héritée et je l'ai héritée – même si je n'ai vécu que trois ans en URSS. C'est une autre chose qu'il est difficile d'expliquer en Europe : pourquoi ne pouvons-nous pas simplement vivre bien, sans « une mission », sans un sens ? Le "sens " offert par la propagande ne semble pas exiger d'effort : vivez votre vie, écoutez votre chef et remplissez-vous du sens que donne la guerre : « nous combattons le fascisme ». Les gens qui croient à ces absurdités ne le font pas parce qu'ils ont une bonne vie et beaucoup de ressources : si vous avez besoin d'un "analgésique" aussi puissant, c'est que votre douleur est constante et insupportable. Je suis très fier des Russes qui rejettent ce mensonge.
 
La propagande officielle prétend que le 80 % de la population russe est favorable à Poutine. Des sondages sociologiques plus subtils montrent que le 15 % des gens soutiennent sans réserve la guerre, que le 15 % s'y opposent activement et que les 70 % restants la tolèrent. Ils la tolèrent parce qu'ils ne voient aucun moyen de s'y opposer ; aucun moyen de changer la réalité. C'est avec eux que nous devons travailler en premier lieu – pour leur montrer un moyen de sortir de l'impasse apparente. Nous tous, Russes, souffrons du traumatisme de l'impuissance, dont nous devons nous débarrasser.
 
L'annexion de la Crimée, puis les événements qui ont suivi et qui ont culminé le 24 février 2022, ont divisé la société russe, révélant non seulement un fossé générationnel, mais encore un véritable fossé psychologique, mental, entre personne du même âge, conduisant à des conflits dans de nombreuses famille. À des querelles entre amis de longue date. Votre propre famille en est un exemple. Après la Crimée, « un monstre est sorti de maman », avez-vous écrit dans votre livre, et vous venez d'annoncer avec joie que le point de vue de votre mère sur la guerre commence à changer, mais qu'elle ne sait pas quoi en faire. Comment avez-vous réussi à la faire changer d'avis ?
 
Cela ne serait pas arrivé si nous ne nous étions pas tant aimés ; si nous n'avions pas été prêts à ne pas renoncer l'une à l'autre. Pour ma part, j'ai décidé que je n’abandonnerais pas ma mère à Poutine : si j'avais rompu avec elle, comme beaucoup de gens que je connais l'ont malheureusement fait, elle n'aurait plus qu'un poste de télévision et Poutine au milieu. Le miracle, c'est qu'elle n'était pas prête à m'abandonner non plus, et nous avons discuté pendant deux ans. Elle a fait un effort gigantesque pour m'entendre, pour me comprendre, pour continuer à me parler malgré la douleur. C'était très difficile pour moi aussi : parfois, en l'écoutant, j'avais l'impression d'écouter la télévision.
 
Il est étonnant de constater à quel point, au sein de notre société, les personnes ne sont plus préparées à s'entendre les unes les autres. Je suis persuadée que de nombreuses catastrophes auraient pu être évitées si, lors du soi-disant « consensus de Crimée », nous – la minorité qui ne soutenait pas l'annexion – ne nous étions pas enfermés dans notre supériorité morale, mais avions continué à parler et à écouter. Je ne sais pas si cela nous aurait sauvés, mais cela en valait vraiment la peine.
 
L'une des héroïnes de votre livre, Maria Markovna, qui a survécu à la tristement célèbre « affaire des médecins » en 1952, dit à votre mère: « Arrêtez votre fille. Elle ne sait pas ce que c'est que d'être un ennemi de l'État ». Vous considérez-vous comme un ennemi de la Russie ?
 
Je ne me considère pas comme un ennemi de la Russie, mais je suis sans aucun doute un ennemi du régime actuel de l'État russe. Je pense que Poutine est un ennemi de la Russie, son traître : profitant de la confiance qui lui a été accordée, il a conduit le pays à la guerre, au fascisme. J'espère qu'un jour il sera étiqueté comme tel – un ennemi de notre peuple.
 
Certains pensent que pour survivre à la crise et ne pas périr, mais "rebondir", il est nécessaire de toucher le fond. Pensez-vous que la guerre en Ukraine est devenue le fond qui déterminera le développement futur de la Russie ?
 
La guerre en Ukraine n'est pas un fond, c'est un abîme dans lequel nous tombons. Le régime actuel ne peut pas évoluer. Pour que le cours du développement de la Russie change, il doit y avoir une révolution, et elle ne se produira que si nous la préparons. Il ne s’agit pas là d’un phénomène atmosphérique, elle ne se produira pas d'elle-même.
 
Le fait que la beauté ne sauve pas le monde, plaidé par Dostoïevski, semble avoir été prouvé. Dans la conclusion de votre livre, vous parlez du salut par la parole – ce qui m'a beaucoup touché. Comment pouvons-nous faire en sorte qu’une parole d'amour soit plus forte qu’une parole de haine ?
 
L'amour en général est plus fort que la haine, il est plus fort que la mort. Il est très important de ne pas confier son amour à des politiciens qui imposent leur compréhension de ce que signifie aimer la Russie et son peuple. Il est nécessaire de ressentir cet amour dans son cœur et d'aimer activement – au moyen de l’action. C'est cet amour qui l'emportera !
Le mot est l'une des dimensions de la réalité, mais ce n'est pas la seule ; et même nous, ceux qui écrivent, devons bien nous rendre compte qu'un mot ne suffit pas.

05.02.2024
Babi Badalov devant son oeuvre au MCBA (DR)

Le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne invite à la première exposition personnelle en Suisse d'un artiste et poète atypique né en Azerbaïdjan.

À quoi le Suisse moyen associe-t-il l'Azerbaïdjan ? Au conflit du Haut-Karabakh ; cela, bien que la plupart des gens n’aient qu’une vague idée de l'endroit où se trouve cette région et du problème qu’elle pose. Aux stations-service SOCAR disséminées dans tout le pays. Certains ont assisté à un concert de jazz, d'autres à une exposition de tapis. Il y a ceux qui ont entendu parler des Jeux européens qui se sont déroulés à Bakou en 2015, ou de la délicieuse cuisine locale. Beaucoup de gens savent que l'Azerbaïdjan est un pays riche grâce à ses ressources naturelles. Mais l'art de Babi Badalov sera certainement une découverte pour la plupart des visiteurs. Pour moi aussi, cela a été une découverte, et je suis heureuse de partager mes impressions.

Babi Badalov – de son vrai nom Babakhan – est né en 1959 à Lerik, petite ville azerbaïdjanaise proche de la frontière iranienne, dans le district de Talysh. Les Talysh, dont la mère de Babi, sont un peuple iranien et les habitants indigènes de Talysh (Talyshistan), région située sur la côte sud-ouest de la mer Caspienne, divisée entre l'Azerbaïdjan et l'Iran actuels. La plupart des Talysh vivent dans la partie nord (azerbaïdjanaise), une minorité vivant dans la partie sud (iranienne) de la région. De 1974 à 1978, Babi a étudié à l'Académie des Beaux-Arts de Bakou, qui était alors encore un collège. 

(DR)

Après avoir servi deux ans dans l'armée encore soviétique, Babi Badalov s'est installé en 1980 dans ce qui était alors Leningrad : ses proches en Azerbaïdjan, ayant appris son orientation sexuelle non traditionnelle, ont menacé de le tuer et lui ont demandé de ne pas déshonorer sa famille. À Leningrad, il a rejoint la clandestinité artistique et est devenu membre de l'Association non officielle des beaux-arts expérimentaux. Depuis lors, il a participé à de nombreuses expositions en URSS et à l'étranger. Dans les années 1990, peu après avoir créé son œuvre Once I wanted to write a very big picture, Badalov a mystérieusement disparu de Leningrad. Qu'est-ce qu'un véritable artiste sans une part de mysticisme ? Bien sûr, j’ai pensé sincèrement qu'après un si long moment, il me raconterait ce qui lui était arrivé à l’époque. Mais non, il n'a pas voulu entrer dans les détails, même aujourd'hui, se contentant de dire qu'il était parti par peur : "Être gay, et du Caucase en plus, c'était trop dangereux", dit-il en montrant son nez proéminent d'un geste expressif. J’ai trouvé ces informations exhaustives.

(DR)
Cependant, tout s'est bien terminé : après des séjours en Russie, aux États-Unis et au Royaume-Uni, Badalov s'est installé en France, où il a obtenu l'asile en 2011 et la citoyenneté en 2018. "Je ne comprends pas pourquoi on continue à m'appeler artiste azerbaïdjanais ou même réfugié : après tout, c'est du passé !", s'indigne-t-il sincèrement. Eh bien, que faire, il y a des journalistes sans scrupules.

Quant à la créativité, ce n'est un secret pour personne : en 2007, il a été attiré par le célèbre commissaire d’expositions moscovite Viktor Miziano, qui avait été conservateur au musée Pouchkine pendant dix ans avant de devenir le directeur du Centre d'art contemporain de Moscou. En 2010, Badalov a participé à la "Manifesta 8" à Carthagène (Espagne), à "The Watchmen, the Liars, the Dreamers" à Paris et à "Lonely at the Top (LATT) : Europe at Large #5" au Musée d'Art contemporain d'Anvers.

(DR)
Parmi les récentes apparitions publiques de l'artiste, citons ses expositions personnelles "To Make Art to Take Clothes Off" au MUSAC, Musée d'Art Contemporain de Lyon (2017), "For the Wall for the World" au Palais de Tokyo de Paris (2016) et "Partisanisme" à la Tensta Konsthall de Stockholm (2016). Parmi les expositions de groupe et les biennales, citons « When Faith Moves Mountains » au PinchukArtCentre de Kiev (2022), la 5e Biennale de Rennes (2016), la 11e Biennale de Gwangju (2016), la 6e Biennale de Moscou (2015), la 15e Biennale de Jakarta (2013) et Manifesta 8 (2010). Les œuvres de Badalov font partie des collections du M HKA (Musée d’Art contemporain) d'Anvers, du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid, du Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, du Stedelijk Museum d'Amsterdam, du MUSAC de Lyon et du CNAP de Paris. En 2019, son travail a été présenté dans l'exposition collective "Hotel Europa : Their Past, Your Present, Our Future" à l'Open Space for Experimental Art à Tbilissi et dans des expositions individuelles à Bruxelles et à Utrecht. L'année dernière, la première exposition personnelle de l'artiste a eu lieu au Kazakhstan, à la galerie Aspan d'Almaty. Elle présentait une installation monumentale spécifique au site, assemblée à partir des œuvres de l'artiste créées au cours des deux années précédentes. L'exposition s'intitulait "To see, To read, To tell" (Voir, lire, raconter), et il convient de prêter attention à la composante "verbale et parlante", pour ainsi dire, de ce titre.

Oui, Badalov est beaucoup plus connu en tant que peintre qu'en tant que poète, bien que dans son œuvre la primauté du mot sur l'image soit remise en question pour les mêmes raisons que la primauté de l'œuf sur la poule. Ses poèmes sont peu connus – "Il faut les arracher à moi-même comme un amour passé, car ils n'intéressent personne", déplore-t-il, mais il écoute néanmoins mes protestations farouches et parfaitement sincères. En son temps, à Leningrad, Babi Badalov, dont le russe n'est pas la langue maternelle, a gagné un concours de poésie à Pushkinskaya 10 – beaucoup de mes lecteurs russophones se souviennent de ce centre d'art non-conformiste, créé dans une maison qui avait été relogée pour d'importants travaux de rénovation. Son amour pour la langue russe emplit toutes ses œuvres et jaillit de lui.

– Bonjour, Babi !

– Oh ! Tu parles russe ! – Un sourire heureux se dessine sur son visage. – C'est ma langue préférée, il n'y a pas de langue plus belle au monde !

Photo © NashaGazeta

Son apparence est... artistique : pull orange, sac à bandoulière, chaussures bi-couleurs. Beaucoup de tatouages – sur les mains, sur la tête, même si Babi est encore loin de notre Etienne Dumont à nous. Mais ces tatouages sont particuliers. "Regardez, regardez ! dit Babi en remontant sa manche. Voici Stravinsky, voici Dostoïevski, voici Bakounine..." En effet, ses bras sont une galerie de portraits, essentiellement russes. Tous ces noms et bien d'autres non moins beaux et natifs sont présents sur le mur peint par lui, il suffit de regarder très attentivement. Ils ne peuvent que toucher ceux qui sont "Loin de chez eux".

La poétique de ses peintures frappe immédiatement : c'est comme s'il entendait des images dans les mots et voyait des mots dans les images. Il est donc très opportun que cette poésie visuelle de Badalov soit mise en avant lors de l'exposition à Lausanne. L'exposition s'intitule "Xenopoetri", ce qui se traduit par "Xénopoétique". Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que ce terme a été introduit par l'écrivaine australienne féministe Amy Ireland et qu'il est devenu le sujet de ses recherches à long terme. En résumé, la xénopoésie implique la présence de deux voix différentes, parfois étrangères l'une à l'autre – ce n'est pas pour rien que le mot rappelle celui de xénophobie. La xénopoésie est difficile à traduire. Mais les peintures de Babi Badalov, dont la plupart des "voix" sont des ligatures et des mots (dans différentes langues) qui passent de l'une à l'autre, n'ont pas besoin d'être traduites : ayant grandi en URSS avec son mélange de langues, de cultures et de mentalités, vagabond forcé et marginal, il exprime dans ses œuvres les sentiments d'une personne qui absorbe de nouveaux alphabets et de nouvelles langues dans des pays où il n'est pas un "représentant de la nationalité en titre". À première vue, ces œuvres peuvent sembler dénuées de sens et absurdes – ce n'est pas sans raison que le MCBA ouvre sa saison surréaliste officieuse avec cette exposition. Or, ce n'est pas le cas. "Personne ne qualifie d'absurde la langue française, où l'on écrit une chose et où l'on en prononce une autre" © Babi Badalov.

© NashaGazeta
La créativité de Babi Badalov peut être qualifiée de politique sans exagération, mais il n'y a en elle pas une goutte d'agressivité : elle n'est dirigée contre personne, mais s’adresse à tout le monde. "Je voudrais westerniser l'Est et orientaliser l'Ouest", s'exprime-t-il au sens figuré, et tout devient clair. Le fil rouge de ses œuvres est la question de l'essence même de la communication : comment s'adresser à quelqu'un qui ne connaît pas votre alphabet, qui ne comprend pas vos références culturelles ? Et plus largement, comment surmonter le problème de l'incompréhension mutuelle, question existentielle pour toutes les générations, y compris la nôtre ?
Photo © NashaGazeta
26.01.2024
Jan Brokken Photo © Nashagazeta

A l’occasion de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l'Holocauste proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005 et célébré le 27 janvier, je porte à votre connaissance ma conversation avec Jan Brokken, l’auteur du livre Les Justes paru l’année dernière aux Éditions Noir sur Blanc.

De quoi s’agit-il ? Fuyant l’avancée des nazis, des milliers de Juifs affluent en Lituanie, pays dont l’URSS s’empare, mais que le Reich lui arrachera bientôt. Dans ce climat de catastrophe imminente, le Néerlandais Jan Zwartendijk, directeur de la filiale lituanienne de Philips et nouveau consul honoraire à Kaunas, parvient à ouvrir aux Juifs une ultime issue pour les faire échapper au pire. À l’insu de presque tous, trois semaines durant, Zwartendijk travaille jour et nuit en sorte de délivrer des visas pour Curaçao, dans les Antilles néerlandaises, tandis que son collègue Chiune Sugihara, consul du Japon, signe des visas de transit. (Sugihara est le seul Japonais dans l’Allée des Justes, à Jérusalem.) Ainsi commence une extraordinaire entreprise clandestine qui sauvera des milliers de vies. En recueillant à travers le monde les témoignages des survivants et de leurs enfants, Jan Brokken reconstitue l’histoire de « l’Ange de Curaçao », comme l’appelaient les réfugiés, et retrace l’odyssée de familles entières qui traversèrent la Russie en Transsibérien.

Monsieur Brokken, vous êtes né après Seconde Guerre mondiale, en 1949. Pourriez-vous dire quelques mots de l’effet qu’eût la guerre sur votre enfance ?

Mes parents ont été surpris par la guerre en Indonésie, où ils s’étaient rendus en 1935 – mon père y effectuait des recherches sur les mouvements islamiques. Mon père était un pasteur, un théologien ; comme vous le savez, les protestants ont un lien très fort avec le judaïsme. La guerre a éclaté ; en mars 1942 le Japon a occupé l’Indonésie et mes parents se sont retrouvés dans un camp japonais, comme ce fut le cas de tous les autres européens blancs. Mon père a été placé dans un camp pour hommes ; ma mère et mes deux frères de dix-huit mois et trois ans dans un camp pour femmes. Ces camps se trouvaient à 150 km l’un de l’autre ; ils y sont restés pendant presque quatre ans – ce dans les conditions atroces. Mes parents sont rentrés aux Pays-Bas en 1948, et je suis né en 1949. Toute ma jeunesse a donc été marquée par une guerre que je n’avais pas vécue : j’ai par la suite connu beaucoup de gens qui venaient des tropiques, de l’Indonésie, et enduraient le syndrome des camps ; qui souffraient de maladies physiques mais également psychologiques.

Vous avez fait des études de journalisme à Utrecht et de sciences politiques à Bordeaux. Ces deux formations se manifestent dans votre livre, Les Justes. Peut-on dire que vos connaissances théoriques ont influencés vos intérêts pratiques en tant qu’auteur ?

Oui, certainement. L’éducation reçue à Bordeaux a élargie mes horizons, c’est là que j’ai appris à penser et à analyser.  L’école de journalisme était essentiellement pratique, offrant force entrainement pour ce qui touche à l’écriture. J’ai commencé ma carrière dans un quotidien. Tôt, j’avais reçu le don de raconter les histoires et ai été bientôt engagé comme un grand reporter. J’ai eu la chance d’interviewer des personnalités comme Gabriel Garcia Marquez, Milan Kundera, Günter Grass, beaucoup de musiciens… J’ai fait cela pendant onze ans, tout en rêvant d’être écrivain. Finalement, à l’âge de trente-quatre ans, j’ai décidé de me lancer en littérature – surtout en non-fiction, un domaine qui permet de conter les histoires sous forme de roman. À ce jour, j’ai écrit trente-cinq livres.

Si je comprends bien, vous n’êtes pas juif. Pourquoi donc ce choix du « thème juif », tant débattu dans la littérature ?

C’est juste, je ne suis pas un Juif, bien que je sois souvent soupçonné de l’être. Le thème juif, comme vous dites, a commencé pour moi avec mon livre Les âmes baltes, écrit dans les années 2000. C’est un recueil de quinze histoires tragiques vécues par des familles bien connues ou inconnues, dont plusieurs familles juives. Par exemple, celle du sculpteur Jacques (Chaim Jacob) Lipschitz, né en Lituanie et dont le frère a été fusillé en 1936. Autre exemple, celui de l’écrivain Romain Gary, né à Vilnius sous le nom de Roman Kacew – seul auteur à avoir reçu à deux reprises le Prix Goncourt : c’est le jour même de la cérémonie qu’il a reçu une lettre d’un témoin de la mort de son père, Arieh-Leib Kacew, dans le ghetto de Vilnius, en 1942. Citons encore le grand cinéaste Sergueï Eisenstein et son père, le fameux architecte de Riga, qui se sont retrouvés – sans le savoir – des deux côtés des barricades pendant la Guerre civile russe ; ou Marc Rothko, né en Lettonie comme Markus Yakovlevich Rothkowitz. Il est intéressant de noter que le père du peintre, qui s’était peu penché sur la religion, soit devenu orthodoxe après les pogroms du 1905.

Ces quinze histoires privées ont composé une fresque qui illustre l’histoire des pays Baltes. Ils ont également attiré mon attention sur la Vilnius juive : au début de la guerre, les Juifs composaient 54 % de sa population, le yiddish y était la langue la plus parlée. En 1940, trois quotidiens paraissaient en hébreu, on y comptait 474 synagogues et maisons de prières. Pratiquement tous les Juifs de Vilnius ont été exterminés.

J’ai donc trouvé un professeur de yiddish, Dovid Katz, qui enseigne dans les universités de Vilnius et de New-York, et lui ai demandé de l’aide dans ma recherche sur Romain Gary. Tout d’abord, il m’a conduit au Musée juif de Vilnius – un tout petit musée, une baraque en bois, rien du tout, qui abrite une exposition permanente « Un enfant juif sauvé raconte la Shoah ». Le professeur Katz m’a montré une photo de deux enfants et il m’a raconté l’histoire du consul néerlandais Jan Zwartendijk qui les avait sauvés en 1940. Il m’a fait promette d’y consacrer un livre. Contrairement à celui de Schindler, le nom de Zwartendijk restait parfaitement inconnu, bien qu’il ait sauvé des milliers des vies, surtout celles de réfugiés juifs de Pologne – ils étaient environ trente milles. Il faut expliquer que la Lituanie était le seul pays qui, en 1939-1940, acceptait des Juifs ; tous les autres ont fermé leurs frontières. Je peux donc affirmer que l’idée des Justes appartient au professeur Katz.

Le début de votre livre m’a rappelé celui du Maitre et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov et le conseil qu’il donne : Ne parlez jamais aux étrangers. Vous écrivez que Jan Zwartendijk n’était pas né pour être un héros, que ce n’était pas dans ses ambitions. Il vivait tranquillement à Kaunas avec sa famille et son bon « job ». Mais voilà – advient un coup de téléphone au terme d’une journée de travail, quand il s’apprêtait déjà à sortir. Il décroche et là, sa vie prend une nouvelle direction. Croyez-vous au hasard ? Ou bien il y a en chacun de nous quelque chose qui nous oblige à réagir d’une manière ou d’une autre aux circonstances ?

Je me suis souvent posé cette question et je suis arrivé à la conclusion que, de toute façon, Jan Zwartendijk aurait fait quelque chose. Je suis convaincu que ce n’est pas par hasard si l’ambassadeur néerlandais prié cette personne – et nulle autre – d’assumer les fonctions de consul : bien que se connaissant à peine, il savait à qui il avait à faire. Et je le comprends : sur les photos qui montrent le visage de Jan Zwartendijk, son regard ouvert témoigne de l’ouverture de son l’âme.

Il faut aussi rappeler la longue amitié de Jan Zwartendijk avec un journaliste d’origine juive, Louis Aletrino, mort dans le camp de Mauthausen. Cela a peut-être joué un rôle. Mais avant tout, Jan Zwartendijk a décidé de sauver des Juifs non pour des raisons personnelles, religieuses ou autres, mais au nom de l’Humanité ; au nom de ses propres principes moraux. « Si je n’aide pas ces gens, ils vont mourir », c’est ainsi qu’il a explique sa décision à ses enfants en mentionnant la foule qui attendait devant le consulat.

Comme quoi, il n’est pas nécessaire de fréquenter l’église pour appliquer les dix commandements…

Justement ! Et il faut noter que cela se passe en mai-juin 1940, avant donc l’apparition des camps de concentration. Monsieur Schindler, avec tout l’immense respect qu’on lui doit, a commencé son opération de sauvetage en 1943, quand tout était déjà connu. Durant tout le temps que m’a pris le travail sur ce livre je me posais cette question : comment Jan Zwartendijk a-t-il vu ce que les autres n’ont pas vu… ou ne voulaient pas voir ?

Jan Zwartendijk était un européen, un natif de Rotterdam, pour qui les Juifs n’étaient pas exotiques. Mais il y a dans votre livre une scène absolument sublime où un autre héros, le consul japonais Chiune Sugihara, se trouve pour la première fois dans une maison juive à l’occasion de la fête de Rosh Hashanah dont il conservera le souvenir jusqu’à la fin de ses jours. Pensez-vous que l’ignorance se trouve à la base de bien des préjudices ?

Oui, mais pas toujours et pas seulement.

En Russie, on n’aime pas trop parler du pacte Molotov-Ribbentrop que vous appelez « le pacte du diable » et à cause duquel la Pologne et les pays Baltes ont été partagés comme « dans le jeu de Monopoly ». En Suisse, par contre, on aime parler du Congrès de Vienne où, avec l’important appui de la Russie, ce pays a reçu son statut particulier d’État neutre. Vous rappelez dans votre livre que, par la même occasion, les Pays-Bas ont reculé devant l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. Pensez-vous que les événements historiques, perçus comme une humiliation délibérée, ont affecté le comportement de la grande partie des Néerlandais et des Baltes qui, durant la Seconde Guerre mondiale, ont été prêts à soutenir Hitler ?

Oui, certainement. Je pense que le pacte Molotov-Ribbentrop avait une extrême importance pour l’Union Soviétique car il lui a permis de retarder la guerre. Le fait que l’armée soviétique n’était pas prête et que, techniquement, l’armée nazi la dépassait de loin, n’est en rien un secret. Après avoir énormément lu sur cette période, je pense que Staline n’avait pas le moindre respect pour Hitler et qu’il détestait le nazisme. Les accords politiques ont toujours une raison. [Une des conséquences directes du pacte était l’entrée de la Lituanie dans l’URSS en été 1940. Quand l’armée nazi a occupé Lituanie en juin 1941, beaucoup de lituaniens l’avait salué comme libératrice du régime soviétique dans l’espoir de retrouver son indépendance. – NS]

Une chose encore, à propos de l’humiliation que vous évoquez. Mon livre est paru en traduction russe en février 2023 aux éditions dirigées par Serguei Erlikh. J’avoue qu’au début de la guerre en Ukraine j’ai cessé tout contact avec lui et ma traductrice. Mais je suis content que le livre soit publié. Il est intéressant de noter que M. Erlikh a utilisé toutes les photos de l’édition originale sauf deux, sur lesquelles on voit le tout petit Dekanosov entouré de deux très grands SS – de toute évidence, la chose avait été perçue à Moscou comme une humiliation. [Vladimir Dekanozov était d'origine géorgienne, son nom de naissance était Dekanozichvili. Il rejoint l'Armée rouge en 1918, adhère au parti bolchévique, et se lie d'amitié avec Lavrenti Beria. Sa carrière décolle avec celle de son ami. Il rejoint alors la Tchéka, demeure un membre actif des polices politiques soviétiques – de la Tchéka au Guépéou, puis au NKVD –, survivant aux purges qui affectent ses services et suivant exactement la carrière de Béria. Il est nommé directeur du département Étranger du NKVD en 1938, à la fin des Grandes Purges. Il est nommé ambassadeur de l'URSS à Berlin en octobre 1940. De petite taille (environ 1,50 m), Dekanozov subit les humiliations d'Hitler qui le fait systématiquement escorter lors des audiences officielles par des SS beaucoup plus grands que lui. En juin 1953, il est arrêté en même temps que Béria. Comme son mentor, il est fusillé le 23 décembre. Le 29 mai 2000, la Russie, alors sous Vladimir Poutine, l'a officiellement réhabilité. - NS]

Vous décrivez l’antisémitisme farouche qui règne à Lodz dans les années 1930 et affirmez que les Tchèques sont devenus antisémites après la guerre. Votre récit du comportement des « Lituaniens ordinaires » envers les Juifs fait froid dans le dos : « En chemin, ils <les réfugiés juifs> sont attaqués par la population lituanienne. Des hommes, des femmes et des enfants sont tués par centaines à coups de fourches ou abattus au fusil de chasse au bord de la route. D’autres sont transférés au Neuvième Fort près de Kaunas, où des milices lituaniennes perpétuent le génocide de manière plus systématique : les prisonniers sont alignés par rangs de douze devant les murs de la forteresse avant d’être exécutés. Le groupe suivant doit ramasser les cadavres du précédent et les traîner dans une fosse commune avant de subir le même sort. » Avant même que les troupes allemandes n’atteignent la ville, des membres du front activiste lituanien ont décimé la population de Vilijampole, le quartier juif de Kaunas, en tuant 1500 Juifs dans la nuit du 25 au 26 juin 1941, et 2300 dans celle du 26 au 27 juin. En 1944, la Lituanie s’est déclarée « purifiée des Juifs ». Comment expliquer pareilles atrocités en regards des voisins, des camarades d’écoles des enfants et de leurs parents ?

Je pense qu’en se plaçant dans le camp des antisémites, les Lituaniens ont commis la plus grande bêtise de leur histoire, car l’essence même de leur nation a été constituée par les Juifs. Évidemment, je ne vais pas défendre l’antisémitisme des Lituaniens, mais dans mon livre j’essaye – comme vous le faite – de comprendre le pourquoi du comment. Il faut savoir que les Juifs se sont installés en Lettonie, en Lituanie et dans la partie orientale de la Pologne suite aux ordres de Catherine II. À la fin du XVIIIe siècle, elle a ainsi fait déplacer quasiment sept millions de Juifs. Les Juifs habitaient pour la plupart dans les villes, mais en Lituanie ils se sont retrouvés dans les campagnes, ayant reçus de petits lots de terre. Tous étaient très travailleurs – il fallait bien survivre ! –, si bien que bientôt la jalousie est apparue au sein de la population locale, qui n’a ensuite cessé de se développer. Pour finir, tous les grands intellectuels juifs, tous les grands esprits ont été oubliés.

À l’époque soviétique les atrocités des Lituaniens à l’endroit des Juifs ont été soigneusement mises sous le tapis. Mais par la suite, qu’a-t-il été entrepris pour rétablir la vérité dans une Lituanie moderne, membre de l’Union Européen ?

Grâce aux contacts avec l’ex-ministre des Affaires étrangers, un homme de trente-cinq ans, j’ai eu l’accès aux archives. Je pense qu’il a accepté de m’aider car, plus tôt dans sa carrière, il avait travaillé – sous l’égide de l’ONU – dans un camp de réfugiés en Afghanistan. Il s’agissait de plusieurs archives et donc, à la demande du ministre, j’ai reçu l’aide du président de la Communauté juive de Lituanie, le seul Juif qui fut membre du Parlement. Son aide a été inestimable ! Mais voilà l’intéressant : une fois le livre terminé, un éditeur lituanien en a acheté les droits pour une publication en lituanien. Toutefois, les premières deux cents pages ayant été traduites, il a « trébuché » sur la scène de massacre des Juifs dans un garage et a mis en question la véridicité de ce fait… et de tout le reste.

Puis le gouvernement a changé ; mon ami ministre n’en faisait plus partie. À ma demande, l’ambassadeur des Pays-Bas a insisté sur la publication du livre et il est parvenu à ses fins : le livre sera présenté à la Foire du livres du Vilnius en février prochain, ce qui permettra aux Lituaniens de regarder leur histoire bien en face. À propos, ce n’est qu’à présent que le problème du versement de dédommagements aux familles juives commence à être réglé ; cela concerne tous les pays baltes, mais surtout la Lituanie. Peut-être la guerre en Ukraine a-t-elle poussé les gouvernements à bouger dans cette direction. On peut donc dire que mieux vaut tard, extrêmement tard, que jamais !

Sur la base de vos recherches vous avez conclu que les collaborateurs du NKVD basés à Kaunas et Vilnius ont reçu l’ordre de leurs supérieurs de faciliter l’exode des milliers de Juifs de Lituanie – non seulement des Lituaniens, mais aussi des Polonais, des Allemands et des Autrichiens – avec le concours de l’agence « Intourist » fondée en 1929. Pourquoi cela, à votre avis ? Certainement pas par amour des Juifs. Et pourquoi en sait-on si peu sur l’histoire de cet exode à travers la Sibérie et Vladivostok grâce aux visas issus par Jan Zwartendijk et Chiune Sugihara ?

Il faut comprendre que Sugihara procurait des visas aux réfugiés juifs contre l’avis de son gouvernement. Il s’agissait donc de visas de transit – c’est tout ce qu’il pouvait faire pour soutenir le plan de Zwartendijk qu’il n’a jamais rencontré. L’opération devait être financée ; il est donc allé trouver Max Liberman, représentant du American Joint Distribution Committee, l’organisation américaine d’aide aux Juifs, qui lui a fourni des dollars.

J’ai réussi à établir que Staline était au courant de cette opération. Comment ? Grâce au professeur russe juif Ilya Altman qui, au début des années 1990, à Moscou, a mis sur pied Holocauste, un centre de recherche et d’éducation ; le premier, non seulement en Russie, mais dans les pays satellites. Il a tout de suite accepté de m’aider : il s’est avéré que son Centre était financé par la Fondation Anne Frank, basée à Amsterdam. Le professeur Altman ayant à sa disposition toutes les archives, il a retrouvé le protocole d’une réunion du Politburo daté du 27 juin 1940, selon lequel Staline autorisait le passage des réfugiés juifs par le territoire soviétique. À condition toutefois que chacun payerait quatre cent dollars. À l’époque, c’était beaucoup d’argent et Staline en avait le plus grand besoin pour équiper son armée.

Pourquoi nous en savons si peu ? Premièrement, les Soviétiques ne voulaient pas passer pour des cyniques qui faisaient de l’argent sur le dos des réfugiés. Deuxièmement, la possession de monnaie étrangère était interdite en l’URSS et pour un seul dollar on risquait être envoyé en Sibérie.

Vous accordez une place importante à l’opus de 14 volumes consacré au rôle des Pays-Bas dans la Deuxième Guerre mondiale publié sous la direction de Loe De Jong, chef de l’Institut néerlandais d’études militaires, qui, en 1940, a réussi à fuir en Angleterre. Vous affirmez qu’en décrivant les événements de Lituanie, il modifie les faits et change les accents pour diminuer le rôle de Zwartendijk et accentuer le sien. Alors comment peut-on faire confiance à ce genre de recherches qui prétendent contenir la vérité historique ?

Je dénonce le travail de De Jong, lui-même Juif, auquel il a consacré trente ans. Je suis outré par la manière dont il traite Zwartendijk – il ne daigne même pas l’appeler par son nom mais juste « l’homme de Philips » et dit qu’il ne faisait sortir que des Juifs « fortunés ». Comment un historien peut-il ignorer ce fait qu’après l’occupation de la Lituanie par les nazis, les Juifs se sont vu confisquer toutes leurs possessions – toutes !? Ils n’étaient autorisés à prendre pour le voyage que dix reichsmarks. Dix, c’est tout ! Et aussi des bijoux – pour ensuite les vendre pour quelques piécettes.  Comment De Jong pouvait-il dire des choses pareilles ?! C’étaient là des gens privés de tout, donc je me suis senti obligé de corriger cette « erreur ».

Au terme de votre récit vous soulevez le thème de l’ingratitude – de la part des Juifs envers leur sauveurs, mais aussi de la part des gouvernements des Pays-Bas et du Japon envers leurs illustres diplomates. Ce thème me parait important car l’ingratitude est un défaut majeur.

Je suis d’accord avec vous, mais je pense que l’affaire était plus compliquée que cela. Effectivement, en 1947, Sugihara était licencié du service diplomatique à cause de « cet incident en Lituanie » ; de son côté, Zwartendijk a été réprimandé en 1964, quand le sort de six millions des Juifs exterminés est devenu connu de tous. Pour le coup, le ministre Joseph Luns, devenu par la suite le secrétaire général de l’OTAN, l’accuse d’insubordination aux instructions du ministère ! Le consul de Portugal à Bordeaux, qui a donné des visas aux 30 000 Juifs français soucieux de fuir à Lisbonne, a partagé le même sort.

Comment expliquez-vous cela ?

Je vous dirai… On a toujours prétendu que les diplomates et les politiciens ne pouvaient rien faire, toutefois les actes de Zwartendijk et Sugihara prouvent le contraire. Or des personnes comme Luns qui, avant la guerre, faisait partie du Parti nationale-socialiste, étaient coupables d’inaction. S’ils avaient reconnu l’héroïsme de leurs collègues ils auraient dû reconnaitre leur propre lâcheté.

Et comment expliquez-vous la résurrection de l’antisémitisme à Prague en 1945 et à Varsovie en 1968 ?

C’est terrible. Je pense que dans ces pays court le virus de l’antisémitisme. Une partie de leurs populations se sent mieux quand elle trouve un prétexte pour accuser les Juifs de quelque chose – même si cela est faux. Aujourd’hui, quand je marche dans les rues de Vilnius, je sens un grand vide. A Amsterdam j’habite à deux cents mètres de la maison où Anne Frank se cachait. Chaque matin, en faisant ma promenade, je passe devant. Avant la guerre, Amsterdam comptait 100 000 Juifs. 92% parmi eux ont été assassinés. Certains ont dû oublier que Spinoza, notre fierté nationale, fût Juif lui aussi. Le seul remède à ce virus est l’éducation, le savoir, la vérité.

Dans la vie de chaque personne il arrive un moment où elle doit prendre une décision importante ; une décision cruciale qui définira le sens de son avenir. Cela sera une question de vie et de mort. Il est nécessaire que cette décision soit juste, sinon on est perdu pour toujours.

Dans les moments de crises, c’est toujours le pire et le meilleur qui montent à la surface, chez les gens. Nous sommes les témoignes de la guerre en Ukraine, de la guerre au Proche-Orient. Comment préserver l’humanité et la raison quand les émotions nous envahissent ? Et peut-on considérer le silence, la non résistance au Mal, comme la complicité ?

A votre deuxième question je réponds tout de suite : oui ! Et ma réponse à la première sera un proverbe juif qui dit : « Celui qui sauve une vie, sauve le monde entier ». Il faut toujours s’en souvenir. Cela fait longtemps que je ne pratique plus de religion, mais je me rappelle ce que disait mon père : « Si quelqu’un dans le besoin frappe à votre porte, ne fermez pas la porte ».

18.01.2024
Sacha Filipenko Photo © Nashagazeta

Kremulator de Sacha Filipenko, traduit en français par Marina Skalova pour les Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, arrive aujourd’hui dans les libraires de France et de Suisse. Le 15 janvier, à Paris, l’auteur a reçu le Prix Transfuge pour cette œuvre, reconnue comme meilleur roman européen de 2023.

J’ai rencontré Sacha Filipenko en 2021, lorsque l'écrivain biélorusse de langue russe était en résidence à la Fondation Jan Michalski. À l'époque, il n'était encore qu'un simple invité. Depuis lors, en raison de ses opinions ouvertement exprimées sur ce qui se passe en Biélorussie, il a dû demander l'asile en Suisse – qui lui a été accordé, non sans difficultés.

La présentation du sixième roman de Sacha Filipenko en relation avec sa sortie en langue française nécessite trois petites digressions.

Digression 1. J’ai lu Kremulator dès sa publication par la maison d'édition moscovite Vremia, en 2022. Le titre m’a intriguée car je n’avais jamais rencontré ce mot. J’ai décidé de ne pas interroger Google tout de suite mais d’essayer d’en deviner moi-même la signification. Les options suivantes me sont venues à l'esprit : a) un appareil pour fouetter la crème culinaire, b) un appareil pour choisir la crème appropriée à la peau, et c) quelque chose en rapport avec le Kremlin. Aucune de ces options ne s'est avérée correcte, bien que la plus "chaude" soit la troisième. Le mot "kremulator" en russe est un calque du mot anglais qui signifie "appareil pour réduire en poussière les restes humains après la crémation". Une chose très utile dans les ménages, la racine latine crematio signifiant "brûler" ou "incinérer".

Digression 2. Personne ne conteste l'affirmation selon laquelle on aborde les gens par leurs vêtements ; j’attire donc votre attention sur la couverture de l'édition française, montrant une femme portant un foulard rouge. L’image est tirée de la célèbre affiche soviétique ornée de l’inscription « Pas un mot ! » (Не болтай!) – mais sans inscription et sans les vers de Samuil Marchak : « Soyez sur vos gardes ! De nos jours, les murs ont des oreilles. Il n'y a pas loin du bavardage et du commérage à la trahison. » L'image est connue de tous, non seulement sur le territoire de l'ex-URSS : selon le classement du site web sovposters.ru, créé avec le soutien du Fonds du patrimoine mondial de l'UNESCO, l'affiche occupe le dixième rang des affiches soviétiques que les étrangers aiment acheter – et le premier rang en termes de popularité. Mais qui se souvient qu’elle fut créée à l'été 1941 par les artistes Nikolaï Denisov et Nina Vatolina, qu'elle invitait les citoyens à la vigilance et qu'elle fut imprimée à des millions d'exemplaires ? Nina Vatolina, élève du fameux peintre Alexandre Deïneka, déclara à la Komsomolskaya Pravda en 2000 : « C'était une époque tragique, et l'affiche a été créée pour aider à résister contre un ennemi mortel. C'est un travail très sincère. Un jour, ma rédactrice en chef à Izogiz, Elena Valerianovna Povolotskaya, m'a dit : Nous devrions faire une telle affiche, en portant son doigt à ses lèvres. »

L’éditeur a très bien choisi la couverture : les héros de Kremulator ne parleront certainement pas, car il s'agit des « habitants » du célèbre crématorium moscovite situé dans le cimetière de Donskoï.

Digression 3. Pour comprendre pourquoi ce roman qui raconte l'histoire des années 1930 n'a rien perdu de sa pertinence aujourd'hui, il faut rappeler dans quel contexte sa traduction française est parue. Le 9 novembre dernier, j’ai appris que sept hommes armés avaient fait irruption dans l'appartement des parents de Sacha Filipenko à Minsk et avaient jeté les parents à terre. Ils ont emmené le père en lui disant : « Dis merci à ton fils ». À mon message plein de points d'interrogation, Sacha avait répondu : « Ils l'ont gardé au poste de police toute la journée, sans lui parler. Maintenant, ils l'emmènent ailleurs. Il y aura un procès dans la matinée. Ils le condamneront probablement à quinze jours de réclusion ; pendant ce temps, ils liront les messages arrivant sur le téléphone et l'ordinateur, et quinze jours plus tard, tout sera clair ».

Sacha ne s'est pas trompé de beaucoup dans ses prédictions : de deux jours seulement.  « Salut, papa a été libéré. Treize jours dans une cellule à quatre lits avec vingt-deux personnes. Pas de promenade, pas de sommeil (parce qu'ils n'éteignent pas la lumière), pas de lunettes qu'on lui a enlevées. Mais on a compris pourquoi tout cela avait été fait. Mon père a reçu un rapport à signer indiquant qu'un dossier pénal avait été ouvert contre moi (ils ont dit que trois autres étaient en cours de préparation), et a été maintenu pieds nus pendant plusieurs heures, contraint d'enregistrer une vidéo de pénitence dans laquelle il condamne mes activités. On enlève les chaussures pour frapper le talon avec un pistolet paralysant. Au même moment, à Moscou, la pièce Kremulator devait être présentée au théâtre de Pokrovka, et une brève annonce a même été publiée dans la Nezavisimaya Gazeta. Cependant, dès le lendemain, la metteure en scène Anastasia Paoutova a été convoquée dans le bureau du directeur, la pièce a été annulée et l'acteur qui joue le rôle de l'enquêteur Perepelitsa a été conduit directement de la répétition au bureau d'enrôlement militaire pour être envoyé à la guerre. Heureusement, il avait un billet blanc. Et pourtant, Kremulator sera bien là. Le 2 février, à Berlin, a lieu la première de la pièce, mise en scène par Maxim Didenko. Le rôle-titre est tenu par Maxim Soukhanov. La pièce sera jouée en russe et sous-titrée en allemand. »

Tel était le message de Sacha… vous comprenez maintenant pourquoi son texte vous fait ressentir la chaleur du four et le froid de la tombe.

Le fait que la première de la pièce aura lieu en Allemagne est symbolique, car c'est de ce pays que deux fours de crémation « Topf » avaient été apportés pour le premier et jusqu'en 1947 unique crématorium de masse opérant en URSS. Reconstruit en 1926 à partir d'un bâtiment d'église dans le nouveau cimetière Donskoï, il fut inauguré le 6 octobre 1927 avec la première crémation prévue : après la révolution d'Octobre, les Bolcheviks ont décidé d'utiliser la crémation en opposition aux opinions des croyants et aux traditions du christianisme. Selon eux, les cimetières étaient subordonnés aux organisations religieuses, ce qui contredisait les idées de liberté de conscience. En outre, les crématoriums permettaient à leur avis un traitement équitable des différentes classes de la population en offrant le même moyen et le même lieu d'inhumation. Sur ce point, les Bolcheviks avaient en partie raison : des personnes enterrées plus tard dans le mur du Kremlin, dont l'écrivain Maxime Gorki et le pilote d'essai Valeri Tchkalov, furent incinérées au crématorium du cimetière Donskoï, de même que des personnages réprimés – notamment le maréchal soviétique Lavrenti Beria et le maréchal soviétique Mikhail Toukhatchevski, le commandant de 1re classe Ieronim Uborevich, Zinoviev, Kamenev, le directeur de l'Académie militaire de Frounzé de l'Armée rouge August Kork, le maréchal soviétique Vassily Blücher, le commandant de 1re classe Jonah Yakir, les écrivains Isaac Babel et Mikhaïl Koltsov, le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, l'architecte du crématorium Dmitry Ossipov. L'égalité n'était cependant pas complète, les urnes étant divisées en « ordinaires, uniques et hautement artistiques », avec une différence de prix correspondante.

Au cœur du roman de Sacha Filipenko se trouve l'histoire de la vie de Piotr Ilitch Nesterenko, qui devint le premier directeur du Premier crématorium de Moscou immédiatement après sa construction. L'histoire a été recréée à partir de documents de son enquête judiciaire : un jour de l’été 1941, après qu’il eut travaillé sans répit pendant les années de la « Grande Terreur », incinérant durant la journée les personnes mortes de cause naturelle et, durant la nuit, celles fusillées et emmenées dans des «entonnoirs noirs», un de ces entonnoirs vint le chercher lui aussi. L'arrestation du protagoniste marque le début du récit, mené par Nesterenko en personne qui raconte non seulement les six interrogatoires qu’il a subi mais aussi toute sa vie antérieure. Malgré l'authenticité du protagoniste et bien d'autres éléments, Kremulator est une œuvre de fiction. (Hélas, la petite-fille de Piotr Nesterenko, laquelle vit en Allemagne, n'étant pas de cet avis, a menacé l'auteur de porter plainte pour diffamation et a même fait appel à notre rédaction pour obtenir son soutien. Heureusement, elle n'a pas mis ses menaces à exécution et l'affaire a été classée.)

Malheureusement, la scène qui ouvre le roman est facile à imaginer à Moscou de nos jours, toute proportion gardée. Jugez-en par vous-mêmes : « La perquisition et l'arrestation ont lieu le 23 juin 1941. En six heures, l’affaire est pliée. Un travail de routine, mais tout le monde est sur les nerfs. La guerre a été déclarée depuis à peine vingt-quatre heures. Tandis que la forteresse de Brest résiste à la déferlante inouïe de la machinerie nazie, la capitale de l'Union soviétique est touchée par une vague de disparitions discrètes. Dans les appartements et les parcs, les universités et les commissariats du peuple, on tricote des espions à toute vitesse. Vu l'envergure de l'événement, les arrestations ne sont pas si nombreuses – tout juste mille soixante-dix-sept individus, en lesquelles les autorités soviétiques vigilantes reconnaissent les espions, les trotskistes, les saboteurs bactériologiques et même les « autres », qu’un paragraphe consacré permet d’envoyer derrière les barreaux. Une quantité dérisoire, le sort de la plupart ayant été réglé dès 1937, où le seul soupçon de travailler pour la Pologne a condamné plus de cent mille personnes à être fusillées (très exactement : cent onze mille quatre-vingt-onze citoyens). Les effectifs réels des services de renseignements polonais comptent à peine deux cents agents dans le monde entier, mais tu sais bien, ma douce, qu’en matière d’extermination nos services sont attentionnés et généreux. « Mieux vaut trop de zèle que pas assez », commente l'un des tchékistes en renversant ma bibliothèque. C’est d’une telle vulgarité que mon appartement minuscule se met à régurgiter mes affaires, tandis qu’on me conduit à l’extérieur ».

Hélas, ce n'est pas le seul parallèle avec notre époque, mais l'idée principale poursuivie par Sacha Filipenko est évidente : les temps changent, mais le système qui réduit ses citoyens en cendres demeure – « la vie est une série de productions sur différentes scènes ». Le tour de chacun n'est qu'une question de temps. « Aujourd'hui, c'est toi et demain, c'est moi », comme chante Hermann dans La Dame de Pique. Difficile de lire sans frémir le récit selon lequel Guenrikh Iagoda, « un homme sentimental », garda « pour son propre plaisir, caresse de l’ego ou plaisir de la vengeance », dans un tiroir de son bureau, les balles retirées des corps de Zinoviev et de Kamenev. Lorsqu’il fut lui-même fusillé, ces artefacts mémoriels migrèrent dans le tiroir du camarade Iejov. [Guenrikh Iagoda était président du NKVD de 1934 à 1936. Jugé au dernier procès de Moscou, il fut fusillé le 15 mars 1938.] Ou le récit sur la vente de billets pour les crémations – avec l'arrivée du pain, les gens voulaient aussi des spectacles. Ou les récits sur le caractère répugnant de la guerre qui vous oblige à tuer contre votre volonté, sur les pensées incessantes de Nesterenko à propos de sa propre exécution, lui, qui, enfant, aimait tant la nature... Et que dire de ce souvenir de Piotr Ilitch de la Première Guerre mondiale où il rêvait d'aller pour en revenir avec une croix de Saint-Georges : "La glorification de la mort, le triomphe du meurtrier – voilà ce que c’était, cette guerre ! Le siècle était balbutiant mais tous les idéaux, déjà anéantis […] L’odeur de cadavre flottait sur le continent." Humez l'air, chers lecteurs. La sentez-vous ?

Le choix entre bon sens et décence – qui se pose toujours dans les moments critiques de la vie – n'est-il pas pertinent ? Et tout Russe sensé n'a-t-il pas aujourd'hui les mêmes pensées que le vieil homme qui montait régulièrement dans le taxi de Nesterenko, à Paris ? Lorsqu'on lui demandait comment la Russie en était arrivée là, il répondait : « En Russie, mon ami, les choses sont ce qu’elles sont car on y admet l’inadmissible ! Vous et moi, nous avons quitté un pays où personne ne tire jamais la sonnette d’alarme. À chaque fois qu'il faudrait dire "ça suffit", l’homme russe dit : "Oui, c’est vrai qu’on ne peut pas continuer comme ça, mais à bien y réfléchir...". L'un des plus grands problèmes de la Russie, c’est l’alliance du "mais" et de la virgule. Nous avons l'habitude de tolérer des virgules là où nous aurions dû mettre un point depuis longtemps ».

Il est temps pour moi aussi de mettre un point. J’espère que vous lirez le livre, il en vaut la peine. Même si la fumée de la patrie a cessé depuis longtemps d'être douce, ayant acquis une insupportable odeur cadavérique.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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