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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

24.02.2022

C’est le titre de la chanson d’Oldelaf, adorée par mes enfants il y a quelques années. Ce mot n’existe pas dans la langue française mais il reflète parfaitement mon état d’esprit de ces derniers jours : tristesse + incertitude.

Tristesse, car à nouveau le pays où je suis née et qui ressemble de moins en moins au pays dans lequel j’ai grandi, fait la une de la presse mondiale. Pas pour ses exploits scientifiques ou artistiques, pas pour une découverte du traitement d’une maladie considérée incurable ni pour une libération surprise de ses prisonniers politiques. Non, mon pays d’origine fait la une à cause de violation du droit international.

J’ai intitulé le texte publié ce matin sur mon site Nasha Gazeta « Le mat diplomatique », un jeu de mots qui fait allusion au point final dans une partie d’échecs, le sport national russe, et au « мат », l’argot russe de vulgarité extrême. Pour moi, c’est ce langage si peu diplomatique que M. Poutine avait utilisé, en envoyant une gifle figurative à toute la diplomatie occidentale.

Incertitude, car malgré l’offensive militaire lancée la nuit dernière l’avenir reste peu clair. Quel sera le statut juridique de deux républiques autoproclamées sur le plan international ? Aussi « suspendu dans l’espace » que celui d’Ossétie et de la Crimée ? Quelle sera la riposte de l’Occident ?

Pendant que les média du monde entier se creusaient la tête quant au sens caché de la longueur de la table qui séparait M. Poutine de M. Macron lors leur récentes rencontres, la Russie a passé des paroles à l’action. Comme d’habitude. Je ne comprends pas les experts qui s’étonnent et trouvent le comportement du président russe illogique. Il est parfaitement logique si on sait que ses role models sont Ivan le Terrible et Joseph Staline. Et il suffit de connaitre un tout petit peu la littérature russe pour comprendre l’importance du fatalisme pour ce peuple qui est le mien. Jouer à la corrida avec la Russie finit toujours mal. Pour tout le monde.

Je me trouve aujourd’hui dans une position difficile avec mon journal russophone et mes origines, même si je vis en Europe depuis 1989. Hier dans la journée une journaliste de la Tribune de Genève a demandé mon avis en tant qu’expatriée. J’ai dû lui expliquer que je n’en suis pas une. Hier soir sur le plateau de la RTS, je me suis trouvée « opposée » à un monsieur ukrainien. Un peu primitif, non ?

Toute la journée d’hier j’attendais les décisions du Conseil Fédéral quant à l’application ou pas des sanctions contre la Russie. Je suis moi aussi partagée sur cette question. Pas à cause du principe de neutralité mais parce que ce sont les gens ordinaires, «les petites personnes», introduits dans la littérature mondiale par Nicolaï Gogol, l’immense écrivain ukrainien de langue russe, qui vont en subir les plus graves conséquences. Les petites personnes qui n’y sont pour rien.

Bien que je sois citoyenne suisse depuis presque 20 ans, je n’ai pas appris à rester neutre. Je suis convaincue qu’il y a des moments dans la vie où une prise de position claire doit  être nécessaire. Voici la mienne : je suis contre la guerre. Sans équivoques. Et la Suisse doit faire attention : M. Poutine a fait un appel à l’Ukraine pour qu’elle laisse tomber ses aspirations OTANiennes et proclame la neutralité. La Suisse, risque-t-elle d’avoir une concurrente dans son offre de bons services ?

  Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte.
11.02.2022
(c) Nashagazeta

L’un des plus grands artistes et activistes contemporains a passé à peine 24 heures en Suisse, mais j’ai eu la chance d’assister à la table ronde avec sa participation organisée par le Musée cantonal des beaux-arts (MCBA), à Lausanne.

Le but de cette rencontre a été de marquer la sortie mondiale, en traduction française (par Louis Vincenolles, chez Éditions Buchet-Chastel, Paris) des mémoires de Ai Weiwei. Y ont participé, en plus de l’auteur, Isabelle Gattiker (directrice du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève) et Uli Sigg, modestement mentionné dans le programme comme « collectionneur », mais en fait l’ancien ambassadeur suisse en Chine, ami proche de Ai Weiwei qui, selon ses propres mots, « lui doit tout ». Directeur du MCBA Bernard Fibicher s’est félicité du fait que le grand artiste chinois n’a honoré de sa présence que deux villes francophones – Paris et Lausanne.

C’est à Lausanne, dans l’ancien bâtiment du MCBA au Palais Rumine, que j’ai vu les œuvres d’Ai Weiwei « live », en 2017, pour la première fois. Mes enfants ont été fascinés par un dragon coloré avec une queue interminable et moi – par une salle remplie de graines de tournesol, que tous les soviétiques adorent grignoter. Or, les graines de tournesol d’Ai Weiwei n’étaient pas comestibles : j’ai appris plus tard que l’installation au MCBA n’était qu’un fragment d’un projet géant présenté au Turbine Hall du Tate Modern à Londres, en 2010. Dans son livre, l’auteur explique que 1600 artisans chinois ont été engagés par lui pour produire en céramique et peindre à la main les 100 millions (!) de graines, dont chacune était unique et différente des autres.

Ayant reçu le livre quelques jours avant son arrivée dans les librairies, je n’étais pas sûre trouver cet « accent russe » indispensable. J’ai ouvert le livre au hasard, suis tombée sur la page 127 et lu : « Parmi les poètes russes qu’il [le père d’Ai Weiwei - NS] appréciait, Essenine et Maïakovski avaient tous deux mis un terme à leurs souffrances en se suicidant ». Oh, la joie ! Je n’avais pas à chercher plus loin, tout y était : la poésie, les souffrances, la mort. La quintessence de la Russie. Je suis retourné au début du livre et m’y suis plongé, sans pouvoir le lâcher jusqu’à la fin.

Le livre d’Ai Weiwei fait partie de ces livres-témoignages que j’aime tant. Son titre est tiré d’un poème écrit en 1980 par le père de l’artiste, le célébrissime poète Ai Qing (1910-1996), comparable par l’influence de son œuvre en Chine avec Louis Aragon en France (selon un ami diplomate, spécialiste de la Chine). Ce poème figure en tant qu’épigraphe, et voici ces lignes :

1000 ans de joies et de peines, Dont il ne reste aucune trace

Hommes qui vivez, profitez de la vie N’espérez pas que la terre en gardera le souvenir

Cette autobiographie, dédiée au père et au fils d’Ai Weiwei, retrace un peu plus de cent ans de l’histoire de la Chine – à partir de 1910, l’année de la naissance de Ai Qing et de la mort de Léon Tolstoï, jusqu’en 2015. Elle s’appuie sur ces trois vies pour parler de trois générations de Chinois, d’innombrables personnes que l’auteur n’a jamais rencontrées. Écrit par un Chinois, le livre aurait pu l’être par un Russe, tant il y a de parallèles – il suffirait de remplacer les noms propres et les noms géographiques et c’est tout. (Certains lieux pourront d’ailleurs être préservés, comme « La Petite Sibérie » où Ai Qing a été exilé.) Regardez, par exemple, comment Ai Weiwei décrit sa vision du monde dans son enfance. « Petit garçon, je voyais le monde comme sur un écran scindé en deux parties. D’un côté, les impérialistes américains se pavanaient en smoking et hauts-de-forme, la canne à la main, suivis per leurs laquais : les Anglais, les Français les Allemands, les Italiens et les Japonais <> De l’autre, Mao Zedong flanqué de ses tournesols – c’est-à-dire : les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, en quête d’lndépendence et de libération, en lutte contre le colonialisme et l’impérialisme ; les représentants de l’avenir, c’est nous ». Cette vision du monde est identique à celle qui m’a été imposée à moi, dans mon enfance. Et l’importance de graines de tournesol prend une tout autre ampleur, n’est-ce pas ?

Le récit d’Ai Weiwei de la vie de son père qui avalait des livres du révolutionnaire et théoricien marxiste russe Georgi Plekhanov, qui admirait Marc Chagall à Paris et réagissait aux morts des poètes Serguei Essenine et Vladimir Maïakovski comme s’ils étaient des membres de sa famille, m’a rappelé les histoires de beaucoup de mes compatriotes : après la proximité au pouvoir – la disgrâce, prison, exil ; l’impossibilité de publier ses œuvres ; la « rééducation sociale » ; les innombrables humiliations – de l’obligation de laver les WC à celui de se promener dans la rue avec des oreilles d’âne sur la tête ; la pénitence publique, la surveillance permanente, les accusations de droitisme et d’oisiveté…  Avec une réhabilitation par la suite, en 1978. Grâce à Dieu, de son vivant.

(c) Nashagazeta

Il est impossible de lire sans émotion la description de la scène quand le Père, assisté par le Fils, brule sa bibliothèque – tous les albums de Rembrandt, les volumes de Whitman, Baudelaire, Maïakovski, Lorca, Nazim Hikmet… « Nous les avons empilés à côté d’un feu de jardin, et j’arrachais les pages pour les jeter une à une dans le brasier. Elles se tordaient sous la chaleur et disparaissaient, tels des fantômes engloutis par les flammes. Alors qu’elles se transformaient en cendres, une force étrange prit possession de moi. A dater de ce jour, elle allait prolonger peu à peu son contrôle sur mon corps et sur mon esprit, jusqu’à prendre une forme que même l’ennemi le plus fort trouverait intimidante ». Pendant la lecture, les spectres de Mandelstam, Brodski, Chalamov et tant d’autres victimes du Système, qui parle toujours la même langue, devenaient presque tangibles devant mes yeux.

Il est étonnant à quel point le parcours de Ai Weiwei rappelle celui de son père, malgré les 50 ans d’écart – la pérennité du Système ne fait aucun doute. Comme son père, il est parti faire ses études à l’étranger – mais il a choisi l’Amérique et pas la France. Il y a gouté à un peu de tout – du statut de boursier au bon collège, figurant dans la production de Turandot de Franco Zeffirelli au Metropolitan Opera à celui de quasi vagabond qui gagnait sa vie en dessinant les portraits des touristes dans la rue. Son talent naturel et l’influence du poète Allen Ginsberg et du peintre Andy Warhol l’ont remis sur le droit chemin. Comme son père, Ai Weiwei a été persécuté par l’état, kidnappé, mis en détention, humilié encore et encore… Mais, comme son père, il a résisté.

Et n’est-il pas étrange de lire, dans notre contexte actuel, que, lors de la visite d’Ai Weiwei à Bâle en 2003, en pleine épidémie du SARS en Chine, ces hôtes, les célèbres architectes Jacques Herzog et Pierre de Meuron, ont reçu une proposition de l’isoler dans une cage de verre afin d’éviter de s’exposer au virus ?!

Le livre d’Ai Weiwei, aussi historique que personnel, contient également des traits d’un manifeste artistique et social, grâce aux extrapolations de l’auteur. Je me permets de partager avec vous quelques-unes, qui m’ont le plus marqués.

« N’oublie jamais que dans un système totalitaire, la cruauté et l’absurdité marchent main dans la main ».

« Pour moi, l’art est dans une relation dynamique avec la réalité, avec notre mode de vie et nos perspectives de la vie <> L’art qui cherche à se distinguer de la réalité ne m’intéresse pas. »

« Quand le pouvoir de l’administration est sans limite, quand le pouvoir judiciaire n’est pas l’objet d’aucun contrôle, quand l’information est cachée au public, la société est vouée à fonctionner en l’absence de toute justice et de toute moralité ».

« Quand un État restreint les mouvements d’un citoyen, cela signifie qu’il est devenu une prison. N’aimez jamais une personne ou un pays que vous n’avez pas la liberté de quitter ».

« Même dans les circonstances les plus sombres, les individus peuvent conserver le pouvoir d’être humain, et la société est formée par les actions d’innombrables individus. Les gens ont leur propre sens du bien et du mal, qui ne peut pas être totalement remplacé par les principes de l’autoritarisme. »

« Tolérer la distorsion de l’histoire est le premier pas qui conduit à la tolérance de l’humiliation dans la vraie vie ».

« Pour moi, plaider pour la liberté est indissociable de s’efforcer d’y parvenir, parce que la liberté n’est pas un but, mais une direction, et elle se réalise à travers l’acte même de résistance. »

« L’expression de soi est au cœur de l’existence de l’homme. Sans le son de voix humaines, sans chaleur ni couleurs dans nos vies, sans les regardes attentifs, la Terre n’est qu’un caillou insensé suspendu dans l’Espace ».

… Ai Weiwei raconte dans son livre qu’une nuit, après une interrogation pendant la détention en 2011, il songeait à son père en se rendant compte à quel point il le connaissait mal. « Je ne lui ai jamais demandé ce qu’il pensait, je ne m’étais jamais demandé comment était selon lui le monde qu’il voyait de son œil valide. Je ressentis un vif regret de ce fossé désormais infranchissable entre lui et moi. C’est là, à cet instant, que l’idée d’écrire ce livre m’est venue, pour éviter à Ai Lao de souffrir un jour le même regret ».

Je vous invite à lire ce remarquable livre et à réfléchir comment éviter ce même regret à nos enfants.

(c) Nashagazeta
26.01.2022
Sergeï Loznitsa "Babi Yar. Contexte"

Aujourd’hui et demain le festival de films indépendants Black Movie présente un documentaire du réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa, déjà connu du public genevois grâce à ses « Victory Day » et « Funérailles d’État ».

Dans l’interview enregistrée en 2019, Sergei Loznitsa m’avait expliqué que, en sa qualité de cinéaste, son but était de dire toute la vérité, sans détour. Et, c’est tout à son honneur, c’est exactement ce qu’il fait, en choisissant les thèmes les plus douloureux pour la mémoire collective soviétique.

En résumé et en deux mots, son dernier long métrage documentaire, « Baby Yar », dont la première a eu lieu en 2021 au Festival de Cannes où le film a été primé, est consacré au massacre des 33’771 Juifs et Juives par les nazis assistés des collaborationnistes ukrainiens, qui a eu lieu en deux jours dans un quartier de Kiev, sous l’œil passif de la population. Mais deux mots ne suffisent pas.

Le mot « Contexte » est important dans le titre du film, car, en plus de la tragédie elle-même, il explique les événements qui l’ont précédée et ceux qui l’ont suivies. Les deux heures d’images ressorties de nombreuses archives publiques et privées de Russie, d’Allemagne et d’Ukraine et présentées comme telles, sans un mot de commentaire, commencent par le bruit d’une explosion. Puis une autre, et d’autres encore. Une fumée noire couvre le ciel. Mais les rares passants continuent à traverser la rue comme si de rien n’y était. Quelques secondes plus tard on voit une petite foule se réunir sous un haut-parleur public, qui annonce au son de la voix légendaire de Youri Lévitan que « aujourd’hui, à 4 h du matin » la guerre a commencé. Les avions de l’ennemi sont dans l’air, les tanks de l’ennemi sont dans nos rues. Mais que voit-on ? Les enfants ukrainiens les accueillent avec des fleurs et reçoivent un poli « danke » en retour. Plus tard, des hommes en uniformes soviétiques marchent, les mains en l’air – leur procession n’en finit pas. D’autres, des centaines, sont assis par terre en attendant de monter dans les camions – 25 hommes par camion, compte un nazi à haute voix. Une grand-mère avec un foulard blanc sur la tête pleure devant les ruines de sa maison brulée… Les corps humains sur l’herbe verte…

Le spectateur devient un témoin incrédule de l’accueil réservé aux occupants dans la ville de Lviv, le 30 juin 1941 : des fleurs, des applaudissements, des portraits de Staline arrachés, l’orchestre joue les marches militaires allemandes. On y croit à peine : cela était-il orchestré par les Allemands dans les buts propagandistes ?! Le lendemain déjà les Juifs locaux sont emmenés dans le bâtiment de la prison où les corps des anciens prisonniers, exécutés dans la foulée par le NKVD avant de quitter la ville, trainent encore par terre. La faute des Juifs ? Collaboration avec des organes soviétiques et avec NKVD. Puis – les corps, les corps et encore les corps que les femmes, privées de la possibilité de les laver selon la tradition, les nettoient avec les branches d’arbres.

Un mois plus tard, le 1 aout, Lviv, renommé Lemberg, ressemble à une ville allemande modèle. Les swastikas partout, les marches allemandes, les fleurs pour les « libérateurs ».

Kiev est occupée à son tour le 18 septembre, avec l’enthousiasme de la population. Mais une série d'explosions secoue la ville cinq jours plus tard. A qui la faute ? On ignore, mais comme punition, les nazis décident d’exterminer tous les Juifs de Kiev. Ils sont machiavéliques, les nazis : dans l’ordre publié, les Juifs sont invités à se présenter au cimetière juif – avec des vêtements d’hiver et leurs possessions précieuses. Disciplinés, ils se présentent. On connait la suite : en deux jours, le 29 et le 30 septembre, les 33 771 sont fusillées et enterrés en plusieurs couches superposées dans la ravine de Baby Yar.

Sergei Loznitsa raconte que deux textes l’ont aidé à comprendre l’ampleur de la tragédie : le roman documentaire « Baby Yar » d’Anatoly Kouznetsov et l’essai « L’Ukraine sans Juifs » de Vassily Grossman. Cet essaye déchirant, écrit en 1943 par un correspondant de guerre, n’a été publié en russe qu'une fois seulement durant la période soviétique, en 1991. Il est maintenant disponible online en russe, et en français.  Un extrait de ce texte est utilisé dans le film. Il s’agit d’énumération, si on peut dire ainsi, du type des personnes qui se sont trouvé dans la ravine : les artisans, les boulangers, les couturiers, les enseignants, les musiciens, les grand-mères – celles qui savaient préparer un strudel aux pommes et aux noix et celles qui ne savaient pas, leurs enfants et leurs petits-enfants… Et cetera. Tout un peuple, dont le seul crime commun était d’exister.

Je ne sais pas pourquoi mais c’est cette liste qui m’a le plus touchée dans le film. Peut-être à cause de strudel, qui a évoqué les souvenirs d’enfance bien que ma tante de Kiev le fît aux merises, et je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon depuis ! En lisant cette liste donc je me suis donc posé une question, LA question peut-être : comment est-ce possible que des gens qui ont cohabité pendent des décennies avec d’autres, leur achetant du pain, leur empruntant du sel et des livres, allant chez eux pour soigner leurs dents, emmenant chez eux leurs enfants pour les leçons de musique, leur commandant leurs robes de mariée, soudainement ne les reconnaissent plus et observent sans émotion leur souffrances et leurs morts ? Comment est-ce possible ?! Bien sûr, je ne parle pas pour tout le monde, je vise seulement cette grande majorité dont le nom est la Foule anonyme.

Les prisonniers de guerre soviétiques couvrent la ravine après le massacre sous les ordres des Nazi. Regardez la taille de cette ravine! 1 octobre 1941

Chaque film contient un twist, un turning point, et « Baby Yar » n’est pas une exception. Il arrive quand, petit à petit, l’armée soviétique commence à reprendre les territoires occupés. A partir de ce moment le spectateur a l’impression de revenir en arrière et reste tout aussi incrédule : les mêmes gens accueillent en fanfares les autres libérateurs, les mêmes jolies filles en costumes nationaux leurs offrent des fleurs, et ce sont les portraits de Hitler qui sont maintenant arrachés…

Un groupe des journalistes américaines visite Baby Yar en 1943, ils notent dans leurs cahiers que « de 50 à 80 000 des citoyens soviétiques ont trouvé ici leur mort ». Quelques minutes plus tard on entend un type à l’air très débrouillard qui parle de 100 000 morts et se plaint des « monstres fascistes » qui « nous ont obligés de construire les fours pour brûler les corps ». Le mot « juif » n’est plus prononcé. Il n’est plus d’usage.

Une colonne d’hommes traverse l’écran dans le sens inverse, ce sont des Allemands captifs, l’expression sur leurs visages est la même que chez les Russes au début du film. Quelque uns sont pendus, et la Foule se presse pour mieux voir ce spectacle, la même Foule. Y-a-t-il une limite au mimétisme humain ?

Une partie très importante du film est composée de témoignages enregistrés lors d’un procès à Kiev, en 1946. La salle est pleine à craquer. Étonnement, aucun des témoins ne verse une seule larme en racontant les horreurs vues et vécues. Mais le récit du professeur Artobolevsky qui décrit une vielle femme juive avec ses cheveux gris au vent, emmenée par les nazis, vaut une tragédie grecque.

… En 1952 la municipalité de Kiev décide de vidanger les eaux sales de l’usine de briques dans la ravine de Baby Yar…

Vassily Grossman, l’auteur du chef-d’œuvre « Vie et destin », parle dans ses « Carnets de guerre » de cette capacité du cerveau humain d’être affecté par la mort d’un passant renversé par une voiture et de rester indifférent à la disparition de millions de personnes. Selon lui, cette capacité nous préserve de la torture morale permanente et de la folie, mais de l’autre côté nous permet d’oublier les atrocités commises.

Le film « Baby Yar » de Sergei Loznitsa nous rappelle une de ces atrocités, c’est un mea culpa personnel de l’auteur. Il est symbolique que ce film soit projeté demain, le 27 janvier, la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes d’holocauste, ainsi proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005.

Le mot holocauste vient du grec ancien, holocaustosis, et signifie la destruction par le feu ou le sacrifice. Pas de commentaire.

03.01.2022
La décision de la Cour suprême russe de liquider l’ONG Mémorial International, annoncée le 28 décembre, suivie le lendemain par l’ordonnance de dissolution de son Centre des droits humains, m’a bien distraite des préparations festives… Je vous ai déjà raconté le début de cette sordide histoire il y a quelques semaines, à l’occasion de l’attribution du Prix Jan Michalski à l’ouvrage collectif des quatre auteurs du Mémorial International. Et voici la fin. Au moins, pour aujourd’hui : L’organisation internationale volontaire et publique Mémorial, cette société historique, éducationnelle, charitable, œuvrant pour la défense des droits de l’homme mais qualifiée « d’agent étranger » (voir « ennemi du peuple ») par les autorités russes est liquidée sous le prétexte formel – le refus de se proclamer justement cet « agent étranger », définition prescrite par la loi. « L’affaire de Mémorial » est pour moi un papier tournesol de la société russe d’aujourd’hui. Quand j’en ai parlé, sur ses pages, avec l’écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa,  nous espérions toutes les deux que tout n’était pas perdu, que les ténèbres ne gagneraient pas. Mon faible espoir a été nourri également par le fait que la date de l’annonce du verdict ait été plusieurs fois retardée – naïve, j’ai cru que le pouvoir jouait simplement au chat et à la souris, et que la « grâce » viendrait juste avant le Nouvel an, plus célébré en Russie que Noël. Hélas…  Je réalise maintenant que la date du verdict n’a pas été choisie par hasard, elle est bien symbolique pour le pays qui adore les symboles. Le 27 décembre était le lendemain du 30ème anniversaire de la dissolution de l’Union soviétique, l’événement qualifié par le président Vladimir Poutine comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Il est effectivement hautement symbolique que ce soit ce jour-là que le Système décide de liquider une organisation accusée de la création de l’image « erronée » de l’histoire du pays et de tentatives de ternir le passé soviétique – ce qui va à l’encontre des efforts du Système de glorifier ce même passé et d’encourager le patriotisme de clocher tout en refusant de qualifier sans équivoques la période des années 1930 comme celle de la terreur par l’état.  Le jour de l’annonce du verdict, je l’ai relayé dans Nasha Gazeta par une brève de quelques lignes – il m’a fallu du temps pour digérer la nouvelle et écrire un texte plus conséquent. Parmi les réactions des lecteurs il y a eu celle-ci : « Impossible d’y croire ». Effectivement. Et cela fait peur de réaliser que trente ans après la chute de l’URSS nous sommes revenu à la case départ : la manipulation de l’opinion publique, la recherche et la poursuite permanente des ennemis internes et externes, l’extermination (plus souvent morale que physique, je vous l’accorde) des opposants. Les défenseurs de la lettre de la loi diront que personne n’est au-dessus de la loi, que « Mémorial » avait été prévenu et plus d’une fois, et qu’il fallait être plus malin pour vaincre le Système. Soit. Mais même dans les ghettos et les camps nazis, se trouvaient des courageux qui refusaient de coudre l’étoile jaune sur leurs vêtements, et se sont leurs noms qui restent dans l’Histoire. Oui, ils étaient fusillés, naturellement. « Et sous Staline, les dirigeants de « Mémorial » auraient été fusillés, eux aussi », disent les nostalgiques. Effectivement, nous n’en sommes pas encore là, ou du moins pas encore. Mais voici un autre symbole : le président de la Cour constitutionnelle russe Valérie Zorkin admet que le retour de la peine de mort en Russie soit possible, bien que peu probable. Il écrit dans son tout nouveau livre « La justice constitutionnelle : la procédure et le sens » que l’introduction du moratoire sur la peine de mort en 1997 a été « une concession aux valeurs impropres au sens de la justice russe ». Alors, qu’est-ce que c’est que ce sens de la justice russe ?  Trente ans plus tard nous revenons à la case départ, et les foules ne sortent pas dans les rues pour s’y opposer. Ce « silence des agneaux » est, à mes yeux, la vraie tragédie russe. Quand quelqu’un pose une question rhétorique sur comment nos pères et grands-pères ont-ils permis l’horreur de 1937, la réponse est évidente : comme ça exactement, en silence. L’histoire se répète devant nos yeux.  Devant nos yeux le Système, sans « chips » et autres inventions de l’intelligence artificielle, essaye d’effacer la mémoire collective d’un passé encombrant, mémoire reconstruite goutte par goutte par « Mémorial » durant plusieurs décennies. De l’effacer, en sachant parfaitement qu’une société sans mémoire, inconsciente et amnésique est beaucoup plus facile à gérer. Le Système n’est pas une créature abstraite, il est composé de gens. Et nous connaissons bien les gens qui se comportent de cette manière – en décidant un beau jour de commencer une nouvelle vie et en balayant tout ce et ceux qui ont rempli cette vie jusque-là. La raison d’un tel comportement, que ce soit au niveau personnel ou étatique, est identique : c’est la lâcheté. Mais nous savons tous aussi que la vie est un boomerang, et que le passé nous rattrape toujours. Le lendemain de l’annonce du verdict de la cour russe, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a demandé à Moscou de « suspendre » la décision de dissoudre Mémorial. Je doute que cette voix qui crie dans le désert soit entendue. Le Système qui se croit invincible triomphe aujourd’hui en oubliant le colosse aux pieds d’argile. Entre temps, la décision honteuse de liquider « Mémorial » peut être considérée comme historique dans le sens qu’elle restera dans l’Histoire d’où rien ne s’efface réellement.  PS Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte. 
23.12.2021
Quinta del Sordo, c. 1900
La Ilustración Española y Americana, 15 juillet 1909
En octobre dernier je vous ai parlé de l’exposition que la Fondation Beyeler à Bâle consacre à Francisco Goya à l’occasion du 275e anniversaire de sa naissance.  Dans ce texte je vous ai recommandé Le Roman de Goya de Lion Feuchtwanger. Je maintiens cette recommandation, mais j’ai depuis découvert un autre livre qui m’a beaucoup impressionné et que j’aimerais partager avec vous, d’autant plus que l’exposition continue jusqu’au 23 janvier. Il s’agit du roman « Saturne » de Jacek Denhel, écrit en 2011 et paru aux Éditions Noir sur Blanc en 2014 déjà. Ce jeune auteur – né en 1980 –, peintre, poète et traducteur polonais a été proclamé par le magazine « La Nouvelle Pologne » comme l’enfant prodige de la littérature polonaise contemporaine. Au premier regard le roman de Denhel est composé de trois dialogues séparés. Nous entendons les voix de trois hommes – Francisco lui-même, son fils Xavier (dont on sait très peu de choses) et Mariano, son petit-fils adoré, dont le portrait est exposé actuellement à Bâle. Malgré cette forme originale de narration, en trois premières personnes, le genre est proche d’une saga familiale qui couvre trois générations d’hommes liés par le sang et séparés par l’incompréhension. Le sous-titre du roman est d’ailleurs éloquent : « Peintures noires de la vie des hommes de la famille Goya ». Grâces aux manières d’expression et aux intonations très différentes, Denhel a réussi à créer trois formidables portraits verbaux dignes du pinceau de Goya, ainsi qu’une grande fresque de l’Espagne du début du 19 siècle, dans laquelle un de ses plus grands peintre commença à se sentir mal à l’aise. Voici devant nous Goya lui-même, le grand maître vieux et sourd, l’autorité absolue, le génie reconnu, le despote ayant garanti à son fils un solide héritage, le bon vivant incontournable, le coureur des jupons incorrigible, l’homme de grand tempérèrent et à l’énergie inépuisable qui ne supporte pas l’oisiveté. Il bosse jusqu’à son dernier soupir, en gardant, toujours jusqu’à son dernier soupir, le besoin d’aimer et d’être aimé. A ses côtes – son épouse Pepa, silencieuse la plupart du temps. Francisco la trompe à droite et à gauche, tout en l’aimant à sa façon, quelque part au fond de son âme. Deep down. Il y a des hommes comme ça, et ils ne sont pas si rares. A la mort de Pepa c’est Leocadia qui prend sa place, une femme qui aurait pu être sa fille. Malgré la différence d’âge, non seulement elle rend le vieux Goya heureux, mais elle trouve son bonheur de femme avec lui. Il y a des hommes comme ça. Ils sont plus rares. Quant à Xavier, son fils unique, Goya l’appelle « la coquille vide ». Effectivement, le fils ne ressemble pas du tout à son père : pédant ennuyeux et froid, il vit un mariage sans amour, dans un état permanent de semi-léthargie. Il ne supporte pas son père et le traite de tous les noms – vieux renard, blaireau bouffi, vieil oiseau grisonnant, parmi les noms les moins méchants. Il l’accuse de tous les péchés imaginables et le soupçonne même d’avoir couché avec sa propre femme. Voici de quoi l’imagination maladive est capable quand couplée avec la jalousie – cette maladie si bien décrite par l’écrivain russe Yuri Olesha en 1927. Xavier est l’exemple classique d’un fils qui vit dans l’ombre de son célèbre père, privé de ses talents – on dit en russe « la nature s’est reposée sur lui ». Comme chaque personne médiocre, il hait le génie, tandis que le génie ne peut que le mépriser. On arrive à Mariano. Cet enfant béni de la nature, né avec la fameuse cuillère d’argent dans la bouche, me rappelle certains élèves de l’École Internationale de Genève. Il appelle son père « une boulette » et lui préfère mille fois son grand-père qui lui sert de role model. Avec cette nuance : « Si mon grand-père était un diamant brut, extrait de la terre sale de Feundetodos, je serais moi un diamant taillé ». Oui, pour la modestie Mariano ne craint personne. Vous avez certainement compris que le sous-titre du roman nous envoie tout droit à la série « Peintures noires » qui est au centre du film « Quinta del Sordo » (Maison du Sourd) crée par le cinéaste français Philippe Parreno spécialement pour l’exposition à Bâle. Je vous rappelle que cette série de quatorze fresques peintes avec la technique de l’huile al secco (sur la surface de plâtre d’une paroi) a été créé par Goya pour décorer les murs de sa maison près de Madrid. Elles sont exposées au musée du Prado depuis 1889 et ne quittent jamais ses murs à cause de leur extrême fragilité. Cette série est au cœur du roman de Dehnel, avec l’hypothèse que l’auteur réel n’est pas Francisco Goya mais Xavier qui a attendu la mort de son père pour se mettre à la peinture et exprimer toute sa rage accumulée. L’édition lausannoise du roman présente les images de toutes les quatorze fresques. En comparant leurs descriptions avec les monologues de Xavier, vous pourrez vous faire votre propre opinion sur la véracité de cette hypothèse. Jacek Dehnnel y croit de toute évidence. Le titre « Saturne » qu’il a donné à son roman a un double sens. Le premier est une allusion évidente à « Saturne dévorant un de ses fils », également appelée « Saturne dévorant son enfant » ou simplement « Saturne » (en espagnol : « Saturno devorando a un hijo »). Quand on connait la relation entre Francisco et Xavier, on peut effectivement supposer que c’est comme ça que ce dernier la visualise r. Une des Peintures noires, cette fresque a été également transférée sur une toile après la mort de Goya pour être présentée à l’Exposition universelle de 1878, où elle n’a pas trouvé d’acheteur. Une œuvre de Goya qui reste sans attention ?! Difficile d’y croire sauf si l’on imagine que les acheteurs potentiels de l’époque, plus proches de Goya, ont remarqué l’absence de sa puissance expressive habituelle et ont senti un « fake ». Cet argument soutiendrait l’hypothèse. Mais le titre a aussi un deuxième sens, et pas moins intéressant. L’une des traductions de « Saturno » de l’espagnol est le plomb. Du temps de Goya, les peintres utilisaient un pigment synthétique blanc opaque à base de plomb, appelé la céruse, ou blanc de plomb ou encore blanc de Saturne. Sa toxicité, connue depuis l'époque romaine, est affirmée au XVIIIe siècle – 10 mg de plomb pur absorbé par l’organisme humain peut affecter le cerveau de manière irrévocable. En espagnol, l’empoisonnent par le plomb s’appelle saturnismo. Son usage est progressivement interdit au début du XXe siècle, jusqu’à l’adoption, en 1921 par le Bureau international du travail, d’une convention interdisant l’utilisation de la céruse avec plus de 2% du plomb par les ouvriers peintres. Le cerveau de Francisco Goya était-il affecté par le blanc de Saturne ? Serait-il l’explication de son caractère explosif et turbulent ? Je n’en sais rien. Mais je trouve Francisco, avec tous ses défauts, vieux et sourd, nettement plus attirant que sa progéniture bien-pensante. Car il est un authentique. Mais il y a encore bel et bien un autre secret de Goya dans ce roman de Dehnel, un secret totalement inattendu. Celui-ci est révélé par Goya lui-même sur son lit de mort et le lecteur le découvre tout à la fin du livre. Pour rien au monde je ne vous dévoilerai de quoi il s’agit. PS Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte.             

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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