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La vie est belle, ou Ça ne fait mal que quand je ris

05.03.2024
Photo © J. Parisot

La comédie "Suicidé" de Nikolaï Erdman mise en scène par Jean Bellorini est à l'affiche du Théâtre de Carouge jusqu'au 16 mars. Ne manquez pas cet événement !

" Pendant la guerre civile. Une localité après un pogrom. Un juif est crucifié sur la porte de sa maison. Les voisins sont rassemblés autour de lui, le regardant avec pitié et compassion.

– Pauvre Moisha ! Tu souffres ?

– Pas spécialement, – dit difficilement le crucifié. – Seulement quand je ris".

Cette vieille anecdote, dont l’écrivaine Dina Rubina a fait le titre de l'un de ses romans, m'est venue à l'esprit alors que j'étais assise, avec mon amie bien-aimée, dans la salle du Théâtre de Carouge : elle s'appliquait à nous, le public, qui étions à la fois amusés et effrayés, qui avions honte de rire et dont les cœurs étaient déchirés par la douleur de reconnaître ce qui se passait sur la scène. Voici pour une épigraphe.

... Il y a de nombreuses années, alors que je vivais encore à Paris, j'ai décidé d'apprendre le français juste pour le plaisir de pouvoir aller au théâtre. La première pièce à laquelle j'ai osé assister était "Tartuffe", mise en scène par Ariane Mnouchkine. Je pense que je garderai toute ma vie les impressions de ce spectacle.

... Il y a plusieurs années, je me suis jurée de ne plus d'aller dans les théâtres suisses, surtout dans les productions du répertoire russe : il y a assez de frustrations dues à la surabondance de médiocrité dans la vie réelle, alors pourquoi ajouter de la tromperie qui ne nous élève pas du tout ? Cependant, mes activités professionnelles ne me permettent pas de réaliser ce vœu – je dois aller voir, souvent aussi décrire, et ensuite essayer d'oublier le plus vite possible. Mais il y a de joyeuses exceptions, dont font partie deux productions de Jean Bellorini : "Les Karamazov" au Théâtre Carouge en 2016 et "Onéguine" au Théâtre Kleber-Méleau il y a un an presque jour pour jour. Alors, ayant reçu une invitation à venir voir la pièce "Le Suicidé", j'ai accepté, décidant d'"aller vers le metteur en scène", même si j'ai été alertée par la bande-annonce, agrémentée d’une chanson sur l'Armée rouge, « la plus forte de toutes, de la Taïga aux mers britanniques »... Et je suis heureuse d'y être allée, convaincue une fois de plus que la bande-annonce, comme le proverbial portemanteau de Constantin Stanislavski, n'est pas encore un théâtre.

Nikolaï Erdman

Dans ce magnifique spectacle, pour paraphraser le canon des trois règles de la dramaturgie classique, à savoir l'unité d'action, de lieu et de temps, c’est l'unité de l'auteur, du metteur en scène et du traducteur qui s'est manifestée – un cas exceptionnel à notre époque ! Vous pouvez lire à propos de Jean Bellorini les critiques mentionnées ci-dessus, le traducteur André Markowicz est également une personnalité bien connue – j’ai d’ailleurs eu l’occasion de parler déjà de sa traduction du “Suicidé”, bien que la mise en scène de cette pièce au Théâtre Pitoeff en 2016 eût été extrêmement décevante. Tout dépend du metteur en scène ! 

Mais le nom de l'auteur – avec qui tout commence, on en conviendra – ne dit toujours rien à la plupart des gens. "Je ne sais rien de Nikolaï Erdman", avoue mon amie, qui a pourtant grandi comme moi en URSS. « Tu n'as pas vu "Les joyeux drilles", "Volga-Volga" et "La chauve-souris" ? "Si, bien sûr." "C'est Erdmann qui était le co-auteur de leurs scénarios »." Je ne l'aurais peut-être pas su non plus si la deuxième des trois femmes – toutes ballerines – de Nikolaï Robertovitch, Natalia Vladimirovna Tchidson, n'avait pas vécu dans la même entrée d’immeuble que moi à Moscou et n'avait pas pris plaisir à me raconter les sept années heureuses vécues avec lui.

Homme de talent, qui possédait un sens de l'humour pétillant et si caractéristique du théâtre russe naturellement tragicomique, Nikolaï Erdman est resté dans l'histoire du théâtre comme l'auteur de deux pièces, mais lesquelles ! Leur destin mérite d’être rappelé.

© J. Parisot
Sa première pièce, "Le Mandat", Nikolaï Erdman l'écrite en 1924. Son appréciation immédiate par les professionnels est attestée par sa mise en scène en 1925 au Théâtre Meyerhold, où elle a été jouée plus de 350 fois, puis au Théâtre dramatique académique de Leningrad et dans de nombreuses autres villes d'URSS, et même à Berlin en 1927.

Encouragé par ce succès, Erdman écrit quatre ans plus tard "Le Suicidé", sollicité également par le grand Meyerhold, lequel pourtant n’obtiendra pas l'autorisation du Glavrepertkom : il existait à l'époque cette institution terrible, qui déterminait par ses verdicts le destin du théâtre russe. Mais la girouette idéologique tournait vite, et un peu plus de deux ans plus tard, le vent semblait avoir tourné : en décembre 1931, les répétitions de la pièce commencent au Théâtre d'Art de Moscou, mais la pièce ne sera pas créée ; à partir de mai 1932, Meyerhold commence à travailler dessus et arrive même à la répétition générale, mais la pièce est alors interdite. Ce n'est qu'en 1982 (!) que le directeur artistique du Théâtre de la Satire de Moscou, Valentin Ploutchek, qui avait débuté avec Meyerhold en tant qu'acteur, décide de monter la pièce – apparemment, les juges, atteints de marasme clinique, avaient oublié de quoi il s'agissait. Mais ils se réveillent à temps : nouvelle interdiction. La pièce n'a finalement été reprise qu'en 1986, après que Mikhaïl Gorbatchev fut apparu sur scène, pour ainsi dire.

Dans la Russie d'aujourd'hui, une telle production serait hors de question et les auteurs risqueraient de lourdes peines de prison. Dans ce contexte, on peut dire qu'Erdman a eu de la chance : pendant le tournage des "Joyeux drilles ", dont il avait écrit le scénario avec Vladimir Mass et Grigori Alexandrov, à Gagra, en 1933, lui et Mass furent arrêtés. Pour quelle raison ? Pour les poèmes et les parodies politiquement acerbes qu'ils avaient composés et qui n'étaient pas destinés à être imprimés : on a dit qu'ils avaient été imprudemment lus en mauvaise compagnie par le grand artiste Vassili Katchalov. Les noms des deux écrivains furent retirés du générique du film – les vieilles méthodes sont de retour aujourd'hui ! – mais la peine infligée à Erdman s’avéra plutôt douce pour l'époque : un exil de 3 ans dans la ville de Iénisséïsk. Une broutille !

© J. Parisot
Le genre de la pièce "Le Suicidé" est défini comme une "comédie noire" par son auteur et, sur l'affiche, comme un "vaudeville soviétique". Il n'est guère utile d'entrer dans une discussion sur la question de savoir si ces termes peuvent être considérés comme des synonymes. Comme le disait un de mes amis, la comédie russe, c'est quand un seul personnage meurt à la fin. Et c'est bien le cas !

Jean Bellorini voulait monter « Le Suicidé » en 2020 déjà, mais la pandémie de coronavirus l'en a empêché. Lorsqu'il est revenu à la charge en 2022, la pièce, qui, contrairement à son titre, glorifie la soif de vivre, a acquis un sens supplémentaire et une résonance encore plus puissante en raison de la guerre en Ukraine. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le Théâtre national populaire (TNP) à Paris, où a été créée la production qui vient d'arriver à Genève, a été fondé en 1920 et peut être considéré comme le contemporain de Nikolaï Erdman.

Dans cette pièce, qui commence par un dialogue absurde et très drôle entre les époux Podsekalnikov autour d’une saucisse de foie (cette fameuse saucisse de foie que plus d’une génération de Soviétiques a cherché à obtenir, y laissant son temps et ses nerfs), il y a tant de sous-textes et d'allusions qu'on a juste le temps de prendre des notes dans son carnet. Très drôle aussi un prologue avant la toute première scène, avec la présence inattendue de la langue allemande et la référence immédiate au film "Cabaret" de Bob Fosse ! Et la scène de la longue table recouverte d'un tissu, où douze personnes discutent du sens de la vie. Douze personnes ! Voici "La Cène" et, malgré la présence de femmes, "12 hommes en colère" de Sidney Lumet, et n'importe quel tribunal russo-soviétique, où les juges en état d'ébriété décidaient et décident encore du sort des hommes... Et ce ne sont là que deux moments, brillamment pensés par le réalisateur et non moins brillamment joués par ses acteurs, dont chacun est tout simplement excellent.

© J. Parisot
Mais il y a des choses que même le meilleur réalisateur ne peut pas prévoir et planifier. Jean Bellorini ne pouvait évidemment pas imaginer que la première représentation de sa pièce à Genève aurait lieu le jour de l'enterrement d'Alexeï Navalny à Moscou, et que le public la percevrait à travers ce prisme tragique supplémentaire, notamment la scène de l'enterrement – heureusement imaginaire pour Podsekalnikov – sur la "Prière de François Villon" de Boulat Okoudjava, qui commence, on s'en souvient, par les mots "Pendant que la terre tourne encore".

C'est là que l'on a la chair de poule et la gorge nouée. Et est-il nécessaire de décrire l'effet, produit dans le contexte des événements qui se déroulent aujourd'hui en Russie, des paroles prononcées depuis la scène : "Actuellement, ce que les vivants peuvent penser, seuls les morts peuvent le dire". Ou encore ce passage : "Et maintenant, la troïka n'est plus une troïka, mais la Russie, et elle voyage, inspirée par Dieu. Rous, où vas-tu ? Réponds-moi." Suivie d'une réponse digne d'un Gogol moderne : "Directement à la police, soyez-en sûrs".

© J. Parisot
N'étant pas une adepte des "artifices" techniques, j'estime ici non seulement justifiée, mais nécessaire l'utilisation de la projection sur grand écran : il est extrêmement important de voir les expressions faciales des acteurs, l'expression de leurs yeux. Et l'écran lui-même n'est pas ordinaire : dans les carreaux qui le composent, on reconnaît des fois les barreaux d'une cellule de prison.

Je n'aime pas non plus les "améliorations" du texte de l'auteur, mais dans le cas présent, deux de ces inclusions s'intègrent organiquement dans le spectacle. La première est la lettre de Mikhaïl Boulgakov à Joseph Staline du 4 février (le mois quand il faut "prendre de l'encre et pleurer", selon Boris Pasternak) 1938. À l'époque, Erdman avait déjà purgé sa peine à Iénisséïsk et à Tomsk, et voici qu'un collègue demande au dirigeant de l'autoriser à retourner à Moscou. Nikolaï Robertovitch n'est revenu à Moscou qu'après la guerre, y est mort en 1970 et n'a été réhabilité qu'en 1989.

La deuxième "inclusion" est la dernière lettre du rappeur russe Ivan Pétounine, âgé de 27 ans, qui s'est suicidé en septembre 2022 en raison de la mobilisation. "Si vous regardez cette vidéo, cela signifie que je ne suis plus en vie. <...> Je ne peux pas et ne veux pas porter le péché du meurtre sur mon âme. Je ne suis pas prêt à tuer pour quelque idéal que ce soit." C'est ainsi qu’elle commence. Une seule lettre distingue le nom de famille de ce jeune homme de celui du véritable suicidé de la pièce d'Erdman : PétouninePitounine. Jean Bellorini aurait-il pu imaginer une telle chose ? Et qui est donc le vrai metteur en scène ?

© J. Parisot
P.S. Et voici cette magnifique "Prière de François Villon" chanté par l'immortel Boulat Okoudjava. Ecoutez-le!

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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