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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

20.05.2022

Depuis mercredi dernier le public suisse est invité à visionner le film du cinéaste canadien Daniel Roher consacré au plus célèbre opposant russe vivant et décrit comme « un documentaire biographique avec des éléments de thriller ». Le mot « thriller » me gêne car il sous-entend des éléments de fiction, tandis que la force de ce genre de film est dans sa véracité.

Le film couvre une période entre août 2020, quand Alexeï Navalny est sorti du coma après avoir être empoisonné par Novitchok dans l’avion Tomsk-Moscou, jusqu’à son retour à Moscou le 17 janvier 2021, quand il a été immédiatement arrêté. Il montre également l’investigation des auteurs de l’empoisonnement mené avec succès par Navalny et son équipe.

La première du film a eu lieu le 25 janvier 2022 au Sundance Film Festival aux États-Unis où il a reçu le prix du public. (La veille, Navalny est inscrit sur la liste des personnes terroristes par l'organisme fédéral russe de contrôle des transactions financières.) Par la suite, quelques cadres ont dû être rajoutés – pour annoncer le nouveau verdict tombé le 22 mars 2022 : 9 ans d’internement en régime strict pour détournement de fonds et non-respect de la justice. Dans le contexte de la guerre cette nouvelle n’a pas reçu l’attention qu’elle méritait.

 J’imagine que, sorti sur les écrans, ce film attirera d’avantage le public non-russophone, ce dernier étant plus au courant de l’histoire. Mais même pour nous, il est intéressant de voir les divers épisodes, pour ainsi dire, rassemblés dans un film concis de 98 minutes. Surtout que l’opinion des Russes est aussi divisée sur le sujet de Navalny que sur tant d’autres. J’ai pu le constater lors de la première publication le concernant dans Nasha Gazeta – en février 2021, quand plusieurs manifestations de ses supporters ont eu lieu en Suisse, je vous en ai parlé à ce moment-là, dans le texte « Les limites de la neutralité ».  Les commentaires de mes lecteurs allaient de « bravo » et « héro » jusqu’au « clown ».

 Le film de Daniel Roher a le mérite de nous montrer un homme vif, avec ses qualités et ses défauts, et pas un personnage « photoshopé » et stérile. D’où la dualité de sa perception :  comme une fusion d’un décembriste et Don Quichotte pour les uns ou comme un type vaniteux et ambitieux avec des prétentions irréalistes, incapable d’évaluer la situation, pour les autres. Ces dernières utilisent l’arrestation de Navalny comme argument en leur faveur, disant qu’il a sous-estimé l’ampleur possible de la reposte du pouvoir, déterminé de l’enlever de la scène politique.

 Je présume que le nouveau film ne changera pas radicalement ces opinions. Quelqu’un affichera un sourire ironique en l’entendant dire, en janvier 2021, qu’il reviendra à Moscou avec « le vol de la victoire » - on connait la suite des événements. D’autres, comme moi, seront heurtés par la légèreté de sa réponse à la question sur sa coalition avec les nationalistes en 2011 – « ils sont aussi des citoyens Russes et ils sont nombreux », explique-t-il. Il y aura ceux, enfin, qui seront énervés par ces folâtreries et ces messages sur tik-tok en absence d’un programme politique clair. Effectivement, il y une dissonance entre le ton souvent léger et la gravité de la question de base. Cette question de base est formulée par Daniel Roher lui-même, qui décrit ce film comme « l’histoire d’un homme et sa lutte contre le régime autoritaire ».

 On peut spéculer à l’infini sur les raisons qui ont poussées Alexeï Navalny de rentrer à Moscou. Pensait-il vraiment avoir une chance de rester en liberté ? Pensait-il vraiment que les masses populaires allaient le suivre ? Et si oui, le suivre où – à l’assaut du palais poutinien dont il a tourné un film vu, selon Navalny, par plus de 100 millions de personnes ? Est-il un naïf ou un fataliste, un sans foi ni loi ? Ou une personne d’un courage extrême, déterminé à aller jusqu’au bout dans sa lutte acharnée contre la corruption et l’abus du pouvoir en Russie ? Au tout début du film Navalny dit, en faisant référence au réalisateur : « Il fait un film qu’il va relâcher une fois que je me serai fait descendre ». Le film est sorti, son héro vit. Heureusement.

Quoi qu’on pense d’Alexeï Navalny, il est difficile de pas admirer son courage, car pendant que les spectateurs vont scruter son visage sur les écrans en mâchant leur popcorn, lui est au bagne. Il est difficile de ne pas admirer également le courage de ses proches unis pas ce slogan des mousquetaires « un pour tous, tous pour un ».

Le film a été tourné avant la guerre en Ukraine mais sa perception est forcément influencée par cette guerre. Dans ce contexte je retiens cette phrase comme la plus importante prononcée par Alexeï Navalny : « Le mal n’a besoin que d’une chose pour gagner – l’inaction des bonnes gens ».

PS. Il parait que le film « Navalny » sera discuté sur RTS à 19.30 aujourd’hui. Regardons-le ensemble.     

09.05.2022
Place des Nations, 8 mai 2022 (c) N. Sikorsky

Il y a quelques mois encore personne ne croyait que la guerre entre la Russie et l’Ukraine était possible. Bien que les bruits courraient. Mais la guerre a commencé. Puis les bruits courraient qu’elle serait terminée pour le 9 mai, célébré en Russie comme le Jour de Victoire dans la Grande guerre patriotique du 1941-1945. Nous sommes le 9 mai. La guerre continue, et la parade sur la Place Rouge à Moscou aura lieu comme prévu, comme chaque année.

Le nœud d’émotions provoquées par le 9 mai chez chaque ex-soviétique est tellement dense que je doute que nous arriverions à le défaire en tirant dessus pour arriver au cœur du problème.

Petite, j’ai adoré le 9 mai. Le beau temps était garanti – on dit que les Russes ont trouvé le moyen de disperser les nuages menaçant d’empêcher la fête. La rue Gorky (aujourd’hui Tverskaya) était fermée à la circulation, et, habillée dans ma plus belle robe, je marchais fièrement, une glace dans la main, entre mes deux grands-pères dont les vestes affichaient les décorations militaires qui brillaient au soleil. L’un a fait quatre ans dans les tranchées, a été blessé deux fois, l’autre a donné plus de 1000 concerts pour les soldats au front, il était un chanteur d’opéra. Nous marchions au milieu de la rue, saluant de nombreuses connaissances. Tout le monde souriait, les gens portaient des fleurs et des pancartes avec les slogans antimilitaires – les mêmes exactement pour lesquels aujourd’hui en Russie on risque 15 ans de prison. Nous marchions en direction de la Place Rouge puis tournions à gauche, où, dans un joli square devant le théâtre Bolshoï les vétérans chantaient les chansons de la guerre, ces si belles chansons. Le 9 mai était le jour de la grande gloire nationale et de petits bonheurs personnels.

En grandissant, et en lisant, j’ai commencé à me poser des questions sur toute cette glorification de la guerre, sur les chiffres terribles de morts dont tout le monde avait l’air de se vanter. Plutôt qu’une fête, ne serait-il plus logique de déclarer le 9 mai le jour de deuil national ?

En 2020,  le président Poutine a trouvé nécessaire d’amender la Constitution, en s’appuyant sur la votation populaire. Deux phrases y ont donc été ajoutées entre autres, pour rendre obligatoire la célébration de la mémoire des défenseurs de la patrie afin de protéger la vérité historique et pour légalement interdire aux citoyens de minimiser la signification de l’héroïsme du peuple qui défendait sa patrie.

Pourquoi cela était-il nécessaire dans un pays avec un niveau de patriotisme élevé, dans un pays où la vie de chaque famille a été bouleversée par La Grande guerre patriotique ? La guerre qui a été gagnée grâce à l’héroïsme incontestable de l’ensemble du peuple soviétique, multinational et multiethnique, au prix de dizaines de millions de nos vies. Faut-il vraiment légalement obliger les descendants de ses héros à commémorer la mémoire de leurs pères, grands-pères ou arrière-grands-pères comme moi je commémore la mémoire des miens ? Je ne crois pas, car je ne connais personne qui aurait besoin d’un tel « encouragement ».

(c) N. Sikorsky

En revanche, je connais ceux qui rejettent l’utilisation de cette grande victoire de 1945 comme moyen de la manipulation de l’opinion publique d’aujourd’hui pour justifier tous les crimes commis par le pouvoir, au nom du peuple, avant et après la guerre.

Je connais ceux qui rejettent l’imposition des règles de la commémoration: le non-conformisme dans ce domaine peut mener à l’accusation de trahison. Cela concerne les Russes en Suisse également : en 2020 j’ai eu un accrochage avec l’Ambassade à Berne qui m’avait accusée, sur mon propre site, de « l’oubli historique ».

Je connais ceux qui rejettent l’utilisation de la rhétorique de la dernière guerre, légitime et juste, pour justifier la guerre actuelle dont personne ne comprend le but réel, sauf peut-être le président russe lui-même. Et encore.

Je connais ceux enfin qui se s’indignent de récentes insinuations du ministre russe des affaires étrangers M. Lavrov quant aux origines juives de Hitler. Bientôt l’agression de l’Ukraine sera la faute de juifs, what else is new ?!

Voilà pourquoi, sans aucune intention de minimaliser l’importance de la victoire de 1945 et de dénigrer le sacrifice des citoyens soviétiques, j’attendais le 9 mai 2022 sans la joie habituelle, sa brillance étant obombrée par le brame de la guerre actuelle. Quel mot, « obombrer » - vient-il d’une « bombe » ? Sans joie, et avec inquiétude – qui sait de quelle manière le président Poutine décide-t-il de marquer l’occasion ?!

Kirill Sergeev, un moscovite genevois (c) N. Sikorsky

En attendant, samedi dernier, je devais assister à une manifestation commémorative, le « Régiment immortel », à la place des Nations, à Genève. Elle m’a été signalé comme « propoutinenne ». Logique, si on sait que c’est Mme Elvira Voskresenskaia, qui, dans une interview donnée à la RTS le 27 février depuis les locaux de l’UDC-Genève, justifiait l’invasion de l’Ukraine, qui l’avait organisé. (Un détail intéressant – depuis cette prise de position elle a été apparemment obligée de quitter les rangs de l’UDC sous la pression de ses camarades politiques.) La manifestation a été annoncé dans un groupe sur Facebook qui s’appelle « Protection des droits des Russes en Suisse », sur le fond rouge composé des étoiles soviétiques. On apprenait que « suite à de longues et difficiles négociations avec le service de sécurité de Genève », les organisateurs ont accepté de renoncer à un cortège et se contenter d’une manifestation, avec la garantie de soutien par la police. « Les chansons de la guerre, les symboles et les photos des vétérans sont autorisées », disait l’annonce contenant un avertissement pour les potentiels participants : « Ceux qui désirent répondre aux questions des journalistes doivent se tenir prêt à le faire d’une manière équilibrée, digne et historiquement correcte ». « Ne permettrons pas de gâcher la grande fête », concluait cette annonce. J’étais prête à y aller pour voir de mes propres yeux. Or, vendredi après-midi j’ai appris que les organisateurs ont retiré leur demande, la manifestation a été donc annulée.

Il se trouve que je connais la coordinatrice qui l’avait déjà organisé en 2016 et 2018. En 2020, elle a été annulée en raison de la pandémie. Cette année, d’autres considérations ont été prise en compte, y compris des menaces reçues via des réseaux sociaux – Katia Toporkova m’avait envoyé quelques screenshots, tout à fait éloquents. Elle assure que la manifestation prévue n’avait rien à voir l’actualité et s’indigne qu’il s’avère impossible, dans un pays démocratique, de commémorer « les anciens, grâce à qui nous avons pu vivre si longtemps en paix ». « Nous avons pris la décision difficile d’annuler la manifestation pour ne pas transformer en clownerie une fête qui reste sacrée pour beaucoup de ressortissants de l’Union soviétique », m’a-t-elle expliqué. Une sage décision, dirai-je, car, hélas, les drapeaux rouges sont aussi indissociables du pouvoir russe actuel que les terribles Z.

Il faut espérer que se petit garçon n'aura pas honte de parler russe en grandissant (c) N. Sikorsky

A la place, j’ai assisté à une autre manifestation, toujours à la Place des Nations mais dimanche. Celle-ci a été organisée au nom de tous les Russes qui sont contre la guerre. « Nous sommes contre le régime de Poutine qui a lancé une agression militaire contre l’Ukraine. Ce n’est pas pour cela que nos grands-pères se sont battus », ont proclamés les initiateurs de cette action, et ils ont raison – clairement pas pour cela.

Malgré des conditions météo idéales, il y a eu très peu de monde. Trop peu de monde. Intolérablement peu. Les Russes, les Ukrainiens, les Suisses. Qui parlait de la mémoire commune violée, volée. De la propagande suffocante qui empoisonne les esprits. Des blessures qui prendront des générations à guérir. Les choses justes, vraies, importantes. Mais pourquoi, pourquoi si peu de monde ?

Ces deux actions, une échouée, l’autre maintenue reflètent la fosse qui se creuse dans la société russe, en Russie comme ailleurs.

Chaque année j’ai l’habitude d’écrire, dans Nasha Gazeta, un texte vivifiant, unificateur. J’ai l’habitude d’utiliser les paroles bien connues de poèmes, de romans ou de chansons qui parlent de la guerre. L’autre guerre. Cette année je n’y arrive pas car toutes ses belles paroles encourageaient les soldats à défendre leur pays, pas à agresser un autre.

… Je ne peux pas terminer sans vous parler d’un livre. Je l’ai lu récemment, c’est un roman « The Winter Soldier » d’un auteur américain Daniel Mason qui combine l’écriture créative avec l’enseignement à la faculté de psychiatrie à l’Université de Stanford.  C’est une histoire extrêmement touchante d’un étudiant en médecine viennois d’origine polonaise, un surdoué qui se porte volontaire lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Il découvre à travers sa propre expérience qu’il n’y a rien de beau ni de romantique dans une guerre. Une guerre c’est toujours la saleté, le sang et la destruction, elle ne fait que mutiler les corps et les âmes. Pour toujours.

Aujourd’hui, jour de la grande victoire du passé, je n’ai qu’un souhait – que la guerre actuelle finisse, de toute urgence.

Je remercie Brigitte Bocquet-Makhzani pour la relecture de ce texte.
27.04.2022

J’ai envie d’ajouter à ce titre « aller simple ». Car l’essai de 850 pages de Jil Silberstein, paru récemment aux Éditions Noir sur Blanc, nous emmène à la triste conclusion qu’il n’y a pas de retour possible de ces voyages. Cette conclusion enrage et attriste son auteur, ce parisien de naissance et suisse d’adoption, passionné par la Russie depuis son enfance, quand, grâce aux voisins d’immeuble et un camarade de classe, il a pu pénétrer à l’intérieur d’une maison de Russes blancs et connaitre leur mentalité dominée par la passion pour la littérature. Et qui plus tard, chez L’Age d’Homme, « baignait » dans tout ce qui est russe. Le bon timing de la parution de sa fresque monumentale et en même temps très intimiste de l’histoire de l’opposition à l’absolutisme russe, de Catherine II à Vladimir Poutine, est comparable avec celui de « Soumission » de Michel Houellebecq paru en janvier 2015, au moment de l’attaque contre Charlie Hebdo. Les hasards.

J’ai eu une longue conversation avec Jil Silberstein à propos de son livre, une conversation qui a pris la forme de l’interview publiée dans Nasha Gazeta. J’ai appris entre autres que son premier acte de l’engagement civique en lien avec la Russie était l’édition, en 1982, du livre en hommage à Youri Galanskov, un opposant politique disparu dans un camp soviétique à l’âge de 33 ans.

Puis il a suffi de peu – une vielle carte postale de Touva trouvée au marché aux puces à Paris – pour qu’il passe trois étés consécutifs dans cette république de Sibérie orientale qui a des frontières terrestres avec la Mongolie et, en Russie, avec les républiques de l'Altaï, de Khakassie et de Bouriatie, le kraï de Krasnoïarsk et l'oblast d'Irkoutsk. Le résultat – la parution de Dans la taïga céleste : Entre Chine et Russie, l'univers des Touvas, chez Albin Michel, en 2005.

Comme on le sait maintenant, ce n’était que le début. Sans apprendre le russe – « Pas par faute d’avoir essayé !» – Jil Silberstein a réussi à trouver plusieurs complices qui ont accepté de l’accompagner dans ses escapades russes qui ont suivi : loin, très loin des sentiers battus. Tatarstan, le Caucase, l’Oural et la région rarement visitée de son propre gré de Kolyma, sans compter des innombrables villes et villages …  Cinq ans de travail acharné, deux ans de lecture à plein temps.

« Ce livre n’a pas eu une structure idéologique comme démonstration de l’absolutisme en Russie. Ce sont quatre hommages à quatre personnes qui ont joué un rôle important dans ma vie », me raconta Jil Silberstein. Effectivement, le livre a un sous-titre – « Vie et mort de quatre opposants ». Qui sont ces quatre ? Le Poète et romancier Mikhaïl Lermontov (1814-1841), Vladimir Tan Bogoraz (1865-1936), révolutionnaire et pionnier de l’anthropologie, l’écrivain anarchiste Victor Serge (Viktor Lvovitch Kibaltchitch, 1890-1977), antistalinien, auteur de S’il est minuit dans le siècle, et Anatoli Martchenko (1938-1986), l’un des derniers intellectuels russes à être mort en détention au Goulag.

Maintenant, un mini-sondage : ces noms vous disent-ils quelque chose ? Rien, aucun ? Oui, celui de Lermontov ? Dans les deux cas votre « résultat » peut être considéré comme « normal », car il serait pareil en Russie qui a une mémoire courte, très courte quand il s’agit de ses héros qui, à différentes époques, luttaient pour son avancement politique et moral.

Ces quatre ne sont que les axes majeurs, pour ainsi dire, car à travers le récit, le lecteur, parfois confus mais toujours fasciné, assiste à une multitude de rencontres imaginaires et réelles - présentées sans ordre chronologique et sans liens apparents – avec des dizaines, voire des centaines de personnages qui constituent pour Jil Silberstein cette Russie qu’il aime tant et qui, selon lui, mérite d’être aimée. Le mérite-t-elle vraiment, malgré tout ? Le monde pourrait-il encore l’aimer après cette guerre ? Sont les questions provocatrices que je lui lance. « Bien entendu, arrive sa réponse sans hésitation. Je pense que les gens qui l’aiment sincèrement sont dans une sorte de deuil, comme moi. Je suis à la fois très heureux que ce livre paraisse enfin » et triste que l’intérêt qu’il suscite soit en partie instigué par les circonstances actuelles.

Ce livre est un vrai manuel inédit de l’histoire russe pour ceux qui veulent comprendre comment nous en sommes arrivés là. Mais que faire avec cette triste vérité : il ne fait que confirmer que toutes les tentatives d’opposition à l’absolutisme en Russie ont été écrasées et leurs auteurs punis. Toutes. Tous. Voici un exemple. Alexandre Radichtchev, un philosophe et poète russe, directeur des douanes de Saint-Pétersbourg et membre de la Commission d’élaboration des lois, fut l’auteur du premier livre « contestataire » de la littérature russe : Voyage de Pétersbourg à Moscou, publié en 1790, dans lequel il dénonce sévèrement le servage, le système judiciaire et l'administration russes sous le règne de Catherine II. Cette dernière, une correspondante de Voltaire de longue date, a lu ce livre avec la plus grande attention et… a condamné son auteur à mort, la peine commuée en dix années de bagne en Sibérie. Libéré par Paul Ier , après la mort de Catherine II, Radichtchev tenta à nouveau de faire pression pour réformer le gouvernement russe. Brièvement employé sous le règne d’Alexandre Ier pour aider à la révision de la législation dont il avait rêvé toute sa vie, sa fonction dans ce corps administratif s’avéra courte et infructueuse. Radichtchev mit fin à ses jours en s’empoisonnant. Officiellement, il est mort d'une phtisie. Sounds familiar, n’est-ce pas ?

Parmi des innombrables citations utilisées dans le livre, il y a celle de Piotr Tkatchev, un écrivain, critique et théoricien révolutionnaire, à l'origine de principes qui auraient été développés et mis en œuvre par Vladimir Lénine. Mort dans un hôpital psychiatrique en 1885, à l’âge de 41 ans, il a écrit, en 1868 : « Ni à présent, ni dans l’avenir, le peuple livré à lui-même n’est capable d’accomplir la révolution sociale. Nous seuls, minorités révolutionnaires, pouvons ou devons faire au plus vite… Le peuple ne peut se sauver lui-même, ne peut fixer son sort conformément à ses besoins réels, ne peut donner corps et vie aux idées de la révolution sociale. »

Mais qui est cette minorité révolutionnaire aujourd’hui quand l’intelligentsia est ouvertement traitée en Russie comme la cinquième colonne ? « Il faut espérer que la société civile actuelle dispose de plus d’instruments que dans le temps des décembristes pour instaurer la démocratie », dit Jil Silberstein. Oh les décembristes, ces héros préférés de tous les Russes un peu romantiques, et donc les miens. Hélas, aujourd’hui le rôle qu’ils ont joué en 1825 ne peut être assumé que par les oligarques. « Ah non! », mon interlocuteur sursaute sur sa chaise. Mais oui, cher Jil ! Qui d’autres sont les personnes dans la Russie actuelle qui sont aussi proches du pouvoir et possèdent le statut social et les moyens nécessaires pour le faire ? Peut-on compter sur eux ? Je le doute. Comme Jil Silberstein doute que son livre soit traduit en russe. Et pourtant il est si important que les Russes le lisent ! L’auteur voit l’avenir de la Russie « extraordinairement grise, âpre, avec l’accentuation de la méfiance vis-à-vis des autres. C’est affreux. »

Et vous, qu’en dites-vous ?

07.04.2022
Chers lecteurs, pour une fois mon texte est apparu pas à l'endroit habituel mais sur le site "principal" du Temps. Vous pouvez le lire ici . Grace à la gentillesse de Frédéric Koller, il est accessible à tous!  
28.03.2022
(c) N. Sikorsky

Vendredi dernier j’ai assisté au débat du Club suisse de la presse qui s’annonçait très intéressant. Voici le résumé qui accompagnait l’invitation :

« Alors que le conflit russo-ukrainien s’intensifie, la guerre de l’information fait rage et prend des proportions inédites. Les répercussions de cette bataille entre tenants d’une forme de “censure de guerre” et défenseurs de la liberté d’expression sans limite a aussi ses répercussions en Suisse et en Suisse romande. L’information est-elle une arme de guerre et, si oui, quelle est sa véritable force de frappe ? Y a-t-il une censure légitime en temps de guerre ? La presse doit-elle choisir son camp ? A-t-elle pour mission de défendre la démocratie à tout prix ? Et que devient la liberté d’expression ? Réduite à rien ou presque en Russie, la liberté de parole se trouve-t-elle aussi menacée en Europe, en Suisse ? A-t-on le droit de “comprendre” voire soutenir certaines réactions de Vladimir Poutine ou de critiquer l’Occident ? Quelles règles s’imposent aux journalistes en temps de guerre ? » A toutes ces questions s’en est vu rajouter une autre, très importante, celle du rôle des réseaux sociaux – une première dans un conflit armé en Europe.

Le panel a été composé de cinq journalistes et experts – que des hommes ! – que Pierre Ruetshi en tant que modérateur a nommé les « faconds conférenciers ». Connaissant bien leurs avis sur les questions évoquées j’ai trouvé leur disposition sur le podium bien éloquente : d’un côté, Philippe Reichen, correspondant du Tages Anzeiger en Suisse romande et Stéphane Benoit Godet, rédacteur en chef de l’Illustré. De l’autre, Eric Hoesli, président du Conseil d’administration du journal Le Temps, journaliste, éditeur, auteur d’ouvrages sur la Russie et « père biologique » de Nasha Gazeta dont il s’est distancié fin 2009 déjà, et Guy Mettan, journaliste, président de la chambre de commerce Suisse – Russie, politicien bi-national suisse et russe et auteur d’ouvrages sur la Russie dont Russie-Occident, une guerre de mille ans : La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne. Entre eux, en guise d’une instance neutre – Denis Masmejan, membre du Conseil suisse de la presse, expert des questions de droit des médias.

Cette image m’a rappelé le « stenka » (en russe : стенкаmur), ou « stenka na stenkou » (en russe : стенка на стенкуmur contre mur) qui est un art martial russe dérivé du pugilat traditionnel russe et pratiqué en équipe. Heureusement, les orateurs ne sont pas passés aux combats à mains nues ; quant à leur bataille verbale, elle ressemblait plus à un échauffement.

Le débat est disponible online , je ne vais pas vous le raconter – je vous invite à le regarder. Mes commentaires sont les suivants. Globalement, j’ai été déçue par son niveau. D’abord, les positions prises étaient prévisibles. Trop prévisibles. Puis, face aux questions vraiment cruciales d’aujourd’hui, les questions qui divisent le public autant que les journalistes eux-mêmes, les orateurs, à mon avis, ont consacré trop de temps aux accusations mutuelles et auto-justifications.

L’opposition principale s’est centrée autour de la question essentielle de la censure, à savoir : la guerre, permet-t-elle la censure en général et, plus précisément, l’interdiction des chaines russes Russia Today et « Sputnik ». Stéphane Benoit Godet, que je connais depuis longtemps et à qui je dois ce blog dans Le Temps, s’est trouvé en minorité en approuvant la censure – « à la guerre comme à la guerre », a-t-il dit. En serrant les dents et contre mon cœur et mes tripes, je ne peux pas le soutenir, moi non plus !

Depuis le début de cette guerre, je pense tous les jours à la liberté dont je dispose en tant que journaliste ici, en Suisse. Durant les 15 ans d’existence de mon journal, aucun de mes sponsors (que je préfère considérer comme partenaires) n’a essayé de m’imposer ses opinions, pas une seule fois. Cette liberté que je prenais pendant longtemps comme quelque chose de normal, je la perçois aujourd’hui comme un immense privilège. Et c’est précisément cette prise de conscience qui m’oblige à être contre la censure.

Je suis très fière de compter parmi mes lecteurs les représentants des toutes les ex-républiques soviétiques. Je perçois ce fait comme preuve du bon choix de ma ligne éditoriale qui a pour but d’unir et pas de séparer. Et je ne me suis jamais sentie autant soutenue par mes lecteurs, y compris mes lecteurs ukrainiens, comme ces jours-ci.

Je déteste Russia Today et Sputnik, ces chaînes qui ciblent le public en dehors de la Russie. Elles sont abjectes. Je ne les regarde pas, c’est mon libre choix. Mais je me force à regarder, tous les jours, la Première chaine de la TV russe, toute aussi abjecte, pour essayer de comprendre ce qui se passe dans les têtes de Russes qui n’ont que cela comme source d'information.

Je suis contre la censure, y compris de la censure de ces deux chaînes odieuses, pour plusieurs raisons. 1 : Il faut connaître son ennemi. 2: Le fruit défendu est celui qui a le meilleur goût. 3 : En appliquant la censure, l’Ouest se met au niveau du gouvernement russe qui fait exactement cela, et se prive ainsi d’un argument majeur pour la dénonciation de cette politique répressive. 4 : Tous les spectateurs ne sont pas débiles et peuvent faire la part des choses. J’espère que vous avez tous vu la récente performance de l’ambassadeur russe auprès de l’UNOG sur le plateau de RTS, cela vaut la peine. 5 : Ma professeure de la littérature française à l’Université de Moscou adorait cette phrase attribuée à Voltaire – « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ».

A mon avis, ce dernier point, si bien formulé par Voltaire, correspondant privilégié de Catherine la Grande, distingue l’état de droit d’un régime totalitaire. Une démocratie n’est pas un menu à la carte. Voilà pourquoi je soutiens la décision du Conseil fédéral, prise vendredi dernier même, de ne pas reprendre la mesure arrêtée par l’UE le 1er mars concernant la diffusion de Sputnik et Russia Today bien que, selon Guy Parmelin, « elles diffusent des mensonges et de la désinformation dans le but d'attiser les incertitudes et d'utiliser la liberté de nos démocraties contre la Suisse ». Comme l’a dit le Conseil fédéral à juste titre, pour contrer des affirmations inexactes et dommageables, il est plus efficace de leur opposer des faits plutôt que de les interdire. Il est de la responsabilité d’un état démocratique d’assurer le droit fondamental qui est la liberté de l’expression. Le Conseil fédéral assume cette responsabilité.

P.S. La photo ci-dessous est la preuve que j’ai entendu tout ce qui a été dit au Club de la presse de mes propres oreilles, sans me confier à un intermédiaire quelconque.

(c) Laurent Guiraud

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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