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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

04.07.2023
(DR)

Le dernier film du grand cinéaste italien, qu’on sait avoir participé à la compétition du festival de Cannes de cette année, est sorti sur les écrans suisses. Je l’ai vu et vous le recommande de tout cœur. 

Nous connaissons tous cette affirmation selon laquelle l’Histoire ne supporte pas de subjonctif. De « si ». C’est juste ; mais l’avantage de l’art sur la science historique consiste justement dans son figuratisme. Dans l’acceptation du « si ». On ne peut donc que regretter que davantage de créateurs contemporains ne profitent pas de ce privilège, et que, du coup, une visite au cinéma ou au théâtre ne change pour nous, spectateurs, pas grande chose par rapport à ce que nous voyons à la télévision – depuis chez nous. Ce n’est pas le cas de Nanni (Giovanni) Moretti, un réalisateur, scénariste et acteur de cinéma italien, lauréat d’une trentaine de prix internationaux… y compris de la Palme d'or du Festival de Cannes 2001 pour La Chambre du fils. Un vrai artiste ne peut pas se permettre d’être une personne immorale, mais il peut se donner licence de rêver et d’emmener le public dans son rêve, comme Nanni Moretti le fait pour une durée de 96 minutes.

Le 19 aout 2023, ce maître qu’on surnomme « le Woody Allen italien » dans la mesure où, dans ses films, il joue souvent son propre rôle, fêtera ses 70 ans. Aujourd’hui ce n’est pas vieux, mais les artistes – et surtout les artistes italiens – ont une petite tendance à la tragedia dell’arte. Ceci explique pourquoi nous entendons dans ce film si drôle les notes du requiem : Moretti parle de ses collègues ; il réfléchit au sens de l’Art ; à la différence entre la tragédie shakespearienne et un thriller de passage ; au dilemme du cinéaste contraint de choisir entre le film de son rêve et une série de Netflix… Comme s’il faisait le bilan.

Un poster soviétique des années 1920. Peintre inconnu

Le titre-même du film nous pousse à y voir davantage qu’une touchante tragicomédie humaine : une fable philosophique. Le titre original est Il sol dell'avvenire – ce qui se traduit littéralement par « Le soleil d’avenir ». En Russie on l’a traduit par « La lumière de l’avenir », mais je préfère la traduction française, « Vers un avenir radieux », car ce petit vers apporte une notion de mouvement ce qui est opportun puisque le film, pour sa part, appelle clairement à l’action : au tout début, des communistes italiens écrivent sur un mur un immense graffiti de couleur rouge : « Vers un avenir radieux ». (La raison pour laquelle en Russie on a choisi le titre « La lumière de l’avenir » plutôt que « L'Avenir radieux », qui vient tout de suite à l’esprit, est claire : l’allusion eût été trop directe à L'Avenir radieux [en russe Светлое будущее], le roman d'Alexandre Zinoviev publié pour la première fois par L’Âge d’Homme, en Suisse, le 15 mars 1978, sur la suggestion du professeur Georges Nivat. Roman qui a reçu la même année le prix Médicis étranger et provoqué le mécontentement des autorités soviétiques – ce qui a valu à son auteur un séjour forcé en Allemagne et la privation de la citoyenneté soviétique.)

Mais si on regarde encore plus loin, il faut se rappeler que l’expression « l'avenir radieux » est une notion religieuse, philosophique et idéologique qui signifie le désir de l’humanité de construire une société idéale et/ou d’y accéder. Cette notion est utilisée par les athéistes aussi bien que par les croyants ; pour ces dernières il est souvent synonyme du Royaume des cieux. Remarquons que les politiciens de tous azimuts qui ne cessent pas de nous promettre cet avenir radieux peuvent bien appartenir aux deux catégories.

J’ignore si Nanni Moretti croit en Dieu, mais il est évident qu’il est resté un idéaliste. Dieu merci ! Dans son quatorzième film, comme dans beaucoup de ses précédents, se trouvent entrelacés le cinéma et la vie, le passé et le présent.

(DR)

Giovanni, un réalisateur vieillissant (interprété par Nanni Moretti lui-même) essaye de rattraper le temps perdu ; il se fait la promesse solennelle de réaliser davantage qu’un film tous les cinq ans. Il commence le nouveau tournage de fort mauvaise humeur : la dépendance aux anti-dépresseurs et aux somnifères le fatigue ; sa femme qu’il a épousée il y a quarante ans (actrice Margherita Buy) veut le quitter et sa fille (actrice Valentina Romani) lui annonce son intention d’épouser un ambassadeur polonais qui aurait pu être son père… si pas son grand-père. Vous voyez le tableau. Le film qu’il tourne dans le film se passe à Rome en 1956 : le cirque hongrois y débarque et y trouve un accueil chaleureux non seulement de la part des enfants mais aussi d’Ennio, le rédacteur-en-chef de L’Unità, l’organe du Parti communiste italien – un rôle interprété avec brio par Silvio Orlando.

Mais la vie intervient : le monde apprend avec stupeur que les tanks soviétiques sont rentrés dans Budapest. Ennio, tiré en tous sens par les sentiments contradictoires et en absence de directives claires, ne se presse pas pour commenter cet événement dans son journal et ne sait plus comment se comporter avec ses camarades hongrois. Incapable de trahir son parti et l‘URSS, mais sachant au fond de lui que quelque chose ne va pas, Ennio se trouve au bord du suicide : le réalisateur lui montre comment mettre sa tête dans la cravate de chanvre.

(DR)

Là, il faut se souvenir de quelques faits historiques. Le Parti communiste italien, connu sous ce nom depuis mai 1943, s'impliqua de façon importante dans la lutte contre le régime fasciste, surtout durant la guerre civile de 1943-45. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec ses presque deux millions de membres, il constituait une force politique majeure. Palmiro Togliatti, de retour de l’URSS, en était à la tête. Toutefois l'alignement sur l'Union soviétique maintenu par Togliatti isole toujours plus le parti : en 1956, le soutien officiel – y compris à travers le journal L’Unitàde la répression de l'insurrection de Budapest, entraîne la rupture de l'alliance avec le Parti socialiste.

Et voici que Nanni Moretti, utilisant son droit de créateur, « change » l’histoire. Sous l’influence de Vera, une belle communiste dont Ennio est amoureux, ce dernier se transforme : au lieu d’écrire un éditorial dénonçant les Hongrois ou de se pendre, il organise une manifestation devant le siège du Parti communiste. Cette magnifique scène où les dirigeants regardent à travers les fenêtres de l’étage élevé les « simples communistes » m’a rappelé la Place Rouge avec sa tribune du Mausolée de Lénine… Toutefois nous sommes en Italie, et un miracle se produit : les dirigeants écoutent la vox populi, ce que Ennio annonce, euphorique, sur la une de son journal – « Adieu, l'Union Soviètique ! »

(DR)

On sait que le travail sur le scénario du film a été terminé en 2021, mais il se trouve en quelque sorte prophétique – nul besoin de souligner les parallèles avec la situation actuelle. Nanni Moretti nous montre que l’Histoire ne s’écrit pas toute seule : elle est écrite par les hommes qui prennent les décisions et en assument la responsabilité.

Au final, la marche triomphale de l’ensemble des protagonistes nous fait sourire et fait monter nos larmes aux yeux en même temps: toutes ces personnes, unies par la foi en la Justice, marchent vers l’avenir radieux qui commence là où les gens osent dire la vérité.

27.06.2023
(DR)

C’est ainsi que, dans un de ses récents communiqués, le Gstaad Menuhin Festival a intitulé sa grande soirée du 12 août à venir.  J’espère que vous serez nombreux à y assister car, à elle seule, la Symphonie n° 9 de Dimitri Chostakovitch mérite le déplacement.

Christoph Müller, le directeur artistique du Festival, a placé sa 67ème édition sous le signe de l’“Humilité”. Humilité non dans le sens commun de modestie, ni dans le sens religieux. Il s’agit de l’humilité devant la Nature ; de l’acceptation de ses lois.

« Plusieurs crises centennales ont surgi coup sur coup et déstabilisé à plus d'un titre un équilibre en place depuis plusieurs décennies. Une pandémie nous a brutalement rappelé combien fragiles étaient les ressources vivantes et organiques de cette planète. Il suffit d'ouvrir les yeux pour se rendre compte que le changement climatique n'est pas une lubie de scientifiques en quête de sensationnel mais une réalité tangible, un processus en marche dont les conséquences sur notre planète sont déjà parfaitement perceptibles dans notre environnement immédiat », écrit-il dans l’édito sur le site du Festival.

Dimitri Chostakovitch fut une personne humble, de santé fragile, mais dotée d’une redoutable force d’esprit. Dans son récent ouvrage sur le roman soviétique, Dominique Fernandez a salué la capacité de résistance du compositeur qui se manifestait, selon ce membre de l’Académie française, dans ses œuvres délibérément plus faibles. De toute évidence, l’admiration devant le génie musicale et les qualités humaines de Chostakovitch fait l’unanimité, car même le Verbier Festival, le premier à se distancier de la Russie suite au début de la guerre en Ukraine, a inclus trois de ses symphonies – n° 1, 4, et 15 – dans son programme de 2022.

La Neuvième de Chostakovitch est une symphonie a part entière, et ceci pas seulement à cause de sa brièveté – vingt-cinq minutes seulement. Dernière de la tétralogie des symphonies connues comme « symphonies de guerre » (composées entre 1939 et 1945, toutes sont au cœur d’un excellent documentaire signé par le réalisateur canadien Larry Weinstein), elle est la seule à avoir être écrite sur commande émanant du gouvernement soviétique. Quelle sublime perversité ! Lui dont on avait pratiquement prononcé la sentence de mort formulée dans le tristement célèbre article « Cacophonie au lieu de la musique » inclus dans la Pravda du 28 janvier 1936 – ceci en guise de la critique de « Lady Macbeth de Mtsensk » –, lui dont on avait arrêté plusieurs proches et amis… voilà que ce même pouvoir central ne voyait nul inconvénient à continuer d’utiliser les services du Génie. Et voilà donc qu’en 1943, lorsque la Septième symphonie, dite “Leningrad”, donnait la chair de poule aux mélomanes du monde entier de par sa bouleversante “description” de l'invasion de l’Union soviétique par les nazis, puis que la Huitième, déjà terminée et centrée sur la bataille de Stalingrad, n’était pas encore présenté au public, la commande suprême tombait. Elle était claire : la nouvelle symphonie devait glorifier le peuple soviétique guidé par Staline et annoncer la victoire imminente.

Il faut savoir que Dimitri Chostakovitch a essayé à deux reprises de rejoindre l’armée pour défendre son pays, mais que ses demandes furent déclinées pour les raisons de santé. Chostakovitch était de tout cœur avec ses compatriotes ; ayant foi en la victoire, il a donc accepté la commande sans hésiter. En octobre 1943 il annonçait publiquement son nouveau projet, s’engageant à composer une grande symphonie avec chœur, à l’image de la Neuvième de Beethoven. Mais le travail s’est avéré difficile : au début de l’année 1945, la première partie n’était pas encore composée. Finalement, le compositeur a drastiquement changé son plan initial : en lieu et place d’un hymne pompeux il a écrit une œuvre qu’il a lui-même qualifié de « souffle de soulagement après des années sombres, avec un espoir pour l’avenir ».

Staline appréciait peu les souffles de soulagement, leur préférant les derniers souffles. Il est bien connu que la première exécution de la symphonie, le 5 novembre 1945 à Leningrad, par l’Orchestre philharmonique de Evgeni Mravinski, provoqua la colère de Staline, qui n’y a pas perçu l’ apothéose commandée. Nominée au Prix Staline en 1946, la Neuvième ne l’a finalement pas reçu. Deux ans plus tard, en février 1948, l’ordonnance du Comité central du Parti communiste concernant l’opéra de Vano Mouradeli « La grande amitié », qualifiait la musique de Chostakovitch, Prokofiev et Khatchatourian de “formaliste” et “antipopulaire”. Dimitri Chostakovitch fut contraint de démissionner des Conservatoires de Moscou et de Leningrad ; sa Neuvième symphonie ne fut plus jouée jusqu’au 1955 – soit après la mort de Staline. Chanceux sont ceux qui vont la découvrir le 12 août à Gstaad !

… Qu’aurait fait Chostakovitch, eût-il reçu une telle commande aujourd’hui, dans un contexte radicalement opposé ? J’espère qu’il l’aurait refusé, mais je suis heureuse qu’il n’ait pas vécu jusqu’au jour de devoir prendre une telle décision.

19.06.2023
Photo © N. Sikorsky

Je suis certaine que la majorité parmi vous n’ont jamais visité de prison russe. Tant mieux pour vous ; or cela m’oblige à vous expliquer quelle est la construction étrange portant le mot ШИЗО écrit en cyrillique – en énormes caractères rouges – qui est apparue à Genève samedi dernier.

ШИЗО (SHIZO) est une abréviation de « штрафной изолятор », cellule d’isolement de sanction ou cellule disciplinaire, l’équivalent de « mitard » en français. Une personne détenue peut y être placée à titre de sanction en cas de faute disciplinaire. En Russie, une telle cellule mesure 2,5 x 3 m ; les détenus qui s’y trouvent sont privés de la plupart des droits des détenus ordinaires : pas de rendez-vous, pas d’appels téléphoniques, pas de messages ni banderoles. Ils ne peuvent rien acheter ni fumer, et leurs possessions sont minimales : du papier toilette, une brosse à dents, du savon, une serviette. Selon la loi, un détenu ne doit pas rester dans un « shizo » plus de quinze jours à la suite. J’imagine qu’une période plus longue le rendrait fou : shizo – schizophrénie ?

Selon les informations disponibles à la fin mars 2023, le leader de l’opposition russe Alexeï Navalny, interné dans la prison à régime sévère N° 6, située dans la région de Vladimir, à quelques 150 km de Moscou, a déjà été envoyé douze fois dans ce genre de cellule, parfois alors qu’il avait de la fièvre.

© N. Sikorsky

La création d’une installation représentant une réplique de la cellule de prison d’Alexeï Navalny et l’organisation de sa « tournée européenne » – si on peut l’appeler ainsi –, sont les premières actions coordonnées par les supporters de Navalny depuis quatre ans. La première ville à l’accueillir a été Berlin – la réplique y fut installée le 24 janvier 2023 devant l’ambassade russe. Un choix logique : c’est à son retour de Berlin, le 17 janvier 2021, qu’Alexeï Navalny avait immédiatement été arrêté à l’aéroport de Moscou. Le 4 mars l’installation a déménagé à Düsseldorf, puis à Paris, où elle a été placée près du Louvre ; le 9 mai elle a pu être visitée par les habitants de La Haye ; après quoi, dès le 19 mai et deux semaines durant, elle est restée sur la place Staroměstské, au centre de Prague.

La voilà maintenant à Genève, à un endroit quasi incontournable pour ce genre d’action : la Place des Nations, face à l’entrée centrale de l’ONU, tout près de la mission russe. Je me suis rendue à l’inauguration qui a eu lieu samedi dernier à 14 heures. Il y avait peu de monde, mais la manifestation était protégée par des volontaires en T-shirts noirs portant l’inscription « #FreeNavalny » ainsi que par deux gentils policiers genevois. Vous allez être surpris : la protection s’est avérée nécessaire. Notre paisible Genève s’est distinguée des cinq autres villes par un petit incident. Deux gaillards de constitution athlétique sont apparus et ont commencé à jeter des œufs sur les manifestants. Hélas, il a été impossible d’attraper les malfaiteurs partis en courant afin d’établir leurs identités. Un œuf a touché le nez d’Ivan Zhdanov, camarade d’Alexeï Navalny et directeur de la Fondation anti-corruption, et a sali sa chemise noire. Pourtant, ce geste hostile n’a pas perturbé Ivan, bien qu’il ne s’y soit pas attendu dans la ville de Genève.

© N. Sikorsky

« Il faut comprendre que “SHIZO” n’est pas juste une installation artistique ; elle fait partie d’une grande campagne internationale dont le but est la libération d’Alexeï Navalny, m’a-t-il expliqué. C’est pourquoi il est très important pour nous, dans chaque ville où elle arrive, d’expliquer aux représentants du pouvoir et à la presse locale, y compris la presse russophone, ce qui arrive à Navalny, comment il est traité. Plus on en parle, plus de personnes apprennent la vérité, et plus il aura de chances de traverser ces épreuves et de s’en sortir. Mais tant que Vladimir Poutine restera au pouvoir, ses chances sont très limitées ».

Au moment de cette conversation aucun représentant de l’establishment genevois n’a encore été remarqué sur la Place des Nations ; on les attend durant la semaine. De Genève, où elle restera jusqu’au 18 juin, l’installation partira à Bruxelles : elle y sera placée prés du Parlement européen.

… Un collègue journaliste qui a eu l’occasion de visiter une prison iranienne dans le cadre de son activité professionnelle, a fait cette remarque : « C’est encore pire, là-bas. Ici au moins il y a un matelas et une petite fenêtre ». Tout est relatif, bien sûr. Souhaitez-vous tester le confort de ce maigre matelas ou regarder le ciel genevois à travers la fenêtre d’une cellule de prison russe ? Les visites, tous les jours de 9h00 à 21h00, sont gratuites.

08.05.2023
Horst Tappe. Vladimir Nabokov, Le Montreux Palace, 1965 © Fondation Horst Tappe | Keystone | Horst Tappe

Il faut de l’audace, diront certains, pour consacrer, dans le contexte actuel, une exposition à une personnalité d’origine russe, et ce dans différentes langues. Il faut de la chutzpah, dirait en yiddish Vera Nabokov, l’épouse juive de l’immense écrivain huit fois nominé au Prix Nobel de littérature. Un écrivain dont Russes, Américains et Suisses se disputent aujourd’hui « l’appartenance ». Car c’est bien lui le héros de l’exposition « Vladimir Nabokov : rivages de l’écriture », ouverte vendredi dernier et visible jusqu’au 3 septembre à la Fondation Jan Michalski à Montricher. Sa fondatrice, Vera Michalski-Hoffmann, également à la tête de la maison d’édition Noir sur Blanc dont je vous présente souvent les publications, a pris position dans les tout premiers jours de la guerre, en disant : « En ce temps de guerre, nous sommes en pensée avec le peuple ukrainien qui souffre et se bat, et avec tous les Russes qui refusent ce conflit. Ils sont nombreux. » Tout est dit et il n’y a pas lieu de craindre d’être mal comprise.

Les amateurs de l’œuvre de Vladimir Nabokov (1899-1977) souriront en voyant le titre de l’exposition et penseront tout de suite à son livre autobiographique, Autres rivages, paru en russe en 1954 aux Éditions Tchekhov à New York et réédité trente fois depuis. La version anglaise, Speak, Memory, est parue en 1966.

J’ai lu « mon » premier Nabokov à l’âge de quatorze ans : on m’avait prêté, pour vingt-quatre heures, le quatrième des six exemplaires de Lolita dactylographiés sur une machine à écrire à l’aide de papier carbone – mes enfants ne sauront même pas ce que c’est mais les lecteurs plus âgés imagineront la qualité ! Il est évident qu’aujourd’hui un tel roman, controversé à l’époque, ne pourrait simplement pas être publié et, s’il l’était tout de même, l’auteur se retrouverait en prison. Nabokov, qui avait considéré son roman comme très sérieux fut désespéré par le scandale qu’il avait engendré. Encore un prophète incompris ? Le monde aurait-il été meilleur sans Lolita ?

Les livres de Nabokov, dans l’original russe ou traduits de l’anglais, ne sont devenus accessibles au public soviétique qu’à la fin des années 1980, après l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Interdit pendant des décennies, l’écrivain a été déclaré « trésor national » : ni dans le premier cas, ni dans le deuxième, nul n’avait demandé son avis.

Je suis certaine que Vladimir Nabokov aurait été opposé à la guerre en Ukraine, sa vie ayant été traversée par deux conflits mondiaux et son frère Sergueï ayant disparu dans un camp nazi. Je fais référence à lui dans mon « duel épistolaire » avec Iegor Gran publié dans le magazine « T » et dont la mise en scène sera présentée le 11 mai au Grand Théâtre de Genève. Je fais référence à lui car, à mes yeux, il fut, en son temps, aussi déchiré entre son amour pour la Russie et son incompréhension à l’endroit des agissements de celle-ci que moi et mes amis le sommes aujourd’hui. Vladimir Nabokov n’était ni un tendre, ni un sentimental, et personne ne douterait de son profond antisoviétisme. Et pourtant, depuis qu’il s’était retrouvé en exil à l’âge de vingt ans, laissant derrière lui la vie d’un aristocrate de Saint-Pétersbourg, une immense fortune et ses études au prestigieux collège Tenichev où le poète Ossip Mandelstam avait étudié quelques années plus tôt, il n’avait cessé d’interpeller sa patrie. C’est son poème À la Russie (K Rossii) que je trouve le plus déchirant. Écrit à Paris en 1939, quelques jours après la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, c’est un vrai cri du cœur dans lequel il met en question sa langue, son nom, ses souvenirs, ses livres préférés, tout ce qui lui est cher, tout ce qui constituait son identité. Ce poème commence ainsi : « Lâche-moi, je t’en supplie ». Difficile de se débarrasser de cette Russie qui n’existe peut-être plus que dans notre imagination nostalgique !  De toute évidence, malgré toute sa volonté Nabokov n’y a pas réussi : dans son tout dernier poème écrit à Montreux en 1967, il retourne à son enfance dans le domaine familial de Rojdestveno.

C’est la photo de Rojdestveno qui ouvre l’exposition de Montricher : le point de départ et le point de retour – retour imaginaire, car Nabokov n’est jamais retourné en Russie. Entre ces deux points : les adresses en Russie, en Angleterre, en Allemagne, en Tchécoslovaquie, en France, aux États-Unis et, finalement, en Suisse. D’abord à l’hôtel Montreux Palace, puis au cimetière de Clarens. (Le déménagement en Suisse au début des années 1960 et l’abandon de son activité pédagogique ont été rendus possibles grâce à la vente des droits de Lolita à Stanley Kubrick pour son futur film.)

L’exposition de Montricher, riche en documents, photographies, dessins, manuscrits, éditions originales et correspondances (parmi lesquelles j’ai trouvé particulièrement intéressante celle autour de Lolita) est construite selon quatre chapitres : Chapitre I – Une jeunesse russe 1899-1919 ; Chapitre II – Exil européen 1919-1940 ; Chapitre III – Métamorphoses américaines 1940-1960 ; Chapitre IV – Derniers rivages européens 1960-1977.

En 1964, dans une interview accordée au magazine Playboy, Nabokov s’est défini ainsi : « Je suis un écrivain américain, né en Russie, formé en Angleterre où j’ai étudié la littérature française avant de m’installer pour quinze ans en Allemagne ». Un vrai « cosmopolite » donc – terme péjoratif en URSS comme dans la Russie d’aujourd’hui.

… Le 9 mai, comme chaque année, je me rendrai sur la tombe d’Elena Sikorsky-Nabokov, la sœur de l’écrivain, qui fut avec sa femme Vera sa première lectrice et confidente ; une des rares personnes à qui il dédicaçait ses livres, dont certains sont exposés à Montricher. Une des rares croix orthodoxes au cimetière du Grand-Saconnex est la sienne. Arrivée à Genève en 1947 en provenance de Prague, cette grande dame qui maîtrisait six langues travaillait à la bibliothèque du Palais des Nations ; elle est décédée, apatride, en 2000, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. À peine deux mois avant sa disparition je lui ai confié, pour lui remonter le moral et avant tout le monde, que j’attendais mon premier enfant. Sa réaction a été immédiate : « Promets-moi qu’il parlera notre langue ». J’ai tenu parole.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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