ABONNEZ-VOUS À CE BLOG PAR E-MAIL

The subscriber's email address.
Saisissez votre adresse e-mail pour vous abonner à ce blog et recevoir une notification de chaque nouvel article par e-mail.

L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

13.12.2023
Luis Meléndez. Nature-mort, 1773 Photo © Muséo Prado

Le roman de l’auteur géorgienne Nana Ekvtimishvili, Le Verger de poires, paru en traduction française aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, a été présenté lors du festival parisien « Un Week-end à l’Est » qui recevait cette année la ville de Tbilissi en qualité d’invitée d’honneur. J’ai lu le livre et ai assisté à la rencontre avec son auteur à Paris ; en conséquence de quoi, voici mes impressions.

Si vous ne connaissez pas encore le nom de Nana Ekvtimishvili, sachez qu’elle est née à Tbilissi en 1978, qu’elle a étudié la philosophie à l’Université de cette ville, puis l’art du scénario et de la dramaturgie en Allemagne. Elle s’est rendue au festival en qualité de marraine de l’événement, mais aussi d’écrivaine et de réalisatrice. Son film Eka et Natia, chronique d’une jeunesse géorgienne, tourné avec Simon Gross, acclamé comme marquant le début de la nouvelle vague géorgienne et nominé aux Oscars par la Géorgie en 2014, a été projeté lors de la semaine festivalière. La traduction française du roman Le Verger de poires, écrit en 2015 et sélectionné – entre autres – pour le Booker Prize International et le Warwick Prize for Women in Translation en 2021, a été également présenté au public. Le roman est déjà traduit en treize langues, dont le russe en 2022. Nana Ekvtimishvili, quant à elle, appartient à cette génération de Géorgiens qui eurent déjà le temps d’oublier le russe (enseigné dans toutes les écoles avant la chute de l’URSS), ou qui choisirent de ne plus le parler pour des raisons idéologiques. Dans les deux cas, je ne puis que le déplorer, sans pour autant que ce fait n’affecte mon appréciation du roman.

Dès que j’ai vu ce livre j’ai pensé à la Cerisaie – autre titre « fruitier ». L’ayant lu, j’ai réalisé que le sujet, lui aussi, recèle des parallèles : tandis que Tchekhov décrit la fin de la « Russie des nobles » et les changements apportés par la nouvelle génération des hommes d’affaires, Nana Ekvtimishvili décrit la Géorgie postsoviétique qui essaye, à son tour, de s’adapter à une nouvelle vie. Anton Tchekhov a qualifié sa triste pièce de comédie ; les poires de Nana ont, pour leur part, l’acidité des cerises… ou plutôt de griottes. 

L’écrivaine a placé au centre de son roman la catégorie humaine la plus vulnérable de toute société ; et qui plus est, en l’occurrence, de la société d’un pays pauvre : les enfants handicapés mentaux confinés dans un internat que les habitants du quartier appellent d’une manière très politiquement incorrecte une « école des idiots ». S’y trouvent de « vrais » orphelins, mais aussi ceux placés par leurs parents – faute de moyens de les élever. Aussi difficile qu’il soit d’imaginer ce genre d’établissement dans un pays comme la Géorgie où règne le culte de la famille, ils sont néanmoins devenus une réalité dans les années 1990, après la guerre civile. Heureusement, depuis lors, selon mes sources sur place, ils ont pratiquement disparu.

Un problème majeur qui se posait à ce type d’institution était « la suite » : que faire des orphelins après, livrés à une société de plus en plus compétitive ? Trop souvent rien – et c’est la raison pour laquelle Lela, l’héroïne du roman, reste dansl’orphelinat bien après l’âge révolu : elle n’a simplement nulle part où aller. Nana Ekvtimishvili connait bien le sujet, ayant passé son enfance dans la rue où se trouve l’internat qu’elle décrit. Lors de la présentation du livre à Paris elle a expliqué que tous les personnages sont issus de prototypes bien réels ; sauf Lela qui, elle, incarne l’« hybride » de trois personnes différentes. Le roman, traduit par Maïa Varsimanishvili-Raphael et Isabelle Ribadeau Dumas, commence donc par la description de cette rue de Kertch, laquelle « n’est pas une rue comme les autres. C’est la seule rue à porter un nom dans cette banlieue de Tbilissi. <> Dieu sait qui a eu l’idée, dans la Géorgie soviétique de 1974, de baptiser cette rue du nom d’une ville de Crimée. C’est dans cette ville qu’un beau jour d’octobre 1942, quand la mer encore chaude de l’été moutonnait sous la brise, l’armée nazie extermina les cent soixante mille prisonniers qu’elle y avait faits. » On peut en déduire de ce passage que, malgré les efforts de la Géorgie d’aujourd’hui de se distancier du passé soviétique, il la rattrape toujours. Du moins, pour l’instant.

Tous les enfants de l’internat sont présumés « défectueux », mais Nana Ekvtimishvili ne se focalise pas pour autant sur fait – à tel point même que, par moments, leurs réactions et leurs actions paraissent plus « normales » que celles des adultes. Je vous offre comme exemple la discussion des voisins qui cherchent à déculpabiliser un automobiliste ayant provoqué la mort du petit Sergo : « Ce ne doit pas être quelqu’un de mauvais… Apparemment, il n’a pas accepté qu’on mette le cadavre dans un cercueil en zinc, il a demandé un cercueil en bois et a pris en charge les coûts de l’enterrement… S’il n’avait pas été là, on aurait enterré ce malheureux enfant comme on enterre les sans-famille : sans nom et sans pierre tombale. » Que « s’il n’avait pas été là », Sergo serait encore vivant, ce fait est ignoré, si bien que la mort d’un enfant devient un fait divers.  

Vous savez peut-être que Lénine considérait le cinéma comme le plus important des arts, étant un art de masse. Je peux donc imaginer que plus nombreux seront les gens qui verront le film de Nana Ekvtimishvili que ceux qui liront son livre. Pourtant, malgré d’indéniables avantages, le cinéma possède au moins un point faible : il ne parvient pas à transmettre au public des odeurs. Or, le livre de Nana Ekvtimishvili en est baigné, bien que, pour la plupart, ces odeurs soient désagréables – à commencer par celle de l’internat saturé par « l’odeur de malpropreté que dégagent les enfants <> et de celle des vêtements lavés avec la même lessive. Ajoutons à cela la puanteur des draps sales, des vielles couettes, des matelas pisseux, des oreillers er de couvertures de laine, transmis d’une génération d’élèves à l’autre… ». Ce mélange nauséabond est impossible à chasser, même en faisant des courants d’air. (Si vous avez eu la chance de visiter la Géorgie, vous en conviendrez avec moi : ce n’est en rien ce genre de mélange que préserve notre odorat !) Sur ce fond, combien sont attirantes les poires du champ d’à coté, mais elles n’ont hélas aucun gout. On dirait que la Nature elle-même se moque des enfants en les privant de ses fruits.

« Les poiriers, délaissés par l’homme, ont des troncs blanc, robustes, noueux. Leurs branches entremêlées descendent jusqu’à terre. Chaque été, ces arbres portent de grosses poires, vertes et lisses. Personne ne les cueille, peut-être parce qu’elles ne parviennent pas à maturité avant le début du froid, ou peut-être parce que l’eau a imbibé la pulpe de cet étrange fruit, le rendant trop aqueux. Si quelqu’un cueille une poire et la mord, il sent immédiatement qu’elle est dure comme du roc. <> Quand Lela traverse le verger en courant, son cœur bat la chamade et elle se demande si elle pourra sortir de ce lieu maudit. Transie de peur, elle imagine que les poiriers l’attraperont et la feront tomber. Le sol mou s’affaissera sous son poids, les racines la couvrirons et la terre spongieuse l’engloutira pour toujours ».

Un axe important du projet littéraire de Nana Ekvtimishvili concerne Irakli, un garçon attachant, dont la mère célibataire le visite rarement puis, sans le prévenir, part en Grèce afin de gagner de l’argent. Les appels téléphoniques d’Irakli à la recherche de sa maman brisent les cœurs. Mais voilà que la fortune semble lui sourire : contre tout attente, c’est lui qu’un couple d’américains souhaite adopter. Portant, à la dernière minute, Irakli s’échappe et rentre à l’internat. Pourquoi ? Est-ce par peur du changement ou dans l’espoir que sa mère lui reviendra un jour ?

Nana Ekvtimishvili soulève dans son roman des thèmes d’une importance et d’une douleur extrêmes. La solitude des enfants sans défense face à la méchanceté et l’impunité de certains adultes. La prostitution enfantine. La violence à l’endroit des plus faibles de la part des adultes tout comme d’autres enfants. La violence qui devient une banalité, presqu’une norme. Ce n’est par hasard si, dès les premiers pages du roman, Lela rêve de tuer Vano, cet enseignant pédophile : toutes les nouvelles filles de l’internat passent par son bureau, comme Lela l’a fait en son temps. Il est extrêmement difficile de lire ces scènes écrites d’une manière visuelle, cinématographique – on imagine bien ce qui s’y passe. Trop bien même. Reste que je regrette qu’à Paris, la modératrice de la rencontre avec Nana Ekvtimishvili se soit concentrée sur ces seules scènes – laissant complètement de côté toute la tendresse et la gentillesse émanant de ce livre et qui, comme des pervenches à travers la neige, y poussent à travers la carapace dure du monde dans lequel ces enfants privés de toute chaleur humaine grandissent prématurément. La seule bonne odeur émane de la cuisine d’une voisine qui cherche toujours à nourrir les orphelins. L’odeur de la maison.

Ce sont ces rayons d’humanité que je considère comme les signes les plus fiables des changements en cours… et pour le mieux ! Combien magnifique est la scène située vers la fin du roman où plusieurs enfants, guidés par une Lela expérimentée, s’aventurent dans le jardin d’un voisin pour y chaparder des cerises. J’en cite pour vous un extrait. Lela « colle sa joue contre l’écorce rugueuse, ferme les yeux et se fige pendant une seconde. Elle enlace l’arbre comme s’il était un être vivant qu’elle retrouvait après de longues années de séparation. Le cerisier est toujours le même, immuable, comme si cette rencontre l’avait laissé muet et intimidé. Seule la brise caresse délicatement ses branches. <> L’arbre chargé de voleurs oscille doucement, mais ses racines le maintiennent solidement arrimé à la terre. Il a reçu les petits visiteurs comme une mère reçoit ses enfants affamés, de retour à la maison ; il les cajole, les mets sur ses genoux et leur parle en murmurant, pour ne pas effrayer les voisins et ne pas attirer le mauvais œil. Les feuilles bruissent. Une branche craque sous un pied. Tous se pétrifient et retiennent leur souffle, dans l’attente d’un incident. Mais le silence règne tout autour et l’on n’entend que les cigales se disputer ».

N’est-ce pas magnifique ? Et ne trouvez-vous pas que cette image est plus forte que le style du récit délibérément dur ? Qu’elle révèle l’essentiel : la fragilité des enfants abandonnés qui ont tant besoin d’être aimés, caressés, protégés ?

Alors, comme on dit en Géorgie : levons nos verres à ce que les internats deviennent un phénomène du passé ; à ce que tous nos enfants grandissent en amour en en sécurité, et à ce que les fruits les plus sucrés soient toujours en abondance dans leurs assiettes. De notre table à la vôtre, et vice versa.

P.S. Chers lecteurs, avec ce toast, je mets fin à mon blog pour l’année 2023 et profite de l’occasion pour partager une chose avec vous. Depuis plusieurs mois je reçois des messages émanant de lecteurs qui me demandent d’écrire davantage. Plus souvent. J’en serai ravie, mais pour cela je devrais m’adjoindre une aide. Si donc vous pensez à des personnes autour de vous susceptibles d’être intéressées par la sponsorisation de ce blog ou par l’adjonction de publicités sur cette page, vos idées sont les bienvenues ! Je vous donne un rendez-vous en janvier, vous remercie de votre soutien et vous souhaite à toutes et à tous une bonne et heureuse année 2024.

08.12.2023
Photo © Maria Slepkova

Le 10 décembre 2023, Yuri Temirkanov (1938 – 2023) aurait fêté ses 85 ans. Il nous a quitté quelques semaines avant.

Les mélomanes parmi mes lecteurs vont tout de suite reconnaitre dans le titre de cette chronique un clin d’œil au Trio pour piano en la mineur dite « À la mémoire d’un grand artiste », composé par Tchaïkovski en 1882 et dédicacé à son grand ami Nikolaï Rubinstein, compositeur, chef d’orchestre et fondateur du Conservatoire de Moscou, décédé depuis peu. Oui, dans le temps, les immenses musiciens ne trouvaient pas humiliant pour leur egos d’exprimer leur admiration à l’endroit de leur confrères – « en présentiel », comme l’on dirait aujourd’hui, ou après leur mort, quand leurs éloges ne leur étaient plus d’aucune utilité. Ce temps est révolu.

Ayant appris la disparition de Youri Temirkanov le 2 novembre, je n’ai pas écrit de nécrologie – ceci pour plusieurs raisons.  D’abord, je suis sûre qu’il aurait préféré que je pense à lui le jour de son anniversaire, plutôt que celui de sa mort. Ensuite, il a fallu absorber la nouvelle. Finalement, j’étais curieuse de voir la réaction suisse au décès de cet immense musicien. Je n’en ai lu pratiquement aucune. Ni le Verbier Festival, ni celui de Lucerne où Temirkanov s’était rendu, fidèle, au fil de longues années, ni l’OSR qu’il a dirigé pour la première fois en 2013, n’ont trouvé opportun de lui rendre hommage. Je n’ai pas vu de nécrologies dans les journaux, mais ai par contre été touchée par le très gentil message que Charles Dutoit a publié sur sa page de Facebook. De toute évidence, le maestro suisse se souvient du soutien amical de son collègue russe au moment difficile de sa vie. Merci à celui qui n’a pas une courte mémoire. Quant aux autres…

© Stas Levshin

Comment ne pas donner raison à Temirkanov, lui qui aimait tant citer Alexandre Pouchkine en répétant « Qui vit et pense est incapable / De voir les gens sans mépriser », quand j’apprends qu’un célèbre et très respecté réalisateur de cinéma d’âge mûr, s’étant trouvé au même étage que Youri Temirkanov dans un hôpital à Saint-Pétersbourg, avait pénétré dans sa chambre – à la bonne franquette – et, sachant que maestro ne recevait personne, l’avait photographié sans permission avant de poster des photos sur les réseaux sociaux ? Comment ne pas lui donner raison quand je lis le texte d’un journaliste russe qui, après avoir chanté à son propos maints éloges de son vivant, lui trouve à présent des défauts dans sa manière de diriger ; ironise au sujet de ses foulards en soie ; se plaint du fait que son répertoire était limité (il suffit de voir la liste des œuvres interprétées pas Youri Temirkanov rien qu’à la Philharmonie de Saint-Pétersbourg pour dévoiler pareil mensonge) et fait courir des bruits sur la relation du maestro avec Mariss Jansons, son confrère et ami de longue date – bruits que les deux musiciens ne peuvent plus dénoncer ? Le journaliste du Guardian ne vaut guère mieux quand il met, sans son article post mortem, l’accent sur la proximité de Temirkanov avec le président Poutine.

J’ai eu la chance et le privilège de bien connaître Youri Temirkanov – Youri Khatuyevitch, comme on l’appelle en russe, en utilisant le nom de son père –, aussi aimerai-je parler de lui d’une manière informelle, remplir quelques « espaces » dans sa biographie officielle et répondre à quelques questions qui, de toute évidence, empêchent de dormir certains « experts ». Je le ferai en m’appuyant, outre sur mes propres souvenirs, sur un long et très sincère interview que le maestro Temirkanov m’avait accordé en 2014 (vous pouvez le feuilleter ici, page 64).

« Poème et prose, vague et pierre, / Glace et brasier différaient moins », c’est ainsi que Pouchkine décrivait Lenski et Onéguine (dans la traduction d’André Markowicz). S’il avait connu Temirkanov, il aurait appliqué tous ces épithètes à sa seule personne, tant sa personnalité était contradictoire. Le calme apparent marié au tempérament fou de ce fils du Caucase ; la gentillesse et la douceur manifestes et la dureté à la limite de la cruauté… En rien capricieux dans le quotidien, il était furieusement intransigeant dans son travail ; il aimait la nourriture simple (viande bien cuite, sauces à bruler le palais et glace au caramel et à la fleur de sel – voici le menu imbattable) et les choses élégantes. La capacité de s’enthousiasmer et de s’infatuer coïncidait en lui avec l’indifférence et l’apathie ; l’amour des blagues, souvent salées, et le fin sens de l’humour, ponctués par des périodes de dépression – ce malheur propre à tant de grands créateurs. Youri Temirkanov était un charmeur né, naturel : fort d’un même engagement manifeste, il parlait de solfège et de mathématiques avec mon fils ainé ; de football avec mon cadet. Quand il discutait avec quelqu’un, son interlocuteur était convaincu qu’il était pour lui la personne la plus importante au monde. Il se pouvait que peu de temps après Temirkanov ne le reconnaissait pas, mais celui-ci ne s’en offusquait pas, conquis à jamais par son charisme. Et je ne parle pas même des femmes qui – toutes ! – trouvaient maestro irrésistible.

© N. Sikorsky

Personne publique malgré lui, il adorait la solitude : rien ne lui donnait plus de plaisir que de s’asseoir dans un fauteuil confortable avec un bon livre, une tasse de café (avec du lait chaud) et une cigarette. Temirkanov était un lecteur passionné, avec une préférence pour la non-fiction. Je me souviens à quel point il avait été impressionné par mon interview avec Vladimir Dimitrijevic, dont – comme tous les Russes – il n’avait jamais entendu parler et ignorait le fait que c’était grâce à cet éditeur suisse que Vie et destin de Vassili Grossman avait vu le jour, en russe et en français.

Dans chacune des multiples biographies de Youri Temirkanov, vous lirez qu’il est né à Naltchik, en République socialiste soviétique autonome kabardino-balkare, qu’à neuf ans il commençait à apprendre la musique, qu’ensuite il apprit le violon dans une école pour enfants douées de Leningrad et poursuivit sa formation dans les classes d’alto et de direction d’orchestre au Conservatoire de Léningrad. Tout cela est juste, sauf qu’il n’y avait pas d’école de musique à Naltchik après la guerre. Que s’était-il donc passé ? Comme maestro me l’avait raconté, il était devenu musicien… par politesse ! « Un jour que je jouais au football avec mon frère ainé, un voisin, un professeur de violon évacué chez nous pendant la guerre, nous a demandé si nous voulions apprendre à jouer d’un instrument. Au Caucase, il était impensable de dire non à une personne âgée. Donc nous avons dit oui. » Ainsi son destin fut-il décidé. Le nom du vieux professeur était Valeri Dashkov. Des années plus tard, lui et sa femme Béatrice Friedman, l’élève du grand pianiste Konstantine Igoumnov, ont émigrés en Israël. Dès sa première tournée dans ce pays, Temirkanov les a retrouvés.

Toutes les biographies de lui indiquent également qu’au Conservatoire de Leningrad il étudia dans la classe du grand pédagogue Ilya Mousine. Aucune, toutefois, ne mentionne le nom de Nikolaï Rabinovitch, que Temirkanov considérait également comme son maître et à qui il consacra un article instructif et très touchant. Voilà comment il y expliquait sa décision de ne pas s’inscrire dans la classe de Rabinovitch : « Je ne suis pas allé chez Nikolaï Semenovitch car c’était un homme dur – notre ignorance était insultante pour ses connaissances et sa culture encyclopédiques. C’était un homme de Renaissance. Il savait tout – du moins tout ce qui touchait à la musique. Il savait tant de choses que même si aujourd’hui nous, ses élèves, nous réunissions, nous ne pourrions pas arriver à son niveau ». 

Les leçons du professeur Rabinovitch n’ont pourtant pas été perdues pour Youri Temirkanov qui, à son tour, trouvait l’ignorance insultante.

Lui qui fut un chef d’orchestre d’opéra mondialement connu – ses productions au théâtre Mariinsky et au Bolchoï, ou encore à Parme, sont toujours considérées comme des étalons – s’était, avec le temps, laissé de l’opéra, dégouté par les mises-en-scène contemporaines. « Je vais rarement à l’opéra. Les productions contemporaines me dégoûtent. Transformer la musique de compositeurs de génie en l’accompagnant de ses propres fantaisies n’ayant rien avoir avec la musique, c’est un autre genre. Dans l’opéra, c’est la musique – et elle seule – qui doit dicter tout ce qui se passe sur scène », me disait-il. 

© N. Sikorsky

Ceux qui eurent la chance de voir et d’entendre Temirkanov diriger son orchestre qu’il hissa au niveau de la perfection (bien que, disait-il, la perfection n’était qu’un rêve inatteignable), de voir ses musiciens suivre non seulement chacun de ses gestes mais chaque mouvement de sourcils, d’admirer sa précision et son élégance, n’oublieront jamais leurs émotions – qu’il s’agisse de la Septième symphonie de Chostakovitch ou la Deuxième symphonie de Mahler. Mais ceux qui assistèrent aux répétitions comprirent le prix payé pour cette légèreté apparente. Pour une telle perfection. Je me souviens encore de mon étonnement un jour qu’à quatre heures du matin je trouvais le maestro occupé à l’étude d’une partition. Une partition qu’il devait pourtant connaitre par cœur, tant il l’avait jouée de fois. Eh non : la perfection ne tombe pas du ciel.

À différentes reprises, j’ai parlé avec le maestro Temirkanov des relations entre l’intelligentsia et le pouvoir – un sujet russe traditionnel. Convaincu qu’il doit y avoir une frontière entre les deux domaines – frontière accordant de se faire une opinion indépendante –il n’a jamais nié ses relations cordiales avec l’actuel président russe qu’il avait connu à l’époque où celui-ci travaillait encore à la mairie de Saint-Pétersbourg et où Temirkanov était déjà Temirkanov. J’ai assisté au 75ème anniversaire de maestro, puis au 80ème. Poutine était présent à ces deux occasions. Il prononça des toasts, dina avec tout le monde. Temirkanov le traita comme tous les autres invités, et marcha tranquillement devant lui, considérant la chose comme parfaitement normal – après tout, c’était son anniversaire, non ?!

Ainsi m’expliqua-t-il l’essence de ses relations avec le président Poutine : « Peu importe qui se trouve au pouvoir en Russie – monarchistes ou communistes, la coutume veut que ce soit toujours une personne qui décide de tout. Par exemple, le ministre des finances en Russie n’est pas en mesure de prendre la décision d’accorder davantage d’argent à la culture. Alors, que cela soit un bien ou un mal, on se trouve obligé de discuter certaines questions importantes avec celui qui prend les décisions. Et je le fais, car ma position m’y oblige. Par exemple, à ma demande, le président Poutine a augmenté de dix fois les salaires des musiciens des cinq plus importants orchestres russes. Les premiers pour qui j’ai fait cette demande d’augmentation étaient les professeurs des Conservatoires. Il a aussi augmenté de trois fois les salaires dans mon orchestre. Il sait bien que je ne le dérangerai pas pour des choses sans importance et que je ne demanderai jamais rien pour moi-même ». À une autre occasion, en discutant ce même sujet avec mon fils alors âgé de douze ans, il a admis que n’était pas normal le fait que le président du pays décide de l’achat d’un piano pour la Philharmonie de Saint-Pétersbourg. Mais qui pourrait citer Temirkanov glorifant Poutine ou sa politique ? Personne.

© N. Sikorsky

Ces derniers temps, le maestro Temirkanov était souffrant. La mort de son frère adoré n’avait pas manqué de l’affaiblir, suivie de celle de son fils unique. Par la suite, l’irruption du Covid l’avait soustrait à son rythme habituel – le privant de concerts. De tournées. J’ose croire qu’il était presque heureux à l’idée ne pas parvenir à son jubilé. Il n’aimait plus les célébrations officielles. Ainsi, le jour de ses quatre-vingt ans qui coïncidait avec les dix-huit ans de mon fils ainé, il lui envoyait un message disant : « Quand tu auras quatre-vingt ans et seras célèbre, et que tout le monde te félicitera, tu verras comme c’est ennuyeux ! » Dans le contexte russe actuel, toute célébration lui aurait été d’autant plus pénible, j’en suis certaine.

… Chaque fois qu’il venait passer quelques jours dans mon ancienne maison genevoise, Youri Temirkanov marchait tout droit sur la bibliothèque en quête du volume X des Œuvres de Lev Tolstoï, en sorte de relire une fois de plus La Mort d’Ivan Ilich – sa nouvelle préférée. J’imagine qu’il pensait à ce texte durant ses derniers jours, s’identifiant peut-être davantage encore avec le personnage principal, qui, au terme d’une vie simple, agréable et décente, se trouvait infligé d’une maladie incurable. Et voilà que tout lui devenait égal sauf « le sentiment de la vie qui s’en va, qui s’en va inexorablement mais qui n’est pas encore partie ; l’imminence de plus en plus proche de cette mort terrifiante et odieuse qui est la seule réalité ». Je doute que Youri Khatuyevich aurait pleuré, à l’instar d’Ivan Ilitch, « sur son impuissance, sur son effroyable solitude, sur la cruauté des hommes, sur la cruauté de Dieu, sur l’absence de Dieu » ; mais je l’imagine fort bien occupé à débattre de sujets éternels avec Tolstoï lui-même et d’autres convives dignes de lui. Et, oh ! quel orchestre formidable pourrait-il-composer là-bas..

… Les génies ne sont – par définition – pas des gens comme les autres. Il est inutile d’essayer de les mesurer à l’échelle ordinaire, comme il est déconseillé de les approcher de trop près – histoire de ne pas se brûler des ailes et d’éviter de perdre ses illusions. Mieux vaut ne pas hanter les coulisses, ni les guetter par le trou de la serrure. Admirez-les plutôt sur scène ou à l’écran, c’est beaucoup mieux ainsi. Heureusement, il nous reste de maestro Temirkanov beaucoup d’enregistrements – audio et vidéo. Ils sont à nous.

Un grand merci au maestro pour sa musique à qui – à elle seule – il fut fidèle toute sa vie.

Et à présent, faites-vous plaisir pendant quatre minutes à peine ; écoutez le Salut d’amour d’Edward Elgar interprété par l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg que dirige Youri Temirkanov. Amen.

17.11.2023

Le 4 décembre 2023, deux grands musiciens, Evgeny Kissin et Thomas Hampson, seront présents sur la scène du Conservatoire de musique de Genève en tant qu'acteurs dramatiques. Grâce à l'Association Avetis.

J’aime beaucoup ce que fait l’Association Avetis. Créée par la chanteuse d’opéra Varduhi Khachatryan, membre du chœur du Grand Théâtre de Genève, afin de populariser la culture arménienne, cette association a depuis longtemps dépassé les frontières nationales : les artistes qu’elle invite viennent de tous les horizons : de la pianiste géorgienne Khatia Buniatishvili au Russe Mikhaïl Pletnev et jusqu’à Placido Domingo. Initialement dédiée exclusivement à la musique, art qui n’a pas besoin de traduction, l’Association Avetis a décidé de franchir également cette frontière et de rajouter le théâtre à son « profil » – pour utiliser le jargon des réseaux sociaux. Ce rajout ne signifie nullement un changement d’orientation : comme vous le voyez, le prochain événement aura lieu au Conservatoire de musique, avec deux immenses musiciens tenant la vedette.

Je suis sûre que vous les connaissez : le grand pianiste russe Evgeny Kissin (qu’on a souvent l’occasion d’applaudir en Suisse) et le non moins grand baryton américain Thomas Hampson – vous vous souvenez peut-être de sa sublime interprétation du Lied von der Erde de Mahler présenté en 2012 avec l’OSR. Voir Kissin et Hampson ensemble sur scène est une chance rare, bien que cela ne soit pas la première fois. Le spectacle « Address unknown » a été joué pour la première fois le 18 juillet 2022 au Festival de Verbier puis, une année plus tard, au Schloss Elmau en Allemagne.

Il s’agit de la mise en scène d’un roman écrit en 1938 par l’écrivaine américaine Kathrine Kressmann Taylor (1903-1996). Address Unknown, l’œuvre la plus connue de Taylor, n’arriva en Europe que plusieurs décennies plus tard. Taylor s’était choisi un pseudonyme, car son éditeur estimait qu’un texte politique rédigé par une femme ne serait pas pris au sérieux. Le livre décrit les changements qu’engendra la montée du national-socialisme en Allemagne. Il prend la forme d’une correspondance fictive entre un marchand d’art juif vivant à San Francisco et son ami et partenaire commercial qui est retourné en Allemagne. L’Allemand s’enthousiasme toujours plus pour le national-socialisme – tant et si bien que la relation entre les deux finit par se transformer en hostilité ouverte.

Publié pour la première fois en 1938 dans la revue américaine Story Magazine, Address Unknown (traduit en français sous le titre Inconnu à cette adresse) suscita un large débat public. En 1939, l'histoire fut publiée sous forme de livre, tirée à 50 000 exemplaires aux États-Unis et interdite en Allemagne. En 1995, à l'occasion du 50e anniversaire de la libération des camps d'extermination, le livre fut réédité par Story Press Books et connut un succès international. Il est traduit en quinze langues ; rien qu’en France, 600 000 exemplaires furent vendus. Une version allemande sortit finalement en 2001 et se retrouva également sur la liste des best-sellers. La version russe parut la même année.

Depuis de nombreuses années, des liens d’amitié me lient à Evgeny Kissin. Je connais son amour pour la littérature et son extraordinaire mémoire qui lui permet de « photographier » des pages et des pages de textes en prose. Ses lectures de poèmes en yiddish, lus en français par Gérard Depardieu, restent gravées dans ma mémoire. Mais même à moi, il réserve des surprises. Ayant su qu’il allait prochainement se produire à Genève, j’ai appris entre autres, en parlant avec lui, qu’Evgeny Kissin rêve de jouer le rôle de Léo Rafalesco dans les Étoiles vagabondes de Cholem Aleikhem – bien qu’il ait trente ans de plus que cet attachant personnage – et qu’il cherche un metteur en scène qui voudrait bien lui confier ce rôle.

Evgeny Kissin est une personne aux principes clairs et nobles. Son amour pour l’Arménie et le fait qu’il ait accepté l’invitation de l’Association Avetis ne s’expliquent pas uniquement parce que sa femme Karina (qui joue les rôles féminins dans ce spectacle mis en scène par sa sœur Marianna) est à moitié arménienne. « Je me suis rendu en Arménie pour la première fois à l’âge d’à peine treize ans, et j’ai été très impressionné par la beauté du pays, par son atmosphère toute particulière et par l’hospitalité de ses habitants, m’a-t-il raconté. – Dans les années 1980, quand un malheur après l’autre a frappé l’Arménie, j’ai évidemment éprouvé la plus grande compassion pour ce peuple qui comptait déjà à l’époque beaucoup d’entre mes amis. »

La position d’Evgeny Kissin relative au Haut-Karabakh est tout aussi claire que sur les autres sujets d’actualité. « Si vous êtes contre Staline et pour Sakharov, vous devez reconnaître le Karabakh comme une partie de l’Arménie, sans équivoque. Tertium non datur, » martèle-t-il.

À ma question de savoir si, dans le contexte actuel, des dialogues comme celui entre les deux personnages du spectacle sont possibles, il répond que non seulement ils sont possibles, mais ils ont lieu. Et il me raconte une anecdote à propos d’un homme qui lui paraissait « fréquentable » et à qui il a accepté d’accorder une interview. Or, lors de leurs échanges par e-mail, il s’est rapidement avéré que l’homme en question était un « poutiniste acharné ». La correspondance s’est arrêtée net.

Et la musique dans tout cela ? Ne vous en faites pas, elle sera au rendez-vous.

Le 4 décembre, le spectacle sera joué à 20 h. Dépêchez-vous de réserver vos places !

10.11.2023

Aujourd’hui, la veille du jour d’anniversaire de Fedor Dostoïevski (1821-1881), immense écrivain russe que l’on peut aimer ou détester – mais qui ne laisse personne indifférent. Cet écrivain dont une plaque mémorielle au numéro 16 de la rue du Mont-Blanc commémore le séjour à Genève. À cette occasion, j’aimerais vous parler d’un livre que je viens de lire, après une petite introduction.

Contrairement à moi, vous n’avez sans doute pas étudié la biographie de Dostoïevski à l’école. Il est donc probablement opportun de vous rappeler que, depuis décembre 1846 ou janvier 1847, il fréquentait – sans pour autant adhérer à ses idées – le Cercle fouriériste de Mikhaïl Petrachevski, un fonctionnaire au ministère russe des Affaires étrangères qui combattait l'absolutisme de Nicolas Ier. En avril 1849, les membres du Cercle furent arrêtés. Lors d’une fouille chez Dostoïevski, la police trouva des livres interdits ; par la suite, le Tribunal militaire l’accusa d’avoir eu l’intention de renverser le régime. Après une instruction de plusieurs mois, un procès, une condamnation à mort et un simulacre d'exécution, le 22 décembre 1849 sur la place Semenovski à Saint-Pétersbourg, le tsar gracia les prisonniers à l'instant où ils allaient être fusillés ; la condamnation à mort fut commuée en exil de plusieurs années, la peine en déportation dans un bagne de Sibérie. Il est bien connu que, lors du procès et des interrogatoires, Dostoïevski se conduisit de façon exemplaire et ne trahit personne. Finalement, il vit sa peine commuée en quatre ans de travaux forcés, auxquels s'ajouta l'obligation de servir ensuite comme simple soldat. Le sentiment de sa résurrection fit sur Dostoïevski une impression inoubliable – dont on trouve la trace dans toute son œuvre.

Le condamné Dostoïevski fut mis aux fers. Le 23 janvier 1850, il arriva à Omsk où il passerait quatre ans au bagne et qu’il décrirait en détail dans ses Souvenirs de la maison des morts. Sa peine se termina le 23 janvier 1854 et, après un mois passé à Omsk, il fut affecté, le 2 mars, à un régiment de Semipalatinsk (Sibérie) en tant que simple soldat. Après deux mois de vie de caserne, Dostoïevski obtint le privilège rarissime de pouvoir habiter en ville. Les Souvenirs de la maison des morts commencent d’ailleurs par la description de Semipalatinsk où se déroule également l’action du Rêve de l’oncle. Un nouvel épisode dans la vie de l’écrivain commença : celui de soldat exilé. C’est à ce moment-là que son destin croisa celui du baron Alexandre von Wrangel, arrivé cette même année à Semipalatinsk en tant que procureur régional depuis Saint-Pétersbourg, où il avait lu et admiré Les Pauvres Gens, le premier roman de Dostoïevski.

L’amitié qui a uni le soldat exilé et le procureur peut paraître incroyable, mais elle ne l’est pas vraiment. Malgré la (provisoire) différence dans leur statut social, les deux hommes appartenaient au même cercle pétersbourgeois. Le jeune von Wrangel était fier de l’amitié avec l’auteur qu’il admirait tant. Il le prit sous son aile et l’introduisit dans la bonne société de Semipalatinsk, ville qui, selon les mémoires de von Wrangel, « semblait située au bout du monde ».

Les nouveaux amis devinrent inséparables : durant les deux ans que von Wrangel passa à Semipalatinsk, il se voyaient quasi quotidiennement. Nous savons que Dostoïevski changea quatre fois d’adresse dans cette ville, habitant entre autres dans la caserne avec d’autres soldats. Une des adresses s’appelait « Le Jardin de Cosaques » – il s’agissait là d’une datcha louée par von Wrangel où l’écrivain passa le printemps et l’été 1855.

Le Jardin des Cosaques (De Kozakkentuin, en version originale) est aussi le titre d’un livre de l’auteur néerlandais Jan Brokken. Ce livre est réédité cette année dans la traduction française de Mireille Cohendy par la maison d’édition Vuibert sous le titre Dostoïevski: Une amitié en Sibérie – jugé apparemment plus attirant. Dans sa préface, Jan Brokken déclare qu’il n’aime pas beaucoup les vies romancées mais qu’il aime « emprunter à la fois au roman et aux mémoires », comme dans le cas présent. L’idée du livre lui était venue grâce à une rencontre avec l’arrière-arrière-petite-fille d’Alexandre von Wrangel qui lui avait remis les copies des échanges épistolaires entre les deux hommes ainsi que les Mémoires de Wrangel, publiés en 1912 à Saint-Pétersbourg. D’entre soixante lettres une quarantaine ont été conservées ; ces lettres permettent de voir Dostoïevski sous un angle inhabituel.

« Après avoir pris connaissance de la documentation dont je disposais, je fus convaincu de deux choses : j’écrirais un livre sur cette amitié et je le ferais en m’exprimant à la première personne », explique Jan Brokken. Il a tenu sa promesse, entrant dans la peau du baron von Wrangel qui est devenu son alter ego le temps du travail sur le roman. Il a raconté l’histoire comme il l’a connu, jusqu’à la fin malheureuse et gênante : Dostoïevski évite son ami pour ne pas lui rembourser une dette…

Les infatuations de Dostoïevski, convaincu que l’épilepsie dont il souffrait ne lui donnait pas droit au bonheur conjugal, et son grand amour pour Maria Dmitrievna Issaeva qui se termina par un mariage malheureux, occupent une place importante dans le récit. Pour dire la vérité, connaissant la capacité de Dostoïevski de fouiller dans sa propre âme et dans celles des autres, je suis surprise de l’emprise qu’avait sur lui cette femme assez quelconque et, en plus, manipulatrice. L'amour rend-il vraiment aveugle ou fou ?

– Fou ou juste ? m’a répondu Jan Brokken. – Le plus important et le plus touchant que j'ai découvert en décrivant les années sibériennes de Dostoïevski est qu'il était un homme très moderne. Bien sûr, il y avait bien d’autres femmes dont il aurait pu tomber amoureux en Sibérie, mais il a choisi Maria, qui avait fréquenté le lycée ce qui, dans la première moitié du 19e siècle, était inhabituel pour une femme, et qui parlait couramment le français et écrivait des poèmes... Fiodor avait une grande soif intellectuelle, c'est pourquoi il s’est lié d’amitié avec Alexandre von Wrangel, un juge... J'aime terriblement ce jeune Dostoïevski, autant qu'Alexandre l'aimait. Et oui, nous sommes tous deux déçus par le Dostoïevski âgé, même si nous lui pardonnons beaucoup tous les deux en raison des immenses difficultés qu’il a rencontrées durant sa vie.

Le livre de Jan Brokken est intéressant, non seulement en raison des faits divers tirés de la vie de Dostoïevski, mais aussi des parallèles entre la Russie de la deuxième moitié du 19e siècle et la Russie de nos jours. Les parallèles se tracent toutes seules devant les yeux d’un lecteur attentif : de la détermination de Nicolas Ier d’exterminer toute forme de contestation de son pouvoir jusqu’aux verdicts terribles prononcés contre les écrivains pour leurs opinions – les opinions et rien d’autre. Il est bien connu que Dostoïevski dénonçait toute forme de violence, y compris le service militaire, bien que son intérêt pour la violence et ses tentatives de l’expliquer – sans pour autant la justifier – aient été vives suite à l’assassinat de son père.

Comment ne pas penser à la Russie d’aujourd’hui en lisant les réflexions d’Alexandre von Wrangel (et de Jan Brokken) sur l’impuissance de l’individu face au système, sur son absolue dépendance des bonnes grâces du tsar, sur la corruption omniprésente, l’état cauchemardesque des prisons, des routes, de la poste, sur les directives idiotes ? Comment ne pas comparer le poème élogieux que Dostoïevski écrivit au tsar avec la lettre adressée par Mikhaïl Boulgakov à Staline ou les œuvres composées par Chostakovitch à l’occasion des anniversaires de la révolution d’Octobre ? Tous les auteurs, à toutes les époques, ne désirent qu’une chose : pouvoir créer, pouvoir écrire, composer, peindre et être publiés, lus, vus et écoutés.

Évidemment, il y eut des gens qui jugeaient Dostoïevski. « Lorsque, de nombreuses années plus tard, il fut publié, les critiques dénoncèrent violemment l’humilité du ton – six fois « pardonnez-moi » dans les six premiers vers – et le message clairement patriotique. <> La façon qu’il avait de supplier pour obtenir le pardon de l’autorité suprême touchait à l’obséquiosité. Pourquoi tenait-il tant à montrer patte blanche auprès du tsar ? » se demande Jan Brokken/Alexandre von Wrangel. Et sa réponse est d’une actualité frappante : « Ces critiques étaient dépourvues de sens. Dostoïevski avait toujours été un fervent patriote, au sens le plus large du terme. Il me semble quelque peu exagéré de prétendre qu’en Sibérie son caractère et ses convictions avaient changé. Jamais il n’a maudit la Russie, il n’est pas devenu tsariste après avoir été anarchiste, ni réactionnaire après avoir été progressiste. Avant la Sibérie, il condamnait le servage et beaucoup d’autres injustices, comme nombre de ses compatriotes. Un Russe est toujours en opposition avec la Russie, c’est dans sa nature. Mais privé de sa chère patrie, il dépérit. »

Le destin littéraire de Dostoïevski est particulier. Interdit à l’époque tsariste pour les raisons énumérées ci-dessus, il fut pratiquement interdit à l’époque soviétique également, pour des raisons toutes aussi évidentes : il avait détruit l’idée d’un super-homme qui constituait le fondement de l’expérience sociale soviétique. Il est intéressant de relever que Vladimir Nabokov, qui s’était pourtant beaucoup moqué du style pesant de Dostoïevski et avait qualifié ses recherches sur l’âme de « délire prophétique », lui a néanmoins consacré une de ses célèbres conférences sur la littérature russe – honneur réservé aux écrivains qu’il estimait le plus. Il n’est pas moins intéressant de relever que c’est de Dostoïevski que parlaient, en automne 1989, deux lauréats du prix Nobel de littérature, Czesław Miłosz et Joseph Brodsky – par miracle, une vidéo de cette conversation a été préservée  Citant le philosophe russe Léon Chestov, Brodsky dit : « L’essentiel est que Dostoïevski suivait les traditions classiques, les principes du jugement juste. Autrement dit, avant de se prononcer en faveur du Bien, il laissait au Mal, en tant qu’opposant du Bien, la possibilité d’épuiser tous ses arguments ». Miłosz répond à cela : « Évidemment, je le sais et je comprends toute la dialectique de Dostoïevski. Et pourtant, quand j’ai commencé à l’étudier, j’ai été frappé par sa capacité de se mentir à soi-même ».

Et voilà que l’année dernière, avec le début de la guerre en Ukraine, c’est bien Dostoïevski qui s’est trouvé parmi les premiers auteurs russes que certains voulaient « abolir ». Pourquoi ? ai-je demandé à Jan Brokken.

– Parce que Dostoïevski est systématiquement mal cité ou cité de manière incomplète, m’a-t-il répondu. – Il a écrit un jour que les Russes sont supérieurs aux autres peuples. Mais sa phrase ne s'arrête pas là. Après la virgule, il ajoute : parce qu'ils sont davantage capables de souffrir que les autres peuples. C'est le destin tragique du peuple russe qui fait que les individus peuvent encaisser bien plus de coups et blessures. Dostoïevski lui-même est un exemple de cette capacité de souffrir. Avant de devenir le grand écrivain qu'on connaît, il fut exilé en Sibérie pendant dix ans où il dut effectuer des travaux forcés. Il avait vingt-sept ans lorsqu'il fut condamné et ne put retourner à Saint-Pétersbourg et commencer sa carrière d'écrivain qu'à trente-sept ans. De nombreux écrivains d'Europe occidentale auraient depuis longtemps perdu espoir ! Moi y compris.

Est-il donc idiot d'interdire Dostoïevski ?

– C'était là une mesure stupide de la part de l'Université de Milan. Quoi qu'il arrive, vous ne devriez jamais interdire un écrivain – car alors il n'y a plus de liberté dans votre pays. Si vous détestez les Russes, vous devriez justement lire un écrivain exilé par le tsar et dont les Soviétiques se méfiaient. L'œuvre de Dostoïevski est comme la Bible : chacun peut y trouver son bonheur. Les Frères Karamazov est un roman plein de pensées religieuses. Et plein d'idées athées aussi. Il y a dans l'œuvre de Dostoïevski du nihilisme, du nationalisme, du conservatisme, de l’anarchisme, du terrorisme, du socialisme. Parce qu'il écrit à partir de ses personnages. Selon Nabokov, il écrit mal. Non ; il fait parler sèchement un fonctionnaire et brillamment un étudiant. Il possède des compétences linguistiques extraordinaires, car il est capable de s'identifier à n'importe quel personnage.

27.10.2023
Tomas Venclova en 2018 Photo © Nashagazeta

Un volume de 576 pages intitulé Tomas Venclova: Nord magnétique. Conversations avec Ellen Hinsey vient de paraître aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, traduit de l’anglais par Eva Antonnikov. Sur le fond, c’est la vie de Tomas Venclova racontée par lui-même : la vie d’un poète, philosophe, traducteur, défenseur des droits humains, né en 1937 à Klaipeda, en Lituanie. Celui dont le destin reflète tout le XXe siècle fit ses études dans les universités de Vilnius et de Tartu et séjourna souvent à Moscou et à Leningrad. Ses poèmes furent traduits pour la première fois en russe par son ami Joseph Brodsky – qui lui dédia, en 1971, son cycle Divertissement lituanien. Venclova, quant à lui, a traduit en lituanien non seulement Brodsky, mais aussi Pasternak, Mandelstam et Akhmatova. En décembre 1976, il fut l’un des fondateurs du Groupe Helsinki lituanien, et en 1977, il quitta l’Union soviétique pour les États-Unis, sur invitation de l’université de Berkeley. À partir de 1980, il enseigna à l’université de Yale dont il demeure professeur honoraire.

Sur la forme, c’est une série d’entretiens avec la poétesse américaine Ellen Hinsey, qui a notamment traduit plusieurs poèmes de Venclova en anglais ; à l’instar d’Ariane, dans la mythologie grecque, elle guide son interlocuteur épistolaire – ainsi que les lecteurs et lectrices – à travers les bouleversements du siècle dernier.

L’idée du livre est née en été 2003 en Suisse, au Château de Lavigny où les deux poètes se trouvaient alors en résidence. Quinze ans plus tard, j’ai eu le privilège de faire la connaissance de Tomas Venclova à Lavigny. À l’occasion de la parution de ce nouveau livre, je vous propose l’interview réalisée avec le poète en 2018, qui n’a rien perdu de son actualité.

Tomas Vencova, dans quelle langue rêvez-vous ?

Généralement, dans ma langue maternelle, en lituanien.

En trente ans passés aux États-Unis, ne vous êtes-vous donc pas américanisé ?

Absolument pas. En général, je n’aime pas trop l’Amérique, pour deux raisons. Premièrement, il n’y a pas là-bas de vraie architecture européenne : le gothique, le baroque ; et le classicisme est faux. Il y a des gratte-ciels, de riches villas, mais c’est autre chose. Deuxièmement, il est impossible de s'y déplacer à pied. Il est vrai que ma femme et moi habitons dans une commune où c’est justement possible, nous n’avons même pas de voiture, ce qui est perçu comme une forme particulière de snobisme. Nous n’avons pas de maison non plus, et vivons dans un appartement. Faire des travaux dans sa maison ou s’affairer dans un potager, cela ne m’intéresse pas. En revanche, j’aime beaucoup voyager, et je peux me le permettre même maintenant, à la retraite.

Chez vous, on est poète de père en fils. Votre père écrivait des poèmes, mais il occupait également des postes de responsabilité, il faisait partie du système soviétique. Qu’est-ce qui vous a poussé vers la dissidence ?

J’observais, tout simplement, ce qui se passait dans mon pays, je réfléchissais et j’ai assez vite compris qu’il y avait une faille dans ce système, qu’il fallait le changer. Plus tard, j’ai compris que les changements n’aideraient pas : le système ne pouvait que s’effondrer, et pour cela, il fallait, comme l’a dit Soljenitsyne, « ne pas vivre dans le mensonge ». Ce qui veut dire qu’on ne pouvait soutenir ce système ni par la parole ni par l’action, mais qu’au contraire, il fallait le secouer. Dans ma profession, les secousses provenaient des traductions en lituanien de la littérature occidentale moderne : Eliot, Joyce, Rilke, Borges et plusieurs autres. Les traductions de Shakespeare, de Dickens, de Goethe permettent de ne pas vivre dans le mensonge, et beaucoup de gens vivaient ainsi.

Comment avez-vous appris que vous aviez été déchu de la nationalité soviétique ? Quelle a été votre première réaction ?

Ma première réaction, ce fut du soulagement. Je m’y attendais et j’étais même étonné que l’on ne m’ait pas déchu plus tôt. Car, en partant enseigner à Berkeley avec un passeport « rouge », je me comportais avec une insolence inhabituelle pour un Soviétique.

Comment vous a-t-on laissé partir ?

Le pouvoir avait un dilemme : soit m’incarcérer pour quinze ans, soit me laisser partir. J’étais comme le fils de Gorki, Maxime Pechkov, et un écrivain de surcroît. Mais j’ai eu plus de chance que Pechkov – on m’a laissé partir, alors que mon père était déjà décédé et ne pouvait plus rien pour moi. Et je me retrouve à changer 500 roubles contre 600 dollars américains, selon le cours officiel (au noir, c’était 10 roubles pour 1 dollar, le rouble était officiellement un peu plus cher que le dollar). Je suis allé d’abord à Paris où j’ai vite dépensé l’intégralité de cette somme – il y avait trop de séductions ! Lorsque j’ai eu besoin d’argent, je suis allé voir Alexandre Galitch à Radio Liberty, et j’ai donné une interview plutôt innocente sur les traductions de Mandelstam en lituanien. Avec les 100 dollars que j’ai gagnés, j’ai pu subsister encore quelques jours. À mon arrivée en Amérique, je suis intervenu dans un comité du Congrès pour exposer la situation des droits humains en Lituanie. En gros, j’ai affirmé que la situation aurait pu être meilleure, mais sans outrance. Or, le fait même de mon intervention était un délit ! À Berkeley, j’ai enseigné de janvier à août 1977, j’ai gagné 10 000 dollars, et je suis parti en vacances à Hawaï, en versant 800 dollars à une agence.

Pour un Soviétique, à cette époque…

Justement ! Et pendant que je me trouvais dans les îles, deux personnages sombres se sont présentés chez moi, à Berkeley, où habitait, en mon absence, un ami devenu aujourd’hui recteur de l’université de Kaunas. Ayant compris que j’étais absent, ils ont demandé à cet ami de me transmettre ceci : il fallait que je me présente au consulat soviétique à San Francisco ou que j’y envoie mon passeport par courrier pour y faire mettre un tampon. Je leur ai envoyé mon passeport en informant les autorités que j’avais un visa américain pour une durée de cinq ans, que j’avais l’intention de passer toutes ces années aux États-Unis, et je leur ai demandé de faire les corrections correspondantes dans mon passeport. Comme vous l’avez deviné, mon passeport ne me fut pas restitué, à la place j’ai reçu un papier disant que j’avais été déchu de la nationalité en juin (!), pour comportement indigne d’un citoyen soviétique. Cependant, en juillet, j’avais voyagé à Londres avec ce passeport ! En voilà un polar !

Qu’avez-vous fait ?

Je n’avais pas d’autre choix que de demander l’asile politique. À propos, je ne l’avais pas fait à Paris car, étant membre du Groupe Helsinki, j’entendais me ménager la possibilité de rentrer et de poursuivre le travail. Alors, j’ai fait la demande, qui a été acceptée, et, six ans plus tard, j’ai obtenu la nationalité américaine.

En URSS, on utilisait la déchéance de nationalité pour raisons politiques ; en France, on discute actuellement la possibilité d’appliquer cette mesure à ceux qui sont impliqués dans des activités terroristes. En Suisse, la perte de nationalité est impossible, à ce jour, en tout cas. Que pensez-vous d’une telle punition ?

Je crois que cela ne doit pas exister.

A peu près à la même époque que vous, Soljenitsyne, Rostropovitch et Vichnevskaïa furent déchus de la nationalité soviétique. Plus tard vint le tour de Iouri Lioubimov. Des dizaines d’années après, vous êtes tous rentrés dans votre patrie : eux, en Russie, vous, en Lituanie. Vous êtes donc tous reconnus comme des prophètes chez vous ?

M’autoproclamer prophète me met mal à l’aise, mais au fond, nous avions raison. Il est vrai que pendant onze ans, je pensais ne plus jamais revoir la Russie ou la Lituanie. Lorsque je venais à Berlin-Ouest, je regardais vers l’autre côté du Mur avec une sorte d’angoisse. En 1988, j’ai décidé de prendre le risque et je suis allé à Moscou et à Leningrad. Ma mère allait me rejoindre là-bas. J’avais des craintes et j’ai même écrit mon testament spirituel en deux exemplaires, que j’ai certifiés chez un notaire et donnés à deux amis aux États-Unis. J’y disais que si subitement, pendant mon séjour en URSS, j’apparaissais à la télévision soviétique en train de maudire l’Occident et de me repentir de mes erreurs, cela n’aurait que deux explications possibles. La première serait l’effet d’une maltraitance grave : si on me battait, je pourrais peut-être le supporter, mais si on m’enfonçait des aiguilles sous les ongles… Brodsky écrivait : « L’homme est un testeur de douleur, mais la limite de celle-là, et la sienne, il les ignore. » Ce sont mes vers préférés. La deuxième explication possible – ce ne serait pas moi, mais mon sosie, et il faudrait ne pas y prêter attention.

Si vous aviez tellement peur, pourquoi y êtes-vous allé ? Qu’est-ce qui l’a emporté sur la peur ?

J’avais envie de voir ma mère. Et puis, je suis très curieux de nature, et je voulais savoir ce qui se passait là-bas. J’avais également très envie de voir celle qui allait devenir ma femme et qui vivait à Leningrad. J’ai trouvé son adresse, et cela fait vingt-cinq ans que nous sommes ensemble.

Mais Brodsky n’est jamais retourné là-bas, bien qu’il rêve de Saint-Pétersbourg à Venise… Qu’en pensez-vous ?

Il y avait plusieurs raisons à cela. Primo, il était traumatisé car on lui avait refusé à deux reprises des visas et qu’on ne lui avait pas permis de se rendre aux enterrements de ses parents. Deuxio, il avait des problèmes personnels là-bas, et il ne voulait pas raviver sa plaie. Tertio, il en faisait une question de principe : s’il rentrait, ce serait pour toujours, et il pourrait alors vivre comme avant, dans les mêmes conditions, avec le même salaire. Cela seul serait honnête. Mais surtout, il était très malade et il avait peur qu’on ne puisse pas le sauver en Russie au cas où. Hélas, on ne l’a pas sauvé même en Occident.

En regardant en arrière, pensez-vous que le « malheur » d’être déchu de votre nationalité d’origine vous ait aidé à faire carrière, à devenir célèbre ? Sans cela, vous aurait-on invité à enseigner à Yale ?

Cela aurait été plus compliqué, mais en règle générale, j’ai eu beaucoup de chance dans la vie, comme si j’avais tiré un ticket gagnant. Je n’ai jamais été pauvre, je n’ai jamais fait de prison, j’ai épousé la femme que je voulais, bien qu’après un certain nombre de péripéties. J’avais envie de voyager, c’était l’une de mes motivations fortes pour partir en Occident – et j’ai vu pratiquement le monde entier, près d’une centaine de pays.

Au Forum des intellectuels russes à Vilnius, en 2015, on vous a qualifié de « russophile antisoviétique ». Pouvez-vous commenter ?

C’était la formule de mon ami Adam Michnik*, avec lequel nous avons bu pas mal de vodka, et même du tord-boyaux des camps. [*Figure de la société civile polonaise, dissident, journaliste, l’un des plus actifs opposants politiques des années 1968-1989. Rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza, ndlr]. C’est sans doute une affirmation banale, mais la Russie est un grand pays, le pays d’une grande culture à l’histoire compliquée et malheureuse. J’aime la Russie et la langue russe, j’aime sa poésie, ma femme est russe… C’est pourquoi je suis russophile. Cependant, la politique russe – depuis Nicolas Ier (et même avant) jusqu’à Poutine – me rebute.

Parlons du rôle de l’intelligentsia. On a toujours pu y distinguer les créateurs loyalistes, qui se tiennent tout près du pouvoir, de ceux qui vivent selon la phrase de Griboïedov : « Amour de grands, ombre de buisson qui passe bientôt. » Comment voyez-vous l’intelligentsia russe aujourd’hui, qui est divisée entre les partisans du président Poutine et ceux que l’on traite de cinquième colonne ?

Il y a toujours eu aussi une troisième catégorie : ceux qui provoquaient la colère des grands, et ils étaient assez nombreux – de Tchaadaïev à Lénine, puis à Sakharov. Mais aujourd’hui, plusieurs de mes vieux amis russes sont subitement devenus des supporters de « la Crimée est à nous ». J’ai du mal à l’expliquer. L’instinct national est un sentiment puissant, je le remarque également en Lituanie. Ce sentiment est propre aux grands et aux petits peuples. Il est très difficile de combattre les émotions – or, il s’agit d’émotions – et ce combat n’a pas de sens, mais il faut essayer d’expliquer. Généralement, les gens ne comprennent pas qu’il y ait des valeurs plus grandes que le peuple. Pour un chrétien, c’est Dieu, pour un agnostique, c’est la conscience, la vérité. Je l’ai souvent répété : s’il faut choisir entre la vérité et la nation, je choisis la vérité. Bien entendu, il vaut mieux ne pas se trouver devant un tel choix, mais parfois c’est inévitable.

Diriez-vous que le rôle de l’intelligentsia est exagéré ? Ses représentants sont peu nombreux par rapport aux « autres » …

L’intelligentsia, en tout cas ses meilleurs représentants, c’est le sel de la terre, sans lequel le reste va se corrompre. On a beaucoup parlé de la différence entre les intelligentsias occidentale et russe. Au fond, ce mot n’existait pas en Occident, c’est un emprunt du russe. Ici, nous avons la notion d’intellectuel, mais il en est de différents. Il y a eu des admirateurs du fascisme et du communisme. Prenez Ezra Pound, par exemple.

Comment des notions peuvent-elles se substituer les unes aux autres ? Comment la belle notion de « patriote » devient-elle presque une injure ?

Hélas, il arrive souvent que des mots changent de nuance dans la bouche de locuteurs différents. Prenez le mot « cosmopolite », transformé en injure par d’aucuns. Or Érasme de Rotterdam se considérait comme cosmopolite, et c’est une figure entièrement positive. Jésus-Christ était certainement un cosmopolite.

En URSS, on ajoutait généralement au mot cosmopolite l’épithète « apatride » …

On l’ajoute toujours. Mais si on disait à la droite russe d’aujourd’hui qu’elle répète les paroles de Staline, elle pourrait se fâcher. Alors que c’est un fait avéré !

Vous souvenez-vous de ce vers de Boulat Okoudjava : « J’ai besoin d'une idole pour prier » ?  Que pensez-vous du rôle de la religion dans la société contemporaine ?

La religion ne disparaîtra jamais, bien que, au premier abord, elle soit de moins en moins présente. Je ne parle pas de la Russie où la religion, en grande partie, est au niveau de Tartuffe. Quant à l’islam, cette religion vit encore son Moyen Âge et rappelle le christianisme à la même étape de son développement. C’est normal : l’islam a six cents ans de moins. En Occident, les églises se vident. Mais il me semble que le nombre de vrais chrétiens ne change pas beaucoup. Il y a eu et il y a toujours des Tartuffe qui font carrière sur la religion, il y a eu et il y a toujours le peuple qui conserve certains rituels qu’on enseignait en famille, et il existe de vrais chrétiens, qui sont toujours peu nombreux. En effet, l’homme a besoin d'une idole pour prier. Il faut surtout ne pas se tromper dans le choix de cette idole.

Vous avez longtemps enseigné à l’université Yale, l’une des meilleures au monde. Qui étaient vos étudiants ? Qu’est-ce que vous leur enseigniez ?

J’ai enseigné la poésie russe, surtout celle du XXe siècle Tsvetaïeva, Pasternak, Mandelstam, Blok… Le plus souvent, en russe. Lors du premier cours, j’avertissais les doctorants, qui étaient habituellement une dizaine, qu’ils seraient obligés de lire Ma sœur la vie en version originale. S’ils étaient capables de comprendre le texte de Pasternak, ils comprendraient mes cours. Certains étudiants connaissaient bien le russe, d’autres, moins bien, et quelques-uns étaient d’origine russe. L’écriture d’un essai en russe était encouragée, mais je ne baissais pas la note si on me soumettait un essai en anglais. Qu’est-ce que nous faisions ? Nous lisions des poèmes et nous les analysions dans le moindre détail, en essayant de comprendre pourquoi c’était de la bonne poésie. À en juger d’après leurs travaux, ils le comprenaient.

J’avais également un cours que je donnais en anglais : un panorama de la critique littéraire russe depuis Lomonossov jusqu’à Bakhtine et Lotman, mon maître. En guise de mémoire de fin d’année, j’ai proposé aux étudiants de choisir n’importe quel texte russe et d’écrire une critique littéraire dans le style d’un critique classique – Karamzine, Belinski, Chklovski… qui ils voulaient. Tout le monde a réussi, mais un Américain a écrit un texte génial : il a pris Le Timbre égyptien de Mandelstam et a écrit à son sujet une pseudo lettre de Viazemski à Pouchkine. Viazemski y parle de l’apparition d’un poète romantique, si romantique qu’il est difficile de le lire, mais on peut comprendre quand même, et il affirme que ce poète, à l’évidence, est plutôt doué. Il se permet même de mentionner que Pouchkine mourrait dans un duel, ce qui serait dommage. Et tout est comme ça. Il y a des Américains extraordinaires, mais il s’agit de Yale où le niveau est très élevé. Généralement, les étudiants choisissent des matières qu’ils ne connaissent pas et, à la fin d’année, ils en savent plus que leurs professeurs.

J’ai beaucoup aimé votre définition de l’optimisme apocalyptique : «Tout se terminera bien, mais personne ne sera plus en vie pour le voir.» Vous avez pourtant vu des changements très positifs, n’est-ce pas ?

Sans aucun doute ! J’avais un ami lituanien qui disait : « Toute ma vie, j’ai prié Dieu de prolonger ma vie pour que je voie la Lituanie et l’Europe de l’Est libres. Dieu, dans sa sagesse infinie, a fait encore mieux : il n’a pas prolongé ma vie, mais a accéléré le cours de l’histoire. » Je trouve cela génial ! Actuellement, l’histoire accélère de nouveau sa course, mais je ne suis pas sûr que ce soit dans la bonne direction. Il est de nouveau dangereux de vivre dans ce monde.

Il n’existe pas de culture en dehors de la politique, c’est pour cela qu’on l’appelle aussi «soft power». Mais peut-elle réellement influencer d’autres sphères ?

Au XIXe siècle, il y avait en Pologne un rebelle du nom de Romuald Traugutt. En fin de compte, il fut pendu. Sa femme, qui l’accompagnait au moment de son départ pour la rébellion, lui a demandé : « Est-ce que cela a un sens ? » Il a répondu : « Cela n’a pas de sens, mais c’est nécessaire. » Pour la culture, c’est pareil.

Nous nous sommes rencontrés en Suisse. Que pensez-vous de ce pays ?

La Suisse justifie sa réputation de pays où chaque paysage est comme une carte postale. Je n’aurais pas pu y vivre je n’ai pas assez de moyens, en tout cas, pas pour une vie qui me donne satisfaction. Mais la Suisse m’intéresse en tant que pays d’émigrés – que de gens célèbres ont vécu ici ! On peut y faire un pèlerinage sur de nombreuses tombes. C’est ce que ma femme et moi avons fait. Nous avons eu une petite mésaventure avec la tombe de Nabokov : l’employé du cimetière nous a dit qu’il était facile de le trouver car il reposait près de Kandinsky.Seulement, il a confondu ce peintre et Kokoschka ! À Zurich, on nous a dirigés vers Thomas Mann en indiquant la tombe de Gottfried Keller comme point de repère. Plus généralement, j’ai mis à profit mon mois de résidence au château Lavigny pour travailler à un chapitre consacré à la Lituanie indépendante des années 1920-1930. Ce chapitre fera partie de mon livre sur l’histoire de la Lituanie destiné au grand public.

Vous êtes un homme particulier. Lorsque vous êtes allé à Athènes, vous avez fréquenté un quartier bien douteux, où le roi Œdipe serait mort. Lorsque vous êtes parti en croisière de la Sardaigne à Livourne, vous avez eu le courage de vous lever à 3 heures du matin pour voir l’île de Montecristo. L’âge n’est donc pas un obstacle pour les poètes? Être poète, est-ce un état d’âme?

C’est probablement une conformation particulière de l’âme. Cela existe chez tout le monde, mais chez certains, c’est plus prononcé, et ce sont eux qui commencent à écrire. Pour ne plus pouvoir s’arrêter.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

ABONNEZ-VOUS À CE BLOG PAR E-MAIL

The subscriber's email address.
Saisissez votre adresse e-mail pour vous abonner à ce blog et recevoir une notification de chaque nouvel article par e-mail.
TAUX DE CHANGE
CHF-USD 1.24
CHF-EUR 1.07
CHF-RUB 99.15
L'AFFICHE

Association

Association

Популярное за неделю
«А все так хорошо начиналось…»

В рамках новой выставки, которая продлится до 26 октября 2025 года, Музей искусства и истории Женевы (MAH) предлагает погрузиться в архитектуру 1930-х годов в Швейцарии, переломный и бурный период ее истории.

Всего просмотров: 1506
Theater Spektakel в Цюрихе: рекомендации к просмотру

Цюрихский Theater Spektakel был и остается главным фестивалем лета - по крайней мере, для тех, кто живет в немецкоязычной части Швейцарии и интересуется современным театром во всех его проявлениях. Рассказываем о наиболее интересных событиях фестивальной программы этого года.

Всего просмотров: 936
Сейчас читают
Что Швейцария может предложить Дональду Трампу?

Федеральный совет принял решение продолжить переговоры с США и намерен представить Вашингтону более привлекательное предложение с целью улучшить ситуацию с таможенными пошлинами.

Всего просмотров: 644
«Пятая графа» в швейцарском паспорте

Перед вами – третий предпраздничный материал, посвященный Национальному дню Швейцарии, который мы будем отмечать завтра. Речь в нем пойдет об одной швейцарской особенности, на которую редко обращают внимание, а ведь она символична.  

Всего просмотров: 4330