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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

05.09.2024

Le Grand Jeu, roman d'Elena Tchijova traduit du russe par les Éditions Noir sur Blanc à Lausanne, arrive ce jour dans les librairies de Suisse et de France.

En 2015, je rencontrais Elena Tchijova, ceci pour deux raisons : la sortie en français de son roman Le temps des femmes et la participation de l'écrivaine au Salon international du livre de Genève. Eh oui, c'était encore l'époque... Cette rencontre, qui s'est transformée en interview, eut lieu dans l'appartement d'Elena Tchijova à Saint-Pétersbourg, ville où elle vit toujours. En dépit de tout.

Aujourd’hui, j’aimerai débuter la présentation de son nouvel ouvrage avec un détail généralement négligé : la date du « bon à tirer » de sa version originale russe au sein de la maison d'édition moscovite « AST / Rédaction d’Elena Shubina ». Cette date, la voici : le 26 janvier 2022. Moins d'un mois "avant" ! Si, comme moi, vous croyez qu’en littérature il n'y a pas de coïncidences, alors ce roman peut être considéré comme un prologue et un marqueur de ce qui s'est passé par la suite. Dans les faits, l'action débute « par un sombre matin de mars balayé de vents mauvais " ; ou, plus précisément, le 18 mars 2014 – jour de « l'annexion de la Crimée » pour certains personnages et lecteurs, et de « l'acceptation de la République de Crimée au sein de la Russie » pour d'autres.



Ce dualisme, qui traverse tout le récit, est à la fois appliqué par l'auteur à la société russe dans son ensemble et à chacun de ses personnages principaux. Ils sont trois, ces protagonistes ; trois représentants de générations différentes : l'ancienne institutrice Anna Petrovna, qui, devenue retraitée, travaille comme femme de ménage pour joindre les deux bouts ; son fils Pavel, vingt-cinq ans, un geek typique qui vit sur Internet ; et la mère d’Anna, Anastasia Dmitrievna, une "momie" ayant survécu au siège de Leningrad. Dans l’entretien qu’elle m’avait accordé il y a près de dix ans, Elena Tchijova m’avait dit que « les grands-mères qui ont élevé d'une manière ou d'une autre les jeunes de vingt ans d'aujourd'hui sont toujours en vie. Et en général, les réalités russes d'aujourd'hui ne sont pas radicalement détachées des réalités soviétiques ». Dans son nouveau roman, elle vient de confirmer cette thèse, définissant par là même la tendance à l'incompréhension croissante, à la perte d'intérêt et à une "lecture" très différente de la réalité par ces générations qui se sont croisées dans le temps et dans l'espace.

Commençons par le titre dont la traduction texto serait : Le seigneur des choses. Qu'entendront les représentants de l'ancienne génération ? Avec un peu de chance, La Faculté de l’inutile de Iouri Dombrovski, voire peut-être Le Dieu des petits riens, magnifique premier roman de l'écrivaine indienne Arundhati Roy, traduit en russe il y a longtemps. Et la génération de Pavel ? Sans aucun doute, La guerre des trônes et Le seigneur des anneaux, dans une version ludique et non littéraire.

Partant probablement d’une affirmation populaire en URSS qui veut que « les enfants sont notre avenir », Marianne Gourg Antuszewicz, la traductrice française, a penché pour la lecture de Pavel et a intitulé le roman Le Grand Jeu. Un titre parfaitement approprié, non seulement parce que les jeux occupent une place importante dans l’ouvrage, mais aussi parce qu'il introduit une autre référence : celle du talk-show de propagande du même nom sur la chaîne de télévision russe Channel One, animé par des messieurs jouant à un mauvais jeu. (Le fait que cette émission soit apparue plusieurs années après les événements décrits dans le roman n'en change pas l'essence).
 
La présence du dualisme s’y trouve à ce point importante et tangible qu'on ne peut s'empêcher de vouloir établir deux colonnes en sorte d’y noter les signes d'une des réalités – et les références à celle-ci – dans la première, et les autres dans la seconde. Tout cela pour ensuite mieux voir si elles vont se croiser… surtout dans la perception des lecteurs, y compris russophones !

Les lecteurs de la première catégorie avanceront dans le texte, s'arrêtant de temps à autre pour s'extasier de joie lorsqu'ils "trébucheront" sur une pierre d’un poème de Mikhaïl Lermontov placée dans la main d'un mendiant, ou pour se laisser étourdir par le parfum et les brumes de l'Étrangère d’Alexandre Blok sur les traces de la Belle Dame… de Blok, elle aussi. (Cette Belle Dame, soit dit en passant, est explicitement nommée par l'auteur, mais ce nom ne dira rien aux lecteurs de la deuxième catégorie, qui ne connaissent pas son nom et ne veulent pas le connaître). Se souvenant de la consigne de Mikhaïl Boulgakov de ne pas parler aux étrangers, les "premiers" se méfieront de l'apparition d'un étrange voisin dans l'appartement vide du dessus de celui de nos trois personnages – et, en cela, ils « croiseront le chemin » des "seconds" et de Pavel, qui n'a guère lu Boulgakov, mais qui, en raison de son séjour constant dans la réalité virtuelle, a perdu les compétences de base de la vie en société : il préfère ne parler à personne ; juste être laissé à lui-même. Le sens de sa vie est dans le jeu, si bien que peu à peu le "fake" se mélange à la réalité au point qu'il ne les distingue même plus. Dans ce jeu, il veut être le seigneur. Il n'accepte aucun autre rôle.

Le dualisme se retrouve non seulement dans les personnages bien "vivants" du roman, mais aussi dans les objets : dans le grand et vieil appartement de Saint-Pétersbourg, la pauvreté côtoie les antiquités, parmi lesquelles l'attention du lecteur est attirée avec insistance vers la lampe de bronze où figure un ange. Un détail ayant toute sa raison d’être. Les "squelettes", quant à eux, sont bien cachés dans une chiffonnière dont la clé reste perdue. Même la garde-robe d'Anna est divisée : une doudoune chinoise achetée sur un marché aux puces et des fringues à la mode, acquis dans un moment d'impulsion désespérée au sein d’un magasin de luxe. Quant à sa vie, elle se fissure, quelle que soit la robe qu'elle porte. Ses rêves d'un partenaire idéal se brisent sur une conclusion brutale, consécutive à l’évaluation des candidats disponibles sur le marché : « Qu’est-ce que je peux bien avoir à faire d’un type pareil ? ». Ce marché là est un marché aux puces, lui aussi.

L'antique chiffonnière, avec ses secrets, est le trésor d'Anastasia Dmitrievna, et le personnage lui-même est un vrai cadeau d'Elena Tchizhova aux amateurs de classiques russes – classiques qu'ils peuvent savourer tout en observant l’évolution du personnage. Au début, cette héroïne ne peut que susciter l'indignation : c'est une véritable Kabanikha, la méchante belle-mère de L’Orage d'Alexandre Ostrovski, à la différence près qu'elle n'est pas la belle-mère d'Anna, mais sa propre mère. Mère comme mère-patrie. Une mère qui se moque franchement de sa fille. Et la fille, qui n'éprouve plus d'amour pour sa mère depuis longtemps et qui est tourmentée par la question de savoir pourquoi cette mère ne l'aime pas, continue néanmoins à s'occuper d'elle, à satisfaire tous ses caprices et à l'appeler « la petite maman ». Tout ici est clair : d'un côté, le bourreau, de l'autre, la victime. Mais Pavel aime la vieille femme, même s'il ne l'appelle pas “grand-mère” ou “mamie”, mais la traite plutôt en vieille sorcière. Il est attiré par son "mystère", ce qui ne l'empêche pas de faire discrètement main basse sur toutes ses économies.

Eh bien, lecteurs, vous les reconnaissez ? Je vous ai donné tant d'indices… Bien sûr ! Sous nos yeux, Anastasia Dmitrievna se transforme en vieille comtesse, en Dame de Pique, et pour que l'image soit complète elle fait également un clin d'œil à Pavel déçu au moment le plus dramatique. Il s'avère qu'elle aussi est victime à sa manière, car dans ses moments de confusion mentale de plus en plus fréquents, elle ne voit pas les bals mondains de sa jeunesse, mais les des scènes effrayantes où il est question de ravins. De champs de tir. Des souvenirs hantés par différents fantômes : celui du comte de Saint-Germain pour la comtesse, et pour Anastasia Dmitrievna, d’un homme aux lunettes, sans nom, qui s'est un temps pris pour le Seigneur, mais s'est avéré être un simple saltimbanque. Enfin, son petit-fils Pavel est bien sûr Hermann, obsédé par une soif d'argent qui le pousse au crime. Sans le moindre romantisme. On s'attend à ce qu'il chante d’une voix de ténor puissante et dramatique :
La vie est un jeu
Le bien et le mal ne sont que des rêves.
Le travail et l'honnêteté sont des contes de fées pour les femmes,
Qui a raison et qui est heureux ici, mes amis,
Aujourd'hui toi et demain moi !

Souvenez-vous d'ailleurs comment commence l'opéra de Tchaïkovski : dans le prologue les garçons jouent à la guerre, et dans la première scène les adultes discutent d’un jeu de cartes de la veille. C'est aussi ainsi, au commencement de notre vie, à l'âge du jardin d'enfants, que nous nous forgeons la notion de Patrie : avec des poèmes sur la guerre et des jeux de guerre. Or dans ces jeux, personne ne veut être perdant. « Que le perdant pleure, maudissant son destin ! », Hermann en tire la conclusion.

Pavel n'est dégrisé que lorsque ses oreilles entendent, non pas des tireurs à l'écran, mais la menace réelle de la mobilisation, ou le “craquement” de son propre destin - expression si parlante d'Elena Tchijova que je me suis permise de l’emprunter pour intituler cette chronique. Tout comme Hermann, Pavel ne tue pas « la vieille » pour de vrai mais elle meurt tout de même. On peut dire que Pavel a eu de la chance ; il n'est pas devenu un meurtrier ; il a accompli la volonté testamentaire de sa grand-mère – à la fois appel à l’aide et menace d’anathème. Qui plus est, il a réussi dans sa vie. Mais pour cela, il a dû quitter le pays ; abandonner sa mère et sa patrie. Sa femme bien-aimée, elle, est morte très jeune d'une leucémie.

Son sort était-il pitoyable, comme déclare Hermann au final de l’opéra ? Peut-il être considéré comme une victime, lui aussi ? Et qu’est-ce qui court dans notre sang à tous ? Est-il pour de vrai empoisonné ?

L'ange Gabriel, icône byzantine. © Galerie Tretiakov, Moscou


Si c'est le cas, n’y a-t-il alors que des victimes ? Est-ce la raison pour laquelle Gabriel, dont le nom se traduit littéralement par « la puissance du Seigneur » et qui, selon l'Ancien Testament, vient en tant qu'ange de la mort – en tant que messager du « Jugement suprême », après les Justes –, arrive dans le récit, un couteau parfaitement droit en main ? Même un ange porte un couteau ! Et quel est donc le lien entre cet ange et celui de la lampe en bronze ? Dans l’Ancien Testament, c’est aussi Gabriel qui révèle au prophète Daniel les secrets de l'avenir, dont le sens peut parfois être deviné sans le secours des anges ; simplement en analysant le passé.

Mais enfin, tout le monde ne peut être victime ! Il faut bien un coupable ! Ou bien tous le sont-ils ? N'est-ce pas là l'ultime dualité pour laquelle l’auteur a inventé le mot lolitva, composé en russe de deux mots : lovlia (“pêche”) plus molitva (“prière”), traduit en français par « pêche quotidienne » ? – ce qui n’est qu’à moitié juste car la partie “prière” se perd ainsi.

Le livre d'Elena Tchizhova est merveilleusement stratifié ; il est plein d'allusions, de sous-entendus et de non-dits – ce qui en rend la lecture encore plus fascinante, obligeant le lecteur à être constamment sur ses gardes.

Je suis certaine que vos avis seront partagés sur de nombreuses questions et sur les réponses proposées, mais je vous conseille sincèrement de lire ce livre ! Si Olivier Py l'avait lu, il n'aurait peut-être pas mis en scène La Dame de Pique comme il l'a fait il y a quelques années. Mais qui sait… Peut-être se trouvera-t-il un metteur en scène talentueux pour monter ce chef-d'œuvre de Pouchkine et de Tchaïkovski tel qu'interprété par Elena Tchijova ? À mon avis, ce serait là vraiment intéressant.

Et une bonne nouvelle pour terminer. Le 28 août à la librairie Delamain (Paris) les prix du magazine Transfuge ont été remis. Lancé en 2015, le prix Transfuge accompagne les rentrées littéraires de l’automne et de l’hiver en décernant 9 prix allant du meilleur roman français au meilleur livre scène, en passant par les meilleurs romans anglo-saxons, russes et d’Amérique latine. Et le gagnant du Prix Transfuge du meilleur roman russe 2024 est… Le grand jeu d’Elena Tchijova. Toutes mes félicitations !  

P.S. Pour vous remercier d’avoir joué le jeu, je vous offre deux bonus : une interview d’Elena Tchijova enregistrée par Antoine Cattin, et l'Air d'Hermann de La Dame de Pique interprété par Vladimir Atlantov.


 

 
 

05.08.2024
Pavel Kushnir (1984-2024)(DR)

Chers lecteurs, il y a quelques jours, je vous ai donné rendez-vous en septembre ; mais l’actualité est telle que je me sens contrainte de rompre ce vœu de silence mensuel.

 Combien je suis heureuse qu’il ait eu lieu, l’échange des prisonniers entre la Russie et l’Occident – échange tant attendu et cependant inespéré dans la mesure où nous ne croyons plus aux bonnes nouvelles. Heureuse aussi qu’il a eu lieu un 1er août, le jour de notre fête national. Dommage seulement que la Suisse n’y ait été pour rien. Qu’elle n’ait pas pris part à ce grand coup diplomatique plus marquant – et certainement moins couteux, à mon humble avis – que certaines de ses initiatives dites “pacifiques”.

 Cet événement heureux, tous les médias du monde l’ont couvert, qui ne se sont pas privés de tout bien vous expliquer : les méchants et les gentils ; les conséquences probables, possibles et tout à fait fantasques… Je ne vais donc pas joindre leur cœur.

 Je tiens à vous parler d’un autre événement qui s’est produit quelques jours auparavant et est passé inaperçu, loin des projecteurs. Le 27 juillet 2024, au Centre de détention provisoire de Birobidjan est mort Pavel Kushnir, un pianiste de trente-neuf ans.

 Que je sache, il n’avait pas de lien de parenté avec Boris Kushnir, le célèbre violoniste. Vous ne pouviez pas voir son nom sur les affiches de Victoria Hall ou du Verbier Festival ou de celui de Gstaad. Et pourtant, il existait.

 Sa page sur le Wikipedia russe – qui vient de paraître et dont certains, en Russie, exigent déjà qu’elle soit supprimée – est des plus courtes. Pavel Kushnir est né le 19 septembre 1984 à Tambov, une petite (selon les mesures russes) ville d’à peu près 300 000 habitants, mais la plus grande ville de Russie à n’être pas contrôlée par Russie unie, le parti de Vladimir Poutine. Très jeune, dans une école locale, il a commencé à apprendre le piano.

 Ayant terminé ses études dans un collège de musique de Tambov – collège qui porte le nom de Sergueï Rakhmaninov, une autre âme torturée –, il est entré au Conservatoire de Moscou, l’établissement le plus prestigieux du pays dont le diplôme terminal garantit un avenir professionnel radieux. Ce diplôme, Pavel l’a obtenu en 2007 ; toutefois, plutôt que « faire carrière », il a préféré retourner en province, dans la « Russie profonde », afin d’y enseigner la musique et de l’interpréter.

 En 2023, Pavel est devenu soliste de la Philharmonie de Birobidjan, cette ville tragi-comique, centre administratif de l'Oblast autonome juif de Russie, dont la population ne dépasse pas 80 000 habitants. À propos de cette ville, voici trois faits intéressants :

– située sur le tracé du Transsibérien, sa construction, qui remonte à la fin des années 1920, fut supervisée par le directeur du Bauhaus, l'architecte suisse Hannes Meyer ;

– en 1945 et en coopération avec l’Ambidjan (l’American Birobidjan Commitee instauré en 1934 aux États-Unis pour soutenir le développement économique de la première région juive créée au monde), Albert Einstein crée le Fonds Einstein en sorte d'y installer 30 000 orphelins juifs victimes du nazisme. Chaque famille juive allemande, lituanienne, polonaise et roumaine y reçoit alors 350 dollars négociés entre le gouvernement soviétique, le ministre des Affaires étrangères Tchitcherine et Jacob Budish, un communiste américain ;

– en 1928, la région avait bien été désignée par le régime soviétique comme la future « Palestine sibérienne » des juifs ; ils y auraient été jusqu'à 150 000 à s'y établir ; mais les sujets de cette colonisation s’étaient rapidement raréfiés. En 2020, les juifs de Birobidjan représentaient le 2 % de la population.

Si vous êtes désireux d’en savoir davantage, je vous invite à lire L’inconnue de Birobidjan de Marek Halter. Quant à moi, j’en reviens à Pavel Kushnir.

Bien avant de s’installer dans ce lieu que borde le fleuve Amour, il avait créé, en 2011, une chaine YouTube. Sans grand succès, peut-on dire : en treize ans d’existence, seules cinq personnes s’y sont inscrites. Cinq ! Mais voilà qu’à partir du mois de novembre 2022, Pavel y publie quatre vidéos dans lesquelles il se permet de critiquer – en vers, s’il vous plait ! – la politique du gouvernement russe, ses lois et l’agression de l’Ukraine. Son audience de cinq personnes fut alors jugée suffisamment importante par les autorités pour qu’elles l’accusent d’« appels publiques à des activités terroristes » et le jettent en prison.

Regardez sa photo : il est maigre, pale, il porte des lunettes… Un artiste, quoi. Mais il a eu le courage d’entamer une grève de la faim « à sec » – c’est-à-dire sans nourriture et sans eau. Selon les avis médicaux, cette grève aurait dû durer huit à dix jours. Elle n’en a duré que cinq. Et il en est mort.

Voici l’exemple d’un pur Sacrifice. Pur, car non médiatisé. Pavel Kushnir n’était pas assez important pour qu’on l’échange contre quelqu’un d’autre. Peu importe, qui.

 Se trouvera-t-il un nouveau Roman Polanski pour tourner un film sur ce Pianiste-là ? En attendant l’éventuel Godot, je fais aujourd’hui appel à tous les musiciens parmi mes lecteurs ; aux promoteurs de concerts et organisateurs des festivals, si nombreux en Suisse pour rendre hommage – post-mortel, tout au moins – à Pavel Kushnir, incarnation de tous les artistes qui meurent pour une cause qui leur est chère.

 Pour l’instant, je vous invite à regarder et entendre Pavel Kushnir interpréter les Préludes de Rakhmaninov. En silence.

29.07.2024
© Torbjorn Toby Jorgensen

Au terme de la saison qui vient de s’achever, j’ai informé le Grand Théâtre de ma décision de mettre fin à notre collaboration.

« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu », annonce le Prologue de l'évangile selon Jean, selon la traduction faite en 1910 par le Genevois Louis Segond.  « Le langage a évolué en tant que moyen de commérage. Selon cette théorie, Homo sapiens est avant tout un animal social. La coopération sociale est la clé de notre survie et de notre reproduction », affirme pour sa part Yuval Noah Harari dans son Sapiens : une brève histoire de l’humanité.

Et pourtant, je constate avec tristesse que ceux pour qui ce n’est pas seulement un privilège mais également un outil et une obligation professionnelle dédaignent ce Don unique qui nous distingue des animaux. Je pense avant tout aux politiciens dont la mauvaise communication et la maladresse verbale engendrent parfois des catastrophes – les cauchemars que nous vivons aujourd’hui sur plusieurs fronts illustrent cette affirmation. Je pense en outre, encore que sur une autre échelle, aux responsables de communication et aux attachés de presse de diverses institutions : les conséquences de leur manque de professionnalisme (ou simplement de bonnes manières… ou les deux !) sont moins dévastatrices mais tout de même destructrices en ce qu’elles démantèlent des relations – professionnelles et humaines.

Mes lecteurs réguliers savent à quel point j’aime l’opéra ; c’est vraiment là une passion “attrapée” dans ma tendre enfance passée entre les coulisses et la salle du Théâtre Bolchoï, à Moscou, et développée depuis lors, toute au long de ma vie. J’ose croire que j’en sais quelque chose et mes connaissances sont appréciées par de nombreux théâtres – y compris La Scala – qui m’accueillent toujours très amicalement.  

Il était donc tout à fait naturel qu’ayant créé NashaGazeta.ch en 2007, j’établisse rapidement un partenariat avec le Grand Théâtre de Genève, à l’époque dirigé par Jean-Marie Blanchard, et qui, par la suite, devait suivre son chemin pendant la décennie de Tobias Richter. Nous n’étions pas toujours d’accord sur tout, mais la communication était directe et le dialogue restait toujours ouvert.

Hélas, au terme de la saison qui vient de s’achever, j’ai informé le Grand Théâtre de ma décision de mettre fin à cette collaboration. Une décision étonnante pour un petit media indépendant pour lequel chaque sou compte. La cause n’en est pas la qualité des productions – l’affaire est une question de goût, encore que les récents articles rendant hommage à feu Hughes Gall, et qui mentionnent les noms des stars qu’on entendait à l’époque à Genève, ne peuvent aujourd’hui que nous faire rêver. (Il serait bon, par exemple, de pouvoir écouter notre Benjamin Bernheim “local” sans devoir se rendre à Zurich ou New York.)  La cause en est exclusivement la (mauvaise) communication.

Un changement radical d’ambiance s’est produit avec l’arrivée au Grand Théâtre d’Aviel Cahn et de son équipe. Le nouveau directeur, qui jouit d’un confortable budget de 32 millions de francs par an, n’a pas manifesté le moindre intérêt à mon endroit, en qualité que partenaire du GTG de longue date ; mieux encore : il a même refusé une proposition d’un des sponsors de prendre un café – le sponsor en question souhaitait nous présenter d’une manière informelle. Je ne connais pas un autre responsable d’une institution culturelle qui se permettrait un tel… luxe (?). La situation s’est encore empirée avec le départ à la retraite anticipée d’une excellente collaboratrice – fait qui m’a obligée de faire face à Karin Kotsoglou, l’actuelle responsable de presse et Public relations.

Durant plusieurs années, au fil de mon partenariat, cette personne qui fait partie de l'image du GTG, n’a jamais réagi au contenu d’aucun de mes articles, ni même accusé réception. En revanche, au moment où tous les opéras du monde font leur possible pour attirer le public et faire parler d’eux, voici le message qui m’a été adressé :
« Bonjour, conformément à la convention 23-24, merci de nous adresser un lien sur les pré-papiers réalisés sur les 5 productions prédéfinies ainsi que sur les comptes-rendus. Une place presse vous sera réservée uniquement sur la première de ces 5 productions ; aucune présence n’est accordée sur les générales pour les comptes-rendus critiques et aucune place presse en dehors des 5 soirées définies dans cette convention. Toute demande complémentaire (photos, ITW) est à solliciter auprès du service de presse du GTG s.millar@gtg.ch. Bien à vous. »

Voudriez-vous continuer à écrire les textes impliqués, toujours basés sur les recherches approfondies et guidées par le désir sincère d’attirer les spectateurs quand on vous parle ainsi ? Moi pas. Heureusement, je puis me permettre d’acheter un billet au Grand Théâtre si j’en ai envie. Sauf que je n’en ai plus envie. Du tout. Je laisse donc le Grand Théâtre avec ses « Sacrifices » annoncés pour la prochaine saison.

Évidemment, le Grand Théâtre et moi nous survivrons l’un sans l’autre. Mais quel gâchis. Vivement l’arrivée d’une nouvelle direction !

Sur cette note un peu amère mais porteuse d’espoir, je vous souhaite une excellente continuation de l’été et vous donne rendez-vous en septembre.

18.07.2024
Louis Villeneuve Photo © N. Sikorsky/Nashagazeta

Le grand professionnel qui a reçu, en 2017, à New York, le prix Mauviel 1830 du meilleur directeur de salle au monde s'est confié sur sa vie et sa carrière.

Je n’ai pas besoin de vous présenter le « temple de la gastronomie suisse » : L'Hôtel de Ville de Crissier, désigné en 2015 « Meilleur restaurant du monde ». Mais une chose est de l'observer de l'extérieur ou encore, si vous avez cette chance, depuis la salle ; une tout autre de passer plus de quarante ans dans son "ventre". Pardonnez le jeu de mots…

Tel est ce qu'a vécu Louis Villeneuve, connu dans les milieux professionnels sous le nom de "Monsieur Louis" ou "l'Amiral", dont le livre autobiographique vient d'être publié aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne. Son livre s'intitule Monsieur Louis, Souverain majordome – un titre qui nécessite quelques explications.

Le mot majordome vient du latin major domus et signifie « chef de la cour », ou encore gestionnaire de la maison. Dans les grandes propriétés où la gestion de la demeure peut être répartie entre plusieurs personnes, le majordome est responsable de la salle à manger, de la cave à vin et de l'arrière-cuisine. L'épithète "souverain" inclus dans le titre du livre indique l'étendue de l'autorité dont Louis Villeneuve a joui au cours de sa longue carrière ; en outre, il fait allusion au rôle de "cardinal gris" qu'il exerça auprès de – tour à tour – quatre chefs illustres : Frédy Girardet, élu "Cuisinier du Siècle" par Gault&Millau, Philippe Rochat, Benoît Violier et pour finir Franck Giovannini, tous trois triplement étoilés au Guide Michelin.

Franck Giovannini et Louis Villeneuve © NashaGazeta

Officiellement, le titre de Louis Villeneuve est celui de “chef de salle”. En consultant un site professionnel français de restauration, j’ai appris que les principales tâches du titulaire consistent à superviser l'ensemble du personnel de la salle, à développer la rentabilité du restaurant en adéquation avec les objectifs fixés par la direction et à gérer et développer les relations avec les clients.

Quelles sont les qualités requises pour réussir dans cette fonction ? Connaissance approfondie de l'accueil et du travail en salle ; capacité à diriger une équipe ; excellente présentation ; excellente maîtrise du français et, de préférence, de langues étrangères. Ensuite vient la liste des diplômes à présenter. À ces qualités demandées, j’ajouterai la confiance en soi. Or Louis Villeneuve n'en manque nullement : même très jeune, il ne doute jamais de ses qualités de service, de sa bonne humeur et de son entrain. 

La médaille de l’ordre national du Mérite est remise à Louis Villeneuve par Monique Berlioux © Editions Noir sur Blanc

Louis Villeneuve n'est pas diplômé de l'EHL, mais il prendra toujours une longueur d'avance sur n'importe quel diplômé de la meilleure école hôtelière qui fait la réputation de la Suisse. Son charme, à la fois naturel et professionnel, s’est développé au fil des ans. C'est là un self-made-man absolu ; voilà pourquoi, à mon avis, son exemple mérite de servir à tous ceux qui se trouvent encore au début de leur carrière.

Rien pourtant ne laissait présager le côtoiement des grands de ce monde par ce garçon aux yeux bleus, né le 1er décembre 1948 dans une petite ville de Bretagne, au sein d'une famille de paysans et tôt habitué aux durs travaux manuels comme à la lutte contre les aléas climatiques. Mais ses penchants, eux aussi, se sont manifestés très tôt. « De toutes les activités quotidiennes de la ferme, la préparation des repas est celle qui me captive le plus. Il faut toujours que je sache ce qu’il y aura à midi sur la table du déjeuner. Et c’est moi qui annonce le menu à mon père quand il revient du labeur », se souvient Louis Villeneuve avec un plaisir évident.

La vie à la ferme n'est pas facile après la Seconde Guerre mondiale, époque où l'industrie se développe au détriment de l'agriculture et où les jeunes migrent vers les villes. La majorité de la population est pauvre : « Un ouvrier gagne en moyenne 580 francs (90 euros) par mois, quand un transistor bas de gamme coûte 245 ». D’abord, Louis décide de suivre les traces de son père en s'inscrivant dans une école d'agriculture. Très vite pourtant, il se rend compte que cette filière n’est pas pour lui. Il se déniche donc des emplois temporaires, à temps partiel, dans divers restaurants – en tant que serveur –, adopte les compétences du majordome auprès d’un ancien boxeur, apprend à cacher son excitation à la vue de visiteurs célèbres.

C'est alors qu'intervient Sa Majesté Chance, laquelle amène Louis Villeneuve en Suisse, à l'hôtel Alpenrose, géré par le couple von Siebenthal. « Ce n'est pas loin de Gstaad, une station réputée auprès des amateurs de ski et de bonne chère. Il paraît que les stars du monde entier s’y donnent rendez-vous dans de somptueux chalets avant d’aller danser au Palace, ce haut lieu de la jet-society où les clients sont traités comme des membres de la famille par les hôteliers ». (Lisant ces lignes, comment ne pas penser au dernier film de Roman Polanski, dont je vous parlais récemment ?)

Louis Villeneuve remet sa cape au grand Salvador Dalí © Editions Noir sur Blanc

Le temps viendra pour Louis Villeneuve de connaître à son tour la célébrité : en 1995, il reçoit le diplôme de Maitre d’hôtel suisse de l'année ; de même fréquente-t-il les grands (ou simplement les riches) de ce monde. Sur les photos incluses dans le livre, on le voit par exemple mettre une cape sur les épaules de Salvador Dalí ou sourire à côté de Sylvie Vartan.

Mais derrière le côté glamour d’une telle vie, se dissimule le travail quotidien ; une somme de travail qui oblige Louis Villeneuve à se dépenser physiquement et émotionnellement (d'où l'importance du vélo !). Sans compter le stress permanent… et une série de tragédies : la mort de sa fille dans un accident de voiture ; la mort de l’épouse de Philippe Roche dans les Alpes, puis la sienne ; le suicide de Benoît Violier...

Quant aux détails piquants ou savoureux… Ne vous attendez pas à en trouver dans cet ouvrage : la discrétion est, pour un majordome, une autre qualité indispensable. Peut-être même la plus importante.

Un moment de gloire "par alliance" pour l'autrice de ses lignes Photo © Claude Terrin
11.07.2024
© Unsplash/Kevin Gent

Nino Haratischwili, vous l'aurez peut-être deviné, est géorgienne. Dans les faits, elle est née à Tbilissi où elle a fréquenté une école proposant un apprentissage approfondi de la langue allemande. Pourtant, dans toutes les sources elle apparaît comme une écrivaine, dramaturge et directrice de théâtre allemande. Pourquoi cela ? Parce qu'il y a de nombreuses années, elle et sa mère déménageaient en Allemagne et qu'en 2012 elle obtenait la nationalité de ce pays où elle vit et travaille présentement. Son roman Mon doux jumeaux (« Mein sanfter Zwilling »), le deuxième sur la liste de ses œuvres, a été écrit en 2012 – en allemand – et traduit dans plusieurs langues. Aujourd’hui, je vous présente une version française. Une édition russe, pour autant que je le sache, n'est pas encore à l’ordre du jour, bien que dans une interview datant de l'été 2022, l'auteure ait déclaré : « Je ne veux pas haïr Tchekhov à cause de ce que fait Poutine »… et qu’elle ait en outre placé en épigraphe de son roman un extrait d’une lettre de la poétesse Marina Tsvetaeva datant du 18 avril 1911 ; lettre adressée à son confrère Maximilian Voloshine : « Le corps de l’autre, qui empêche de voir son âme. Oh, ce mur, comme je le hais ! »  Un tel mélange linguistique et culturel me paraît parfaitement correspondre au portrait-robot d'un écrivain contemporain de ce qu'on appelle l'espace post-soviétique.

Le genre de ce roman, je le définirai comme étant “psychologique” mais incluant des éléments tant érotiques que policiers. Commençons par ce dernier aspect, le plus simple en l'occurrence : policier parce qu'il inclut un meurtre dont le lecteur va tout d’abord apprendre l'existence au moyen d’allusions subtiles, pour être ensuite guidé par des circonstances spécifiques – mais à la toute fin, selon les lois du genre. En ce qui concerne l'érotisme, tout est clair : il s’en trouve beaucoup dans le roman, mais rien qui pour autant soit vulgaire ou grossier. On réalise d’emblée que l'auteur est une femme – une femme profonde et sensible. Finalement, pour ce qui est de la psychologie, là, c'est plus compliqué ; ce qui est au fond logique : la psychologie n’est pas faite pour être simple !

Dès le début du livre, le lecteur attentif se doute qu'il va être question d'inceste – un phénomène qui, dans 15% des cas selon les statistiques disponibles, concerne des relations sexuelles entre frères et sœurs. Autrement dit : d’une relation par définition mauvaise (du latin incestus - « criminel, péché »), interdite dans presque toutes les cultures. Ce lecteur attentif a en un sens raison, et le mot “inceste” va du reste apparaître noir sur blanc un peu plus loin, à la page 112 ; mais il n'a que partiellement raison. Le fait est que Stella et Ivo, les personnages principaux du roman, ne sont pas vraiment frère et sœur – bien que tous deux aient grandi ensemble depuis l'âge de six ans –, mais, pour ainsi dire, des frère et sœur adoptés. Ivo est entré dans la famille de Stella après que le meurtre ait été perpétré.

L'histoire de leur relation, complexe et douloureuse, se déroule sur fond de rapports entre deux familles tragiquement fusionnées. Elle peut être décrite comme un cas classique de dépendance émotionnelle dont souffrent le plus souvent les femmes : dans le roman en question, il s'agit de Stella, et la personne dont elle dépend est Ivo, son « doux jumeau ».  Au début, tout semble clair : elle aime et il se donne à l'amour. Mais même ici, tout n'est pas si simple, car lui aussi est une victime à la recherche de lui-même et de réponses aux questions qui ont défini toute sa vie.

Conformément à la définition médicale, la relation entre Stella et Ivo a la coloration émotionnelle de l'amour ; c'est-à-dire qu'elle apparaît comme romantique, sexuelle, et se transforme au fil du temps en une arme à double tranchant qui les blesse tous les deux, mais qui, en même temps, ne leur permet pas de briser le cercle vicieux. La dépendance de Stella à l'égard d'Ivo s'accompagne de tous les symptômes classiques : jalousie, colère et culpabilité. Elle est prête à souffrir ; à se sacrifier pour préserver la relation ; à tolérer la négligence, l'adultère, l'alcoolisme, la toxicomanie ; à opérer des changements radicaux dans sa propre vie – jusqu'à la destruction de sa famille et le rejet de son propre fils. Ce fils qu'elle aime pourtant de tout son cœur.

« Il grimpait sur moi et riait. Il s'endormait en tétant et moi, bouleversée par cet être merveilleux qui était sorti de moi en s'annonçant par un grand cri, je me figeais, craignant de déranger son bonheur parfait si je bougeais et le réveillais. Ce sont peut-être ces moments-là, en fin du compte, qui relient les fils, ces histoires-là qu’on devrait raconter – pas les batailles, pas le nom de ceux qui ont gagné ou perdu le monde, pas les chambardements culturels, les révolutions, les guerriers et les héros, les rois et les reines, les seigneurs et les tyrans. Non, peut-être qu'à l'école on devrait s’entendre raconter comment on a ri pour la première fois, crié pour la première fois, embrassé pour la première fois ».

Attendez une minute : elle abandonne son fils pour un homme ? Nous avons déjà lu cela quelque part, non ?  Bien sûr, chers lecteurs, la référence à Anna Karénine est évidente, de même qu’à la toute première ligne du célèbre roman : celle qui traite de familles différentes dans leur malheur. Stella et Anna partagent les mêmes « données initiales » : une famille heureuse en apparence ; un mari idéal à tous égards, choisi sinon par calcul, du moins par réflexion raisonnable ; pour Stella – une vie sans problème à Hambourg et la possibilité d'écrire des articles sur la culture à sa guise ; un fils merveilleux, Théo. Que pourrait-elle demander de plus ? Mais à cela, Stella est prête à renoncer. Et c'est du reste ce qu'elle fait. Stella peut être jugée aujourd'hui comme Anna le fut autrefois ; accusée d'immoralité, de promiscuité, d'irresponsabilité, d'égoïsme. Comme il est facile de juger ! Surtout pour qui, dans la vie, n'a connu aucun sentiment fort – trop fort, irrésistible – capable de pousser vers l'abîme celui qui ne soupçonne pas même l'existence d’un tel sentiment. Il est vrai que Stella n'a pas eu à se jeter sous un train – l'époque n'est pas la même. Dans le roman de Nino Haratischwili, ce n'est pas Stella qui meurt sous les roues d'un train, mais la petite fille Maya sous les roues d’un automobile : dans des circonstances différentes, dans un pays différent, et pourtant, plus généralement, à cause du même sentiment de culpabilité.

En lisant le roman et contenant difficilement mon désir de voir comment tout se termine, je me disais : il n'est pas possible que la Géorgie soit complètement absente de l’intrigue. Effectivement, ce n'était pas possible ! La Géorgie y est pour la première fois mentionnée par Stella en page 84 : « un pays que je ne connaissais pas et qui ne me disait rien ». Mais c'est en Géorgie qu'Ivo cherche la solution aux doutes qui le tourmentent et, une fois sur place, Stella rencontre une autre mère qui a quitté son fils pour un homme et un garçon qui n’est pas le sien. Ainsi apprend-elle une autre histoire si semblable à la sienne ; histoire d'un amour irrésistible associé à une tragédie et à un sacrifice. Tout le monde a besoin d'une histoire, et tout le monde – parfois inconsciemment – en recherche une. Jusqu'à ce qu'il la trouve.

Au début, en tant qu'étrangère, Stella découvre l'histoire de la Géorgie. Elle tente de comprendre l'essence de la guerre qui la déchire ; les contradictions entre l'Abkhazie et la Géorgie. Elle découvre qui sont Gamsakhurdia et « un certain Bassaïev, qui avait participé au massacre des Géorgiens en 1993 aux côté des milices russes ». Elle appréhende la légitimité des déclarations de la Russie accusant le président géorgien de l'époque d'inciter à la haine contre les minorités… voire à un génocide. Elle tente de saisir les causes de l'impréparation de l'armée géorgienne ; de l'hypocrisie et de l'inaction de l'ONU ; du sort de milliers de réfugiés.... C'est là une image familière, n'est-ce pas ? Bien que trente ans se soient écoulés, elle n'a rien perdu de sa pertinence. Tout comme les mots mis par l'auteure dans la bouche de Lado Kancheli, un musicien et opposant : « Tu sais, j'ai fait des études en Russie, mais je n'aurais jamais cru que le KGB aurait plus de poids que Tchaïkovski ».

Le roman de Nino Haratischwili aborde de nombreux sujets très complexes, dont la question cruciale en quoi consiste la relation entre enfants et parents, pères et fils (ou filles) – laquelle question n'est pas nouvelle non plus dans la littérature. Les parents ne sont pas choisis, mais la responsabilité des relations avec les enfants leur incombe. Tous leurs mensonges, toutes leurs petites et grandes trahisons, leur incapacité à comprendre et à soutenir leurs enfants, à leur donner le sentiment de sécurité dont ils ont tant besoin… ce tout les traumatise à vie, laissant dans leur âme des blessures non cicatrisées et instillant un sentiment de culpabilité injustifié qui les contraint à grandir prématurément ; à former un complexe de l'enfant abandonné ; à rechercher amour et compréhension auprès d'“étrangers”.

Il reste que ce roman est avant tout un roman d'amour. D’un amour pas seulement idéal ou idéalisé, mais également celui qui « peut mentir et tromper, blesser et flouer ».

Mon doux jumeau fait état d’un enchevêtrement de relations humaines complexes, tissé à partir des fils les plus fins, mais non pas déchirables. Le démêler de page en page a été très intéressant pour moi. J’espére qu'il en sera de même pour vous.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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