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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

27.10.2023
Tomas Venclova en 2018 Photo © Nashagazeta

Un volume de 576 pages intitulé Tomas Venclova: Nord magnétique. Conversations avec Ellen Hinsey vient de paraître aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, traduit de l’anglais par Eva Antonnikov. Sur le fond, c’est la vie de Tomas Venclova racontée par lui-même : la vie d’un poète, philosophe, traducteur, défenseur des droits humains, né en 1937 à Klaipeda, en Lituanie. Celui dont le destin reflète tout le XXe siècle fit ses études dans les universités de Vilnius et de Tartu et séjourna souvent à Moscou et à Leningrad. Ses poèmes furent traduits pour la première fois en russe par son ami Joseph Brodsky – qui lui dédia, en 1971, son cycle Divertissement lituanien. Venclova, quant à lui, a traduit en lituanien non seulement Brodsky, mais aussi Pasternak, Mandelstam et Akhmatova. En décembre 1976, il fut l’un des fondateurs du Groupe Helsinki lituanien, et en 1977, il quitta l’Union soviétique pour les États-Unis, sur invitation de l’université de Berkeley. À partir de 1980, il enseigna à l’université de Yale dont il demeure professeur honoraire.

Sur la forme, c’est une série d’entretiens avec la poétesse américaine Ellen Hinsey, qui a notamment traduit plusieurs poèmes de Venclova en anglais ; à l’instar d’Ariane, dans la mythologie grecque, elle guide son interlocuteur épistolaire – ainsi que les lecteurs et lectrices – à travers les bouleversements du siècle dernier.

L’idée du livre est née en été 2003 en Suisse, au Château de Lavigny où les deux poètes se trouvaient alors en résidence. Quinze ans plus tard, j’ai eu le privilège de faire la connaissance de Tomas Venclova à Lavigny. À l’occasion de la parution de ce nouveau livre, je vous propose l’interview réalisée avec le poète en 2018, qui n’a rien perdu de son actualité.

Tomas Vencova, dans quelle langue rêvez-vous ?

Généralement, dans ma langue maternelle, en lituanien.

En trente ans passés aux États-Unis, ne vous êtes-vous donc pas américanisé ?

Absolument pas. En général, je n’aime pas trop l’Amérique, pour deux raisons. Premièrement, il n’y a pas là-bas de vraie architecture européenne : le gothique, le baroque ; et le classicisme est faux. Il y a des gratte-ciels, de riches villas, mais c’est autre chose. Deuxièmement, il est impossible de s'y déplacer à pied. Il est vrai que ma femme et moi habitons dans une commune où c’est justement possible, nous n’avons même pas de voiture, ce qui est perçu comme une forme particulière de snobisme. Nous n’avons pas de maison non plus, et vivons dans un appartement. Faire des travaux dans sa maison ou s’affairer dans un potager, cela ne m’intéresse pas. En revanche, j’aime beaucoup voyager, et je peux me le permettre même maintenant, à la retraite.

Chez vous, on est poète de père en fils. Votre père écrivait des poèmes, mais il occupait également des postes de responsabilité, il faisait partie du système soviétique. Qu’est-ce qui vous a poussé vers la dissidence ?

J’observais, tout simplement, ce qui se passait dans mon pays, je réfléchissais et j’ai assez vite compris qu’il y avait une faille dans ce système, qu’il fallait le changer. Plus tard, j’ai compris que les changements n’aideraient pas : le système ne pouvait que s’effondrer, et pour cela, il fallait, comme l’a dit Soljenitsyne, « ne pas vivre dans le mensonge ». Ce qui veut dire qu’on ne pouvait soutenir ce système ni par la parole ni par l’action, mais qu’au contraire, il fallait le secouer. Dans ma profession, les secousses provenaient des traductions en lituanien de la littérature occidentale moderne : Eliot, Joyce, Rilke, Borges et plusieurs autres. Les traductions de Shakespeare, de Dickens, de Goethe permettent de ne pas vivre dans le mensonge, et beaucoup de gens vivaient ainsi.

Comment avez-vous appris que vous aviez été déchu de la nationalité soviétique ? Quelle a été votre première réaction ?

Ma première réaction, ce fut du soulagement. Je m’y attendais et j’étais même étonné que l’on ne m’ait pas déchu plus tôt. Car, en partant enseigner à Berkeley avec un passeport « rouge », je me comportais avec une insolence inhabituelle pour un Soviétique.

Comment vous a-t-on laissé partir ?

Le pouvoir avait un dilemme : soit m’incarcérer pour quinze ans, soit me laisser partir. J’étais comme le fils de Gorki, Maxime Pechkov, et un écrivain de surcroît. Mais j’ai eu plus de chance que Pechkov – on m’a laissé partir, alors que mon père était déjà décédé et ne pouvait plus rien pour moi. Et je me retrouve à changer 500 roubles contre 600 dollars américains, selon le cours officiel (au noir, c’était 10 roubles pour 1 dollar, le rouble était officiellement un peu plus cher que le dollar). Je suis allé d’abord à Paris où j’ai vite dépensé l’intégralité de cette somme – il y avait trop de séductions ! Lorsque j’ai eu besoin d’argent, je suis allé voir Alexandre Galitch à Radio Liberty, et j’ai donné une interview plutôt innocente sur les traductions de Mandelstam en lituanien. Avec les 100 dollars que j’ai gagnés, j’ai pu subsister encore quelques jours. À mon arrivée en Amérique, je suis intervenu dans un comité du Congrès pour exposer la situation des droits humains en Lituanie. En gros, j’ai affirmé que la situation aurait pu être meilleure, mais sans outrance. Or, le fait même de mon intervention était un délit ! À Berkeley, j’ai enseigné de janvier à août 1977, j’ai gagné 10 000 dollars, et je suis parti en vacances à Hawaï, en versant 800 dollars à une agence.

Pour un Soviétique, à cette époque…

Justement ! Et pendant que je me trouvais dans les îles, deux personnages sombres se sont présentés chez moi, à Berkeley, où habitait, en mon absence, un ami devenu aujourd’hui recteur de l’université de Kaunas. Ayant compris que j’étais absent, ils ont demandé à cet ami de me transmettre ceci : il fallait que je me présente au consulat soviétique à San Francisco ou que j’y envoie mon passeport par courrier pour y faire mettre un tampon. Je leur ai envoyé mon passeport en informant les autorités que j’avais un visa américain pour une durée de cinq ans, que j’avais l’intention de passer toutes ces années aux États-Unis, et je leur ai demandé de faire les corrections correspondantes dans mon passeport. Comme vous l’avez deviné, mon passeport ne me fut pas restitué, à la place j’ai reçu un papier disant que j’avais été déchu de la nationalité en juin (!), pour comportement indigne d’un citoyen soviétique. Cependant, en juillet, j’avais voyagé à Londres avec ce passeport ! En voilà un polar !

Qu’avez-vous fait ?

Je n’avais pas d’autre choix que de demander l’asile politique. À propos, je ne l’avais pas fait à Paris car, étant membre du Groupe Helsinki, j’entendais me ménager la possibilité de rentrer et de poursuivre le travail. Alors, j’ai fait la demande, qui a été acceptée, et, six ans plus tard, j’ai obtenu la nationalité américaine.

En URSS, on utilisait la déchéance de nationalité pour raisons politiques ; en France, on discute actuellement la possibilité d’appliquer cette mesure à ceux qui sont impliqués dans des activités terroristes. En Suisse, la perte de nationalité est impossible, à ce jour, en tout cas. Que pensez-vous d’une telle punition ?

Je crois que cela ne doit pas exister.

A peu près à la même époque que vous, Soljenitsyne, Rostropovitch et Vichnevskaïa furent déchus de la nationalité soviétique. Plus tard vint le tour de Iouri Lioubimov. Des dizaines d’années après, vous êtes tous rentrés dans votre patrie : eux, en Russie, vous, en Lituanie. Vous êtes donc tous reconnus comme des prophètes chez vous ?

M’autoproclamer prophète me met mal à l’aise, mais au fond, nous avions raison. Il est vrai que pendant onze ans, je pensais ne plus jamais revoir la Russie ou la Lituanie. Lorsque je venais à Berlin-Ouest, je regardais vers l’autre côté du Mur avec une sorte d’angoisse. En 1988, j’ai décidé de prendre le risque et je suis allé à Moscou et à Leningrad. Ma mère allait me rejoindre là-bas. J’avais des craintes et j’ai même écrit mon testament spirituel en deux exemplaires, que j’ai certifiés chez un notaire et donnés à deux amis aux États-Unis. J’y disais que si subitement, pendant mon séjour en URSS, j’apparaissais à la télévision soviétique en train de maudire l’Occident et de me repentir de mes erreurs, cela n’aurait que deux explications possibles. La première serait l’effet d’une maltraitance grave : si on me battait, je pourrais peut-être le supporter, mais si on m’enfonçait des aiguilles sous les ongles… Brodsky écrivait : « L’homme est un testeur de douleur, mais la limite de celle-là, et la sienne, il les ignore. » Ce sont mes vers préférés. La deuxième explication possible – ce ne serait pas moi, mais mon sosie, et il faudrait ne pas y prêter attention.

Si vous aviez tellement peur, pourquoi y êtes-vous allé ? Qu’est-ce qui l’a emporté sur la peur ?

J’avais envie de voir ma mère. Et puis, je suis très curieux de nature, et je voulais savoir ce qui se passait là-bas. J’avais également très envie de voir celle qui allait devenir ma femme et qui vivait à Leningrad. J’ai trouvé son adresse, et cela fait vingt-cinq ans que nous sommes ensemble.

Mais Brodsky n’est jamais retourné là-bas, bien qu’il rêve de Saint-Pétersbourg à Venise… Qu’en pensez-vous ?

Il y avait plusieurs raisons à cela. Primo, il était traumatisé car on lui avait refusé à deux reprises des visas et qu’on ne lui avait pas permis de se rendre aux enterrements de ses parents. Deuxio, il avait des problèmes personnels là-bas, et il ne voulait pas raviver sa plaie. Tertio, il en faisait une question de principe : s’il rentrait, ce serait pour toujours, et il pourrait alors vivre comme avant, dans les mêmes conditions, avec le même salaire. Cela seul serait honnête. Mais surtout, il était très malade et il avait peur qu’on ne puisse pas le sauver en Russie au cas où. Hélas, on ne l’a pas sauvé même en Occident.

En regardant en arrière, pensez-vous que le « malheur » d’être déchu de votre nationalité d’origine vous ait aidé à faire carrière, à devenir célèbre ? Sans cela, vous aurait-on invité à enseigner à Yale ?

Cela aurait été plus compliqué, mais en règle générale, j’ai eu beaucoup de chance dans la vie, comme si j’avais tiré un ticket gagnant. Je n’ai jamais été pauvre, je n’ai jamais fait de prison, j’ai épousé la femme que je voulais, bien qu’après un certain nombre de péripéties. J’avais envie de voyager, c’était l’une de mes motivations fortes pour partir en Occident – et j’ai vu pratiquement le monde entier, près d’une centaine de pays.

Au Forum des intellectuels russes à Vilnius, en 2015, on vous a qualifié de « russophile antisoviétique ». Pouvez-vous commenter ?

C’était la formule de mon ami Adam Michnik*, avec lequel nous avons bu pas mal de vodka, et même du tord-boyaux des camps. [*Figure de la société civile polonaise, dissident, journaliste, l’un des plus actifs opposants politiques des années 1968-1989. Rédacteur en chef de Gazeta Wyborcza, ndlr]. C’est sans doute une affirmation banale, mais la Russie est un grand pays, le pays d’une grande culture à l’histoire compliquée et malheureuse. J’aime la Russie et la langue russe, j’aime sa poésie, ma femme est russe… C’est pourquoi je suis russophile. Cependant, la politique russe – depuis Nicolas Ier (et même avant) jusqu’à Poutine – me rebute.

Parlons du rôle de l’intelligentsia. On a toujours pu y distinguer les créateurs loyalistes, qui se tiennent tout près du pouvoir, de ceux qui vivent selon la phrase de Griboïedov : « Amour de grands, ombre de buisson qui passe bientôt. » Comment voyez-vous l’intelligentsia russe aujourd’hui, qui est divisée entre les partisans du président Poutine et ceux que l’on traite de cinquième colonne ?

Il y a toujours eu aussi une troisième catégorie : ceux qui provoquaient la colère des grands, et ils étaient assez nombreux – de Tchaadaïev à Lénine, puis à Sakharov. Mais aujourd’hui, plusieurs de mes vieux amis russes sont subitement devenus des supporters de « la Crimée est à nous ». J’ai du mal à l’expliquer. L’instinct national est un sentiment puissant, je le remarque également en Lituanie. Ce sentiment est propre aux grands et aux petits peuples. Il est très difficile de combattre les émotions – or, il s’agit d’émotions – et ce combat n’a pas de sens, mais il faut essayer d’expliquer. Généralement, les gens ne comprennent pas qu’il y ait des valeurs plus grandes que le peuple. Pour un chrétien, c’est Dieu, pour un agnostique, c’est la conscience, la vérité. Je l’ai souvent répété : s’il faut choisir entre la vérité et la nation, je choisis la vérité. Bien entendu, il vaut mieux ne pas se trouver devant un tel choix, mais parfois c’est inévitable.

Diriez-vous que le rôle de l’intelligentsia est exagéré ? Ses représentants sont peu nombreux par rapport aux « autres » …

L’intelligentsia, en tout cas ses meilleurs représentants, c’est le sel de la terre, sans lequel le reste va se corrompre. On a beaucoup parlé de la différence entre les intelligentsias occidentale et russe. Au fond, ce mot n’existait pas en Occident, c’est un emprunt du russe. Ici, nous avons la notion d’intellectuel, mais il en est de différents. Il y a eu des admirateurs du fascisme et du communisme. Prenez Ezra Pound, par exemple.

Comment des notions peuvent-elles se substituer les unes aux autres ? Comment la belle notion de « patriote » devient-elle presque une injure ?

Hélas, il arrive souvent que des mots changent de nuance dans la bouche de locuteurs différents. Prenez le mot « cosmopolite », transformé en injure par d’aucuns. Or Érasme de Rotterdam se considérait comme cosmopolite, et c’est une figure entièrement positive. Jésus-Christ était certainement un cosmopolite.

En URSS, on ajoutait généralement au mot cosmopolite l’épithète « apatride » …

On l’ajoute toujours. Mais si on disait à la droite russe d’aujourd’hui qu’elle répète les paroles de Staline, elle pourrait se fâcher. Alors que c’est un fait avéré !

Vous souvenez-vous de ce vers de Boulat Okoudjava : « J’ai besoin d'une idole pour prier » ?  Que pensez-vous du rôle de la religion dans la société contemporaine ?

La religion ne disparaîtra jamais, bien que, au premier abord, elle soit de moins en moins présente. Je ne parle pas de la Russie où la religion, en grande partie, est au niveau de Tartuffe. Quant à l’islam, cette religion vit encore son Moyen Âge et rappelle le christianisme à la même étape de son développement. C’est normal : l’islam a six cents ans de moins. En Occident, les églises se vident. Mais il me semble que le nombre de vrais chrétiens ne change pas beaucoup. Il y a eu et il y a toujours des Tartuffe qui font carrière sur la religion, il y a eu et il y a toujours le peuple qui conserve certains rituels qu’on enseignait en famille, et il existe de vrais chrétiens, qui sont toujours peu nombreux. En effet, l’homme a besoin d'une idole pour prier. Il faut surtout ne pas se tromper dans le choix de cette idole.

Vous avez longtemps enseigné à l’université Yale, l’une des meilleures au monde. Qui étaient vos étudiants ? Qu’est-ce que vous leur enseigniez ?

J’ai enseigné la poésie russe, surtout celle du XXe siècle Tsvetaïeva, Pasternak, Mandelstam, Blok… Le plus souvent, en russe. Lors du premier cours, j’avertissais les doctorants, qui étaient habituellement une dizaine, qu’ils seraient obligés de lire Ma sœur la vie en version originale. S’ils étaient capables de comprendre le texte de Pasternak, ils comprendraient mes cours. Certains étudiants connaissaient bien le russe, d’autres, moins bien, et quelques-uns étaient d’origine russe. L’écriture d’un essai en russe était encouragée, mais je ne baissais pas la note si on me soumettait un essai en anglais. Qu’est-ce que nous faisions ? Nous lisions des poèmes et nous les analysions dans le moindre détail, en essayant de comprendre pourquoi c’était de la bonne poésie. À en juger d’après leurs travaux, ils le comprenaient.

J’avais également un cours que je donnais en anglais : un panorama de la critique littéraire russe depuis Lomonossov jusqu’à Bakhtine et Lotman, mon maître. En guise de mémoire de fin d’année, j’ai proposé aux étudiants de choisir n’importe quel texte russe et d’écrire une critique littéraire dans le style d’un critique classique – Karamzine, Belinski, Chklovski… qui ils voulaient. Tout le monde a réussi, mais un Américain a écrit un texte génial : il a pris Le Timbre égyptien de Mandelstam et a écrit à son sujet une pseudo lettre de Viazemski à Pouchkine. Viazemski y parle de l’apparition d’un poète romantique, si romantique qu’il est difficile de le lire, mais on peut comprendre quand même, et il affirme que ce poète, à l’évidence, est plutôt doué. Il se permet même de mentionner que Pouchkine mourrait dans un duel, ce qui serait dommage. Et tout est comme ça. Il y a des Américains extraordinaires, mais il s’agit de Yale où le niveau est très élevé. Généralement, les étudiants choisissent des matières qu’ils ne connaissent pas et, à la fin d’année, ils en savent plus que leurs professeurs.

J’ai beaucoup aimé votre définition de l’optimisme apocalyptique : «Tout se terminera bien, mais personne ne sera plus en vie pour le voir.» Vous avez pourtant vu des changements très positifs, n’est-ce pas ?

Sans aucun doute ! J’avais un ami lituanien qui disait : « Toute ma vie, j’ai prié Dieu de prolonger ma vie pour que je voie la Lituanie et l’Europe de l’Est libres. Dieu, dans sa sagesse infinie, a fait encore mieux : il n’a pas prolongé ma vie, mais a accéléré le cours de l’histoire. » Je trouve cela génial ! Actuellement, l’histoire accélère de nouveau sa course, mais je ne suis pas sûr que ce soit dans la bonne direction. Il est de nouveau dangereux de vivre dans ce monde.

Il n’existe pas de culture en dehors de la politique, c’est pour cela qu’on l’appelle aussi «soft power». Mais peut-elle réellement influencer d’autres sphères ?

Au XIXe siècle, il y avait en Pologne un rebelle du nom de Romuald Traugutt. En fin de compte, il fut pendu. Sa femme, qui l’accompagnait au moment de son départ pour la rébellion, lui a demandé : « Est-ce que cela a un sens ? » Il a répondu : « Cela n’a pas de sens, mais c’est nécessaire. » Pour la culture, c’est pareil.

Nous nous sommes rencontrés en Suisse. Que pensez-vous de ce pays ?

La Suisse justifie sa réputation de pays où chaque paysage est comme une carte postale. Je n’aurais pas pu y vivre je n’ai pas assez de moyens, en tout cas, pas pour une vie qui me donne satisfaction. Mais la Suisse m’intéresse en tant que pays d’émigrés – que de gens célèbres ont vécu ici ! On peut y faire un pèlerinage sur de nombreuses tombes. C’est ce que ma femme et moi avons fait. Nous avons eu une petite mésaventure avec la tombe de Nabokov : l’employé du cimetière nous a dit qu’il était facile de le trouver car il reposait près de Kandinsky.Seulement, il a confondu ce peintre et Kokoschka ! À Zurich, on nous a dirigés vers Thomas Mann en indiquant la tombe de Gottfried Keller comme point de repère. Plus généralement, j’ai mis à profit mon mois de résidence au château Lavigny pour travailler à un chapitre consacré à la Lituanie indépendante des années 1920-1930. Ce chapitre fera partie de mon livre sur l’histoire de la Lituanie destiné au grand public.

Vous êtes un homme particulier. Lorsque vous êtes allé à Athènes, vous avez fréquenté un quartier bien douteux, où le roi Œdipe serait mort. Lorsque vous êtes parti en croisière de la Sardaigne à Livourne, vous avez eu le courage de vous lever à 3 heures du matin pour voir l’île de Montecristo. L’âge n’est donc pas un obstacle pour les poètes? Être poète, est-ce un état d’âme?

C’est probablement une conformation particulière de l’âme. Cela existe chez tout le monde, mais chez certains, c’est plus prononcé, et ce sont eux qui commencent à écrire. Pour ne plus pouvoir s’arrêter.

18.10.2023
Deux mondes, deux visions © RTS

Le monde globalisé dans lequel nous vivons possède sans doute de nombreux côtés positifs. Mais pas seulement. Certains considèrent comme de sérieux désavantages l’aspect immédiat de l’information, de même que le quasi inévitable dépassement de leurs « frontières » des conflits « locaux » ou « régionaux » : ces certains auraient préféré vivre en les ignorant. Cela devient toujours plus difficile.
 
Une vague de réactions consécutive à l’attaque terroriste du Hamas contre l’Israël et à la riposte musclée de ce dernier a couvert la Suisse. Qu’a-t-elle apporté sur nos rivages ?
 
Dans ma précédente chronique, je vous ai parlé des graffiti antisémites apparus à Genève bien avant le sanglant 7 octobre ­– ceci dans l’espoir d’attirer l’attention d’une partie des électeurs. Je vous ai également parlé de la pression exercée par la majorité des partis politiques sur le Conseil fédéral afin que la Suisse reconnaisse le Hamas en tant qu’organisation terroriste.
 
Depuis, lors de sa séance du 11 octobre 2023, le Conseil fédéral a « décidé de créer une task-force afin de suivre au mieux la situation et de prendre les décisions nécessaires » ; le Département fédéral ders affaires étrangères (DFAE) et la compagnie d’aviation SWISS ont organisé quatre vols spéciaux destinés à rapatrier les Suisses se trouvant en Israël ou à Gaza ; enfin, le 13 octobre, au CERN, Ignazio Cassis a reconnu que le moment n’était pas propice pour proposer les « bons offices » de la Suisse. Tout cela a donné l’espoir à ceux qui prônent que la Suisse doit appeler le chat un chat. Un chat noir. Mais ce souhait n’est pas partagé par tout le monde.
 
Ainsi, dans les pages de La Liberté, le sociologue Riccardo Bocco, enseignant à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) estime que la Suisse commettrait une « grande erreur » en qualifiant le Hamas d’organisation terroriste, car cela couperait tout dialogue avec les Palestiniens ; un dialogue qui, selon lui, se passe « à Genève, au siège de l’ONU ». Je suis surprise que ce spécialiste du Proche-Orient identifie, de toute évidence, le Hamas avec le peuple palestinien et qu’il ignore le fait que le Palais des Nations et toutes les autres organisations onusiennes qui se trouvent à Genève, sont les « E.T » : formellement, elles ne se trouvent pas sur le sol helvétique. Dans certains cas particulièrement complexes, une telle approche formelle s’avère très utile, nous en connaissons les précédents.
 
Le 13 octobre également, le DFAE a confirmé qu'un ressortissant israélien, également détenteur de la nationalité suisse, a été tué lors des attaques terroristes du samedi 7 octobre. L'homme vivait en Israël depuis 2004. Le lendemain nous avons appris qu’une dame suisso-israélienne est sans nouvelles de son mari depuis le même 7 octobre.

© RTS


Malgré ces faits et tous les scènes d’horreur qui ont eu lieu en Israël, de nombreux tags à caractère antisémites sont de nouveau apparus ces derniers jours sur les murs de Genève : vu la gravité de leur propos, samedi dernier les équipes spécialisées de la voirie ont été mobilisées pour les effacer sur les édifices publics, le mobilier urbain et quelques immeubles privés. Marie Barbey-Chappuis, la conseillère administrative en charge du Département de la Sécurité et des Sports, a annoncé que la ville « déposera plainte et mettra tout en œuvre pour interpeller ceux qui confondent la cause palestinienne et la justification du terrorisme ». 

Samedi dernier également les responsables des villes de Bâle et Zurich ont interdit les manifestations pro-Palestine qui y étaient prévues. À Berne, en revanche, samedi après-midi, plusieurs centaines de personnes – pas plus de 500 selon l’agence Keystone – ont, avec l’autorisation de la Ville, manifesté sur la Schützenmatte leur solidarité avec le peuple palestinien, forts de slogans tels que « Vive la Palestine » et « Israël – état terroriste ».
 
À Genève, les manifestants ont été beaucoup plus nombreux : samedi en fin de journée et sous escorte policière, le défilé au départ de la place de Neuve a réuni quelque 6000 sympathisants de la cause palestinienne. Ou celle du Hamas ? Comment les distinguer, les dissocier ? « Nous allons continuer à prendre la rue », a prévenu un des manifestants cité par la Télévision suisse romande (RTS). Voilà une perspective agréable ! Entre temps, une des réclamations émanant de manifestants a déjà aboutie : le Union Européen a promis de tripler l’aide humanitaire à Gaza.
 
Si nous devions suivre la logique du professeur Bocco et identifier les terroristes et les Palestiniens, un tel soutien public dans la ville de Calvin paraîtrait incroyable. Surtout après qu’en France voisine, le même jour, le Louvre, Versailles et la gare de Lyon où arrivent les trains de Genève durent être évacué à la suite des menace terroristes. Après également qu’à Arras un tchétchène de 20 ans ait poignardé un enseignant dans la cour d’une école : un enseignant qui n’était pas même Juif, mais « un français innocent » – pour utiliser l’expression de l’ex-premier-ministre Raymond Barre lors d’un attentant à la rue Copernic à Paris en 1980.
 
Un enseignant français a été tué. Un enseignant d’histoire, que certains préfèrent d’oublier, de modifier, de « corriger ». Cette tragédie m’a amenée à m’intéresser à la réaction des établissements académiques suisses au massacre des Juifs en Israël. J’ai constaté que, par rapport à la réaction forte, unanime et sans équivoque lors de l’agression russe contre l’Ukraine – la réaction juste et nécessaire, ça va sans dire – elle se fait cette fois beaucoup plus discrète, voire inexistante. Les home pages des universités de Genève, de Lausanne et de Zurich affichent les drapeaux ukrainiens et pas un mot sur l’acte terroriste en Israël. L’École internationale de Genève s’est, elle, contentée d’un message évasif.
 
Mais c’est la déférence d’approche de l’École hôtelière de Lausanne (EHL) qui m’a le plus surprise. Voici les deux messages reçus par ses élèves à l’intervalle de 18 mois :


 

 
Comment qualifier la différence flagrante entre eux ? De lâcheté ? D’indifférence ? De tentative de se cacher dernière la neutralité ? De deux poids deux mesures ? Ou d’une prise de position bien consciente ? Il se trouve que je ne suis pas la seule à me poser de telles questions. J’ai en ma possession une lettre adressée par une élève concernée au Service de communication de ladite EHL. « Pourquoi n'osez-vous pas utiliser les termes "Hamas", "terroristes" ou "attaques" ? Lorsque Al-Qaïda a perpétré les attentats contre les tours jumelles le 11 septembre 2001, laissant derrière des centaines de familles endeuillées à jamais, avez-vous qualifié cela de "conflit" ? Permettez-moi de vous montrer, avec tout le respect que je vous dois, un exemple de messages d'entreprises (Chanel) qui n'ont pas hésité à décrire les faits tels qu'ils sont : "Ces derniers jours, nous avons tous été horrifiés et profondément attristés par les attaques terroristes contre les civils israéliens". J'aurais aimé que notre école, aussi moderne que l’est l'EHL, fasse preuve du même bon sens », écrit entre autres cette courageuse jeune femme.
 
Avec elle, j’attends impatiemment la réponse du prestigieux établissement. Entre temps, nous avons appris, hier, qu'un professeur de l'Université de Berne qui avait publié des messages sur X saluant les attaques du Hamas a été licencié sans préavis. En outre, une enquête administrative est lancée pour l'ensemble de l'Institut d'études du Proche-Orient de ladite Université.

Et puis lundi le 16 octobre une nouvelle tragédie s’est produite : deux supporters de foot ayant assisté au match Belgique-Suède ont été assassiné. Leur assassin, un ressortissant de Tunis âgé de 45 ans, a été neutralisé après des longues heures de la suspense. Les supporters suédois sont restés au stade jusqu’au 4 h dû matin. Pourquoi eux ? Parce que ce sont les Suédois qui ont été visés : le Coran a été brulé dans leur pays il y a quelques mois. Non, ce n’est pas bien de brûler des livres, y compris des livres sacrés, mais tuer pour cela ?! Entre temps, il s’est avéré qu’une des victimes est binationale : suédo-suisse. Selon le "Blick", ce grand-père de 60 ans vivait avec sa famille à Berne et était employé aux CFF. Quelle sera la justification cette fois ? Quelqu’un oserait-t-il dire que « ce n’est pas la même chose » ? Les terroristes sont-ils rancuniers et la Suisse sera-il-il prise en cible pour la votation contre la construction de nouveaux minarets en 2009 ? Car il n’y a qu’un seul terrorisme. Il est le même partout. Et il faut le combattre partout. Ensemble. Sans attendre que le malheur des autres arrive chez vous. Chez nous.
 
Et la dernière chose pour aujourd’hui. Le 13 octobre The Wall Street Journal a publié une information selon laquelle une dizaine de jours avant l’attaque dû Hamas en Israël, le Jihad Islamique avait reçu près de 100 millions de dollars en cryptomonnaie sur la plateforme Garantex qui se trouve, physiquement, à Moscou. Personne d’affirme que l’argent vient dû budget russe, mais Président Poutine pouvait-il ignorer cette transaction ? Mon cœur et ma tête refusent d’accepter une telle éventualité mais comment ne pas se souvenir des propos de Giuliano da Empoli sur ceux qui sèment le chaos ?

 

11.10.2023

Vendredi 6 octobre, j’ai tranquillement préparé un texte qui devait être publié le lundi suivant. Il s’agissait de relayer à l’attention de mon lectorat les cas de déclarations, images et graffiti à caractère antisémite repérés à Genève lors de l’actuelle campagne électorale et répertoriés par la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD). Une fois le travail terminé, je me suis rendue au concert au Victoria-Hall, puis me suis couchée paisiblement. Le lendemain au réveil j’ai allumé mon téléphone… et réalisé le cauchemar qui s’était entretemps produit. J’ai passé le weekend à regarder la chaîne LCI et à regretter que Darius Rochebin nous ait quitté pour Paris, rajoutant dans mon article des informations au fur et à mesure qu’elles me parvenaient.

L’article est paru lundi dernier, comme prévu. Facebook a jugé son contenu « dangereux ou insultant » – de toute évidence à cause du mot « antisémitisme » que contenait son titre. Dans mon texte, entre autres choses, je mentionnais le fait que le Hamas était reconnu par « le monde civilisé » comme une organisation terroriste. Or quelques heures plus tard, je découvrais que la Suisse ne l’estimait pas tel. Un autre texte s’est donc avéré nécessaire pour expliquer à mes lecteurs les nuances de la situation.

A quelques jours des Élections fédérales, la Suisse se trouve prise dans une nouvelle tourmente. Après le dilemme ukrainien, résolu en faveur du pays attaqué par la Russie, un nombre grandissant d’acteurs politiques font monter la pression sur Berne afin que, là aussi, elle suive l’exemple de ses partenaires européens et américains et bannisse le Hamas de la liste des interlocuteurs fréquentables. A ce jour, le Conseil fédéral a témporisé et d’autres voix se font entendre – parmi lesquelles de vieilles chansons connues depuis la nuit de temps, allant de « oui, mais » à « c’est la faute des Juifs ». Rien de nouveau sous le soleil.

Je ne vais pas rentrer dans les détails de l’horreur que nous suivons depuis samedi dernier. Il est pour moi clair que les « combattants » du Hamas ne sont pas des guerriers, ne sont pas des hommes, mais des lâches qui tuent les bébés, exhibent avec fierté les corps des femmes violées et se dissimulent derrière les vieilles dames et les femmes enceintes sans défense, ainsi que – et avant tout – derrière le peuple palestinien. Ce peuple au nom duquel et dans l’intérêt duquel le Hamas prétend agir. Rien n’est plus éloigné de la vérité que cette prétendue raison d’agir. Le Hamas n’est guidé que par la haine envers le peuple juif ; un peuple dont une grande partie des citoyens ont pour langue maternelle l’arabe, et l’autre… le russe.

Dans ma vie d’avant, celle de Paris et de l’ONU, je prenais souvent le café dans la cafeteria de la rue Miollis, en compagnie d’ambassadeurs d’Israël et de la Palestine (avant l’arrivée de Leïla Shahid). En 1993, j’ai pour la première fois visité Israël et ai été très surprise du contraste entre ce que je pouvais voir de mes propres yeux et ce que nous contait la propagande soviétique. La même année j’ai eu l’occasion de visiter Ramallah et en suis ressortie profondément choquée par la misère que j’y ai constatée. La misère est toujours là, ou plutôt était encore là il y a quelques jours, tandis que la veuve de Yasser Arafat et leur fille possèdent – selon les révélations de la presse britannique – un quartier de Londres. Plus tard, j’ai écouté les discours de MM Arafat et Rabin prononcés à l’UNESCO, après que le Prix Nobel de la paix leur fut décerné – une paix semblait si proche, si palpable ! Puis Yitzhak Rabin fut assassiné par un juif radicalisé. Le lendemain, toute la population adulte d’Israël descendait dans les rues. Plutôt que d’être déclaré « martyr », l’ignoble assassin était incarcéré à perpétuité. Sa mort serait lente, très lente. Le Hamas est ensuite arrivé au pouvoir en Palestine en 2006. Et aujourd’hui, nous sommes dans une impasse. Dans une impasse sanglante. 

… Et « l’accent russe » dans tout cela ? Samedi dernier c’est moi qui apprenais à ma mère qui se trouve à Moscou ce qui se passait en Israël : les médias russes n’en parlaient pas, trop occupés à chanter les éloges à M. Poutine dont c’était l’anniversaire. Dès les premières heures du drame, les questions ont surgi à propos d’une éventuelle implication de la Russie. « La Russie fait partie des pays qui n’ont pas résolument condamné les terroristes ». « Les armes utilisées par Hamas sont « made in Russia » ». « Cela arrange bien Poutine de détourner l’attention de l’Ukraine ». «L’Iran est le nouvel allié de la Russie ». « Des gens du Hamas ont été reçus au Kremlin ». Voici les arguments que j’ai entendus et qui sont tous valables. On peut d’ailleurs y rajouter le fait que le 10 octobre, M. Poutine a reçu le Premier-ministre irakien et lui a parlé de la nécessité de créer un État palestinien et de la responsabilité des États-Unis dans le carnage organisé par les terroristes. Mais pour l’instant, il n’existe aucune preuve de l’implication russe ; le grand rabbin de Moscou nie une telle éventualité. De plus, il y a quelques jours, 83 pays se sont montrés prêts à redonner à la Russie un siège au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. De l’autre côté, l’Ambassade russe en Israël a annoncé la mort de quatre ressortissants russes lors de l’attaque du Hamas et la disparition de six autres. On déplore entre autres le décès du grand physicien Sergei Gredeskul qui fit son alia en Israël après 1991 ; ce scientifique âgé de 81 ans et son épouse ont été assassiné dans leur maison à Ofakim, au sud du pays. 

Ces derniers jours on entend souvent le mot « pogrom ». Pour rappel, ce mot d’origine russe – погром - est utilisé dans plusieurs langues pour décrire les attaques, accompagnées de pillage et massacres, perpétrées contre une communauté juive. Pour Léon Poliakov ou Gerald Messadié, le premier pogrom eut lieu en l'an 38 lors des émeutes antijuives d'Alexandrie. Rien de nouveau donc, là non plus.

… Il y a quelques mois, lors d’une rencontre avec les lecteurs au Grand Théâtre de Genève, une dame m’avait posé une question : « Vous avez pris position pour l’Ukraine, mais vous n’êtes pas sans savoir que l’Ukraine n’est pas un pays idéal, loin de là ». « Bien sûr, Madame, – lui ai-je répondu. Mais la guerre n’est pas une solution pour l’améliorer ».

M. Poutine a commencé la guerre contre l’Ukraine, convaincu de la puissance de son armée et proclamant qu’il agissait pour défendre le peuple russe. Il a eu tort. Le Hamas a instauré la guerre contre Israël en profitant du désarroi qui règne actuellement au sein des hauts échelons politiques du pays ; un désarroi ayant affecté une armée que tout le monde croyait invincible. Il a eu tort, lui aussi. Car bien qu’Israël n’est pas – loin de là ! – un pays idéal, le massacre de ses citoyens innocents ne constitue en rien une solution pour l’améliorer.

Ceux parmi vous qui connaissent l’histoire d’Israël ou qui, du moins, ont vu le film Golda avec l’excellente Helen Mirren, savent qu’une fois le pire passé, le gouvernement israélien devra rendre des comptes à son peuple pour les erreurs – nombreuses et gravissimes – qu’il a commis. Rendre comptes et assumer sa responsabilité. Une responsabilité lourde. Mais auparavant, il faut en finir avec les terroristes qui infectent notre monde et font payer enfants et mères pour les erreurs des politiciens. J’espère que le monde civilisé sera uni dans cet action – dans l’intérêt du peuple de Palestine, dans l’intérêt du peuple d’Israël, dans l’intérêt de nous tous. Car enfin oui : nous sommes tous concernés. Vous me connaissez, mes chers lecteurs : je suis toujours opposée à la guerre, opposée à la haine et toujours partisante du dialogue. Mais cette fois non. J’espère que la Suisse fera partie de ce « monde civilisé » et appellera le Hamas par son vrai nom – celle de l’organisation terroriste, avec laquelle le dialogue est exclu. On ne discute pas avec les terroristes. Je pense que nous sommes sur la bonne voie car hier soir j'ai lu sur le site de DFAE: "Le Conseil fédéral est d’avis que le Hamas doit être qualifié d’organisation terroriste." J’espère qu’un vrai interlocuteur se présentera par la suite et que la solution digne de deux peuple, palestinien et israélien, sera trouvée, avec l'aide de la Suisse peut-être et une fois pour toutes. Amen. 

06.10.2023
Pierre Koralnik. Un étranger dans le village, 1962. Avec James Baldwin © RTS

La multitude de gens que l’on rencontre dans sa vie se divisent facilement en deux groupes : ceux qui nous tirent vers le haut et ceux qui nous poussent vers le bas. Le premier groupe l’emporte sur le deuxième et, plus on le choisit tôt, plus notre existence devient intéressante et épanouie. Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance inouïe de rencontrer beaucoup de personnes exceptionnelles qui m’ont influencée. James Baldwin en fait partie.

En mars de cette année, le Service de lutte contre le racisme (SLR) de la Confédération a diffusé un rapport dans lequel il atteste pour la première fois l'existence d'un racisme systémique en Suisse, et ceci dans plusieurs domaines. Cette prise de conscience appelle désormais des actions concrètes et explique peut-être en partie la décision du Kunsthaus d'Aarau d’organiser une exposition consacrée au sujet du racisme et construite autour de l’écrivain afro-américain James Baldwin (1924-1987) ; celui-ci est considéré par de nombreux participants du mouvement « Black Lives Matter » comme leur idéologue et leader spirituel – même s’ils ne le citent pas toujours de manière exacte.

Graffiti avec une citation inexacte de James Baldwin lors d'une manifestation en soutien de George Floyd en Indianapolis, 2020 (DR)

Si cet auteur et son œuvre vous sont inconnus, sachez que James Arthur Baldwin est né le 2 août 1924 dans le quartier de Harlem, à New York, et mort le 1er décembre 1987 à Saint-Paul-de-Vence, dans les Alpes-Maritimes. Il n’a jamais connu son père biologique et a été élevé par un père adoptif, David Baldwin, un pasteur. James, l’aîné des neuf enfants d’une famille très pauvre, pensait suivre l’exemple de son père et devenir pasteur à son tour, mais l’âge venant, il réalisa que les sermons de David Baldwin ne reflétaient ni la réalité de Harlem, ni son propre comportement à la maison. Ayant fini l’école dans le Bronx, James s’installa à Greenwich Village et démarra sa carrière littéraire. Cela peut paraître étonnant, mais il commença son apprentissage de la littérature mondiale par les œuvres de Dostoïevski ; son tout premier texte publié était un article sur Maxime Gorki, paru dans l’hebdomadaire américain The Nation en 1947.

Les écrits de James Baldwin ont pour source d’inspiration en premier lieu ses propres expériences diverses et multiples. Son crédo était simple et clair : « être un homme honnête et un bon écrivain ». Il a atteint les deux objectifs en utilisant ses impressions personnelles pour peindre un tableau de la réalité qui l’entourait. Dès ses premiers textes, les lecteurs ont senti la puissance d’un tribun prêt à consacrer sa vie à la lutte contre toutes les formes de racisme – ce thème est le leitmotiv de son œuvre.

Hanny Freis. James Baldwin (1925-1987), 1965 г. © Stiftung Righini-Fries Zürich Photo : Reno Pedrini

Il n’était pas simple d’être noir et homosexuel dans l’Amérique des années 1940. Baldwin a rejoint la confrérie glorieuse des prophètes rejetés par leur pays : dès que l’occasion se présenta, plus précisément en novembre 1948, l’auteur s’installa à Paris où il allait écrire ses œuvres majeures. Depuis, il ne retourna aux États-Unis que deux fois. Lors de la deuxième visite, en été 1957, il rencontra – à Atlanta, Georgia – Martin Luther King dont il soutenait activement le mouvement et partageait l’idéologie. Pour son premier voyage en juin 1952, il dut emprunter de l’argent à Marlon Brando, mais l’importance de ce voyage était considérable : James Baldwin se rendait à New York pour présenter le manuscrit de son roman Go Tell it on the Mountain aux Éditions Knopf. (Plusieurs traductions françaises de ce roman existent : Les Élus du Seigneur, traduit par Henri Hell et Maud Vidal, Paris, La Table ronde, 1957 ; La Conversion, traduit par Michèle Albaret-Maatsch, Paris, Payot & Rivages, coll. « Littérature étrangère », 1999 ; réédition, Paris, Payot & Rivages, coll. « Rivages poche. Bibliothèque étrangère » no 479, 2004). Baldwin reçut 250 dollars en guise d’avance, puis 750 dollars de plus quand le manuscrit retravaillé fut accepté pour publication. Je donne tous ces détails, car ce moment crucial dans la vie de James Baldwin a un lien direct avec la Suisse.

Il se trouve qu’il avait terminé ce premier roman durant l’hiver 1951–52 dans le village valaisan de Loèche-les-Bains où il avait passé trois mois dans le chalet familial de son ami Lucien Happersberger, un jeune photographe suisse dont Baldwin, selon ses biographes, était tombé amoureux à Paris l’année précédente. L’amour n’était toutefois pas réciproque. L’écrivain deviendra par la suite parrain du fils de Lucien et de son épouse Suzy ; et les deux hommes restèrent amis jusqu’à la mort de Baldwin. Mais en 1952, de retour en France, il écrivit, sur la base des impressions de son séjour à Loèche-les-Bains, l’essai Stranger in the Village (Un étranger dans le village) qui a servi de point de départ pour l’exposition actuellement présentée à Aarau. Voilà.

Inutile de vous raconter le contenu de cet essai. J’espère que vous le lirez et serez d’accord avec moi quand je dis que dans ce texte de douze pages, James Baldwin révèle non seulement son talent d’essayiste, mais aussi celui d’un philosophe, d’un analyste profond et d’un observateur fin muni d’un excellent sens de l’humour. Après avoir provoqué la plus grande curiosité des habitants, il ironise à son tour sur les mœurs des Valaisans. Le ton est donné dès la première phrase : « Selon toute évidence, aucun Noir n'avait jamais mis les pieds dans ce petit village suisse ». Puis, il continue (dans mon humble traduction) : « Il ne m’était pas venu à l’esprit – peut-être parce que je suis un Américain – que dans le monde il puisse encore y avoir des personnes n’ayant jamais vu un Noir. Ce fait ne peut s’expliquer par l’inaccessibilité du village. Il se trouve à une grande hauteur, mais à quatre heures seulement de Milan et à trois heures de Lausanne ». Voilà le coin perdu où James Baldwin s’est retrouvé : « Dans ce village, il n’y a ni cinéma ni banque, ni bibliothèque ni théâtre ; il y a quelques postes de radio, un jeep, un station-wagon et, en ce moment, une machine à écrire – la mienne, invention que la femme de la maison d’à côté n’a jamais vue dans sa vie. » En revanche, il y a un Ballet Haus – « fermé en hiver et utilisé en été pour Dieu sait quoi, mais certainement pas pour du ballet ».

Jonathan Horowitz. Power, 2019. Installation © Jonathan Horowitz

L’histoire se passe en hiver et l’auteur observe, avec un intérêt sincère, comment « au milieu de ce paysage sauvage blanc, hommes, femmes et enfants bougent toute la journée, en portant le linge, le bois, les seaux d’eau ou de lait ; certains font du ski les dimanches après-midi ».

James Baldwin ne s’étonne pas moins de la principale attraction du village – les bains thermaux. Ou plutôt du public qu’ils attirent. « Un nombre inquiétant de ces touristes sont des invalides ou semi-invalides venant ici année après année – en général d’autres régions de Suisse – pour prendre les eaux. Cela confère au village – au moment où la saison bat son plein – un air terrifiant de sainteté, comme si c’était une version miniature de Lourdes ».

Quant à l’attitude des villageois envers « l’étranger », leur curiosité se manifeste de multiples façons que James Baldwin résume ainsi : « Dans tout cela, il faut l’admettre, se montrait le charme d’un sincère étonnement et certainement aucune méchanceté intentionnelle ; cependant, il n’y avait nulle suggestion du fait que j’étais un être humain : j’étais simplement une curiosité vivante ». Mais pas pour tout le monde : tandis que certains villageois buvaient volontiers un verre avec lui, le soir, et lui proposaient de lui apprendre à faire du ski, d’autres accusaient « le sale nègre – derrière mon dos – d’avoir volé du bois ».

Les réflexions que fait James Baldwin sur les différences dans la perception des Noirs en Europe et dans son Amérique natale sont fort intéressantes, de même que celles portant sur la différence de la perception de la réalité par des personnes de race différente – y compris concernant les lieux de culte et les monuments culturels. « Les gens qui ferment les yeux devant la réalité s’infligent tout simplement leur propre destruction, et chaque personne qui insiste sur la sauvegarde de son état d’innocence longtemps après la mort de celui-ci se transforme en un monstre ». La conclusion à laquelle arrive James Baldwin à la suite de son séjour en Suisse est rude et pragmatique : « C’est précisément cette expérience de noir-blanc qui peut avoir une valeur indispensable pour nous, dans le monde que nous affrontons aujourd’hui. Ce monde n’est plus blanc et ne le sera jamais plus ». 

David Baldwin, Nadia Sikorsky, James Baldwin. Moscou, octobre 1986 (Archive de N. Sikorsky)

J’ignore dans quelle mesure James Baldwin est connu en Suisse, mais je sais que les lecteurs russophones le connaissent regrettablement peu, bien qu’en 1977 déjà, son excellent texte Sonny Blues ait été publié en l’URSS sous forme d’une toute petite brochure. Baldwin avait alors été présenté comme « un auteur américain progressiste, un brillant représentant de la renaissance littéraire de Harlem ».

Neuf ans plus tard, en 1986, James Baldwin se rendit pour la seule et unique fois en Union soviétique. Ce fait est peu connu : il est absent de sa page Wikipedia, et dans la biographie qui conclut la magnifique collection de ses écrits rassemblés en deux volumes sous la direction de Toni Morrison, lauréate du Prix Nobel de littérature, il est mentionné en une seule ligne : « En octobre, il partit avec son frère David à une conférence internationale en Union soviétique ». Je me permets de rajouter quelques détails. La conférence internationale en question était le Forum d’Issyk-Kul, rencontre informelle à laquelle Mikhaïl Gorbatchev avait invité quelques illustres étrangers dont Arthur Miller, Peter Oustinov, Alvin Toffler, Claude Simon – dont chacun planta un arbre dans le sol kirghize, sur les rives du lac Issyk-Kul. Et moi, étudiante en deuxième année d’université, j’avais été engagée en tant qu’interprète – ayant ainsi l’immense privilège d’assister à toutes les discussions de ces personnes qui me paraissaient être des extra-terrestres.

C’est à ce moment-là que j’ai découvert les livres de James Baldwin qui m’ont permis de comprendre non seulement la profonde problématique des Noirs aux États-Unis, à laquelle les Soviétiques n’ont pas été exposés, mais aussi, étrangement, de prendre conscience de la problématique des Juifs en l’URSS, à laquelle beaucoup de mes connaissances se sont vus quotidiennement confrontés : nous sortions à peine de l’époque où, par exemple, les jeunes juifs n’étaient pas admis à l’Institut de physique théorique portant le nom de Lev Landau, Prix Nobel de physique en 1962 et lui-même juif. « Ce pays innocent t’a placé dans un ghetto où, en fait, il est prévu que tu meures. <> T’es né là où t’es né et confrontes l’avenir que tu confrontes car t’es noir, et pour aucune autre raison. <> Je sais que tes compatriotes ne sont pas d’accord avec moi sur ce point, je les entends dire « tu exagères ». Ils ne connaissent pas Harlem, et moi oui », écrit James Baldwin à son neveu. Il suffit de remplacer « noir » par « juif » et « Harlem » par «point 5 » (la rubrique des passeports soviétiques où « juif » figurait en tant que nationalité), pour que l’analogie devienne apparente.

Une dédicace de James Baldwin à sa "soeur" Nadia (Archive de N. Sikorsky)

À propos, The Fire Next Time (La prochaine fois, le feu), un de textes majeurs de Baldwin d’où j’ai extrait le passage cité ci-dessus, n’est toujours pas traduit en russe, pour autant que je sache. Pourquoi, je me le demande ? Peut-être à cause de ces quelques lignes qui concernent la Guerre civile en Espagne ? « Nous défendons notre étrange rôle en Espagne en nous référant à la menace russe et à la nécessité de protéger le monde libre. Nous n’avons jamais pensé que nous étions simplement enchantés par la Russie, et que le seul réel avantage que la Russie possède dans ce que nous imaginons comme la lutte entre l’Est et l’Ouest, c’est l’histoire morale du monde occidental. L’arme secrète de la Russie, c’est le désarroi et le désespoir et la faim de millions de personnes dont nous sommes à peine conscients de l’existence. »

James Baldwin décéda un an après son voyage en URSS d’un cancer de l’œsophage, chez lui, à Saint-Paul-de-Vence, entouré de son frère David et de ses meilleurs amis – Hassell et Happersberger. Quelques jours avant, il avait insisté pour célébrer la fête de Thanksgiving, bien qu’il fût déjà trop faible pour rejoindre les convives à la table. Le texte sur lequel il travaillait à l’époque, The Welcome Table, est resté inachevé…

26.09.2023
Un wagon de tram resérvé aux Juifs. Varsovie, octobre 1940 Photo © Bundesarchiv

La maison d’édition Noir sur Blanc, à Lausanne, a réédité le roman d’Andrzej Szczypiorski publié en français pour la première fois il y a trente-cinq ans, dans une traduction revue et corrigée.

Vous le savez peut-être : après avoir racheté, en 2018, le fonds « Classiques slaves » constitué par Vladimir Dimitrijevic pour les éditions de l’Âge d’Homme, Éditions Noir sur Blanc réédite petit à petit les trésors de littérature russe et d’Europe de l’Est qu’il recèle. Longtemps épuisées, les œuvres d’Andreï Beliy, Alexandre Grine, Evguéni Zamiatine, Mykhaïlo Kotsioubynsky, Valeriy Brioussov, Mikhaïl Prichvine, Joseph Czapski et bien d’autres redeviennent accessibles au grand public.

Le livre dont je vais vous parler aujourd’hui provient de cette même collection. Son auteur, Andrzej Szczypiorski (1928-2000) est un écrivain polonais, né dans une famille bourgeoise à Varsovie. Son père Adam Szczypiorski était un écrivain et un dissident célèbre, sa mère, Iadviga Epstein, ne travaillait pas.

Andrzej Szczypiorski fait partie de « la Génération des Colombs », cette génération d’écrivains polonais nés au début des années 1920, dont la vision du monde et l’identité furent considérablement marqués par la Seconde Guerre mondiale. Nombre d’entre eux sont décédés pendant l’occupation allemande et l’Insurrection de Varsovie de 1944, à laquelle Andrzej Szczypiorski prit également part. Arrêté et détenu au centre de concentration de Sachsenhausen jusqu’en 1945, il  débuta en littérature en 1952, publiant plusieurs romans policiers sous le pseudonyme de Maurice S. Andrews. Il rejoignit les dissidents polonais dans les années 1970 et devint l’un des chefs de file de l’Alliance polonaise pour l’Indépendance, publia dans de nombreux journaux d’opposition et fut à nouveau arrêté en décembre 1981, cette fois par les Polonais.

Après l’effondrement de l’Union soviétique et le changement de régime politique en Pologne, il décrocha un siège au sein du sénat polonais en tant que représentant de la fédération Solidarność et du parti « Union démocratique ». Il dirigea également la Société pour l’amitié Israélo-polonaise. Après la mort d’Andrzej Szczypiorski, certaines sources affirment qu’il aurait collaboré avec les services de sécurités polonais pendant les années 1950, mais sans disposer de preuves certaines. Même si cela avait été le cas, pendant les quarante années suivantes de sa vie, il eut le temps de revoir ses positions, et ce en public.

Considéré comme le chef d’œuvre d’Andrzej Szczypiorski, son roman Le commencement (Początek en polonais), fut initialement publié en 1986 en polonais par l’Institut littéraire « Kultura » à Paris et parut sous le manteau en Pologne un an plus tard. En 1990, le livre fut édité officiellement en Pologne, deux ans après sa publication en français dans une traduction de Gérard Conio, qui signa une magnifique postface à la nouvelle édition. La plupart des traductions optèrent pour le titre La jolie Madame Seidenman (tantôt « madame », tantôt « Frau » selon les langues) – visiblement, les éditeurs mettent l’accent sur la beauté pour appâter les lecteurs.

Un compromis fut trouvé par Leonard Bukhov (1925-2014), dont la traduction en russe fut publiée en 1992 dans la revue Innostranaïa Literatura, et fit l’objet d’une édition indépendante en 2008. Le livre parut au sein de la maison d'édition Text sous le titre Le début, ou la magnifique Pani Seidenman. Il est remarquable que ce traducteur expérimenté, ayant combattu sur le front lors de la Seconde Guerre mondiale en Pologne et en Allemagne et atteint Berlin le 9 mai 1945, ait choisi de conserver le "polonisme" et ne renomma pas "pani" en "gospozha" ! A l’échelle russe, le livre fit l’objet d’un petit tirage, 3000 exemplaires seulement, et parut dans la collection « Prose juive », ce qui, soyons honnêtes, pourrait également tenir à distance une partie du public russophone. Par cette chronique, j’espère donc éveiller de l'intérêt pour ce roman qui ne concerne pas uniquement la population juive, mais toute une génération dont la vie fut bouleversée par la Seconde Guerre mondiale.

Comme dans ses autres œuvres, Andrzej Szczypiorski traite de la vie réelle et non de la vie telle qu’on la rêve, avec sa multiplicité de strates, ses choix moraux difficiles, surtout s’ils doivent être faits dans des situations de danger vital. Ici, l’auteur peint le destin d’un groupe de personnes ayant vécu en Pologne pendant et après la guerre. L’histoire d’une femme juive, Irma Seidenman, la veuve d’un médecin renommé, une beauté blonde aux yeux bleus, est au cœur de ce roman entrelaçant plusieurs fils narratifs. Dénoncée par un collaborateur du régime nazi (lui-même juif), elle est sauvée des mains de la Gestapo par des amis polonais et un allemand de souche. C’est une thématique fréquente dans la culture polonaise d'après-guerre et cette triangulation où une personne juive est sauvée par des Polonais et des Allemands évoque immédiatement le film Le Pianiste de Roman Polanski. Oui, pareils cas ont existé.

Andrzej Szczypiorski a du mérite car il ne tente pas de dresser un tableau manichéen, ne cherche ni à innocenter ni à incriminer les représentants de telle ou telle nation. À chacun sa croix ! Étant lui-même, de toute évidence, une personne profondément croyante, l’auteur cherche à élucider la question si la tragédie du peuple juif obéissait à une quelconque « force du destin » commandée par Dieu ou si elle était exclusivement le produit de l’action humaine. Il s’efforce de garder foi en Dieu au moment où le « Créateur tournait les yeux vers d’autres galaxies pour ne pas regarder ce qu’Il avait préparé non seulement à Son peuple préféré, mais à tous les hommes de la terre ».

De là, il tire le personnage de la sœur Véronique, qui aime tous les enfants sauf les enfants juifs, dont « un grand mur de méfiance » la séparait mais qui entrent dans sa vie dès le début de la guerre et changent radicalement son regard sur le monde. Son Dieu catholique « lui amenait des enfants juifs, faibles et seuls, cherchant une protection. De l’extermination et de la réprobation ». Et elle les sauve, en commençant par apprendre à des petits enfants à faire le signe de la croix : le mensonge comme salut.

De là aussi, une prostituée dénommée Marie Madeleine, qui se prend de pitié pour Henri Fichtelbaum, l’accueille, le réchauffe et le nourrit après qu’il ait réussi à s’échapper du ghetto de Varsovie, où 450.000 personnes furent confinées. Le voir réfléchir calmement à Dieu, son Dieu, celui du peuple juif, tout en étant obligé de se réfugier dans des toilettes sales après avoir été chassé d’une pâtisserie par des Polonais vertueux, ayant reconnu en lui un Juif à son nez caractéristique. L’un d’entre eux s’exclama : « un Juif mange un gâteau ! » et les autres renchérirent : « Jésus ! Nous serons tous tués à cause de lui ! » Eux aussi avaient un Dieu en lequel ils croyaient, tout comme le vieux juge Romnitski, qui accepta sans hésiter de sauver la petite fille de son collègue âgé, l'avocat Fichtelbaum, piégé à l'intérieur du ghetto. Ou encore le tailleur Koujavski, qui refusait de travailler pour les Juifs avant la guerre, et qui, après la guerre, donna à son entreprise le nom du défunt Mitelman.

On ne peut qu’imaginer comme il dût être difficile pour Andrzej Szczypiorski d'écrire sur le scélérat Bronek Blutman, qui dénonçait d'autres Juifs pour sauver sa peau, ou sur Hirschfeld, un Juif qui changea son nom de famille en un nom polonais et se fondit si bien dans son rôle qu'il devint lui-même antisémite - oui, bien qu'il n'y ait pas de plus grand péché que la trahison, de telles personnes existèrent aussi parmi le « peuple élu ».

Oh, cette éternelle question de l’appartenance, qui nous choisit ou que nous choisissons nous-mêmes ! Aujourd’hui, il se trouvera sans doute un certain nombre de Russes pour comprendre la confusion de Joseph Muller, un Allemand de souche ayant grandi en Pologne, qui sauve Irma Seidenman des mains de la Gestapo : « A qui, à quoi est-ce j’appartiens ? Aux uns ou aux autres ? Suis-je d’ici ou de là-bas ? Il ne s’agit pas de moi, parce que moi je sais que je suis d’ici. Mais est-ce qu’après la guerre, dans la Pologne indépendante, les gens reconnaîtront aussi que je suis des leurs ?».

Et combien parmi mes compatriotes rêvent de la Russie en les mêmes termes que le cheminot Filippek rêvait de la Pologne, d’une « Pologne libre, juste et démocratique, pour tous les Polonais, les Juifs, les Ukrainiens, même pour les Allemands, que le diable les emporte ! » 

«  Je crois que mon violon est cassé, se disait la juive Irma Seidenman-Gostomska, en réchauffant ses vieux os sur un banc du jardin du Luxembourg, mon violon est désaccordé, il sonne faux. En remontant dans mon passé, je voulais tirer de mon violon un ton juste et profond. Mais je crois qu’il s’est brisé au printemps 1968. Et il n’est plus possible de le réparer ».

A quoi pense l’héroïne, qui parvint à fuir la Pologne pour la France ? A quoi fait-elle allusion ? Tous les lecteurs ne se souviennent peut-être pas que les relations entre la République populaire de Pologne et Israël se dégradèrent brusquement après la guerre de Six Jours de 1967, lors de laquelle la Pologne se rangea du côté des pays arabes. Tandis que des commandants de police appelèrent à l’arrestation de « sionistes », une campagne antisémite fut initiée par le pouvoir. Le premier secrétaire du comité central du PORP, Wladyslaw Gomulka, déclara que les Juifs polonais étaient une "cinquième colonne" du sionisme israélien. Cette campagne entraîna une augmentation de l'émigration des Juifs de Pologne, qui furent quelques 20 000 à quitter le pays.

Hélas, contrairement à la célèbre affirmation de Dostoïevski, la beauté d'Irma Seidenman ne sauva pas le monde. Ses illusions s’effondrèrent, tout comme celles d’Andrzej Szczypiorski en 1968. Merci à lui de partager cette vérité avec nous.

Texte traduit du russe par Marina Skalova.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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