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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

17.12.2024
Fedora (Alexandra Kurzak) et Loris (Roberto Alagna) dans "Fedora" au Grand Théâtre de Genève Photo © Carole Parodi

Le texte du conte en vers de Korneï Tchoukovski, mémorisé depuis l'enfance, n'a cessé de me revenir à l'esprit pendant que j’écoutais l'opéra Fedora d'Umberto Giordano au Grand Théâtre de Genève. Là aussi, il y a la fuite, la persécution, l’irresponsabilité de l’héroïne principale et de son repentir. Mais sans le final dramatique.

Un dramaturge très populaire en son temps et membre de l'Académie française, Victorien Sardou, qui a écrit sa Fédora en 1882, remporte le concours pour la première utilisation du prénom féminin Fédora dans le titre d'une œuvre littéraire. (Soit dit en passant, parmi les quarante pièces de théâtre qu'il a écrites figure aussi « Tosca », immortalisée par Puccini). Non moins populaire en Russie, Korneï Ivanovitch Tchoukovski quant à lui n’a écrit son conte en vers Le deuil de Fédora qu'en 1926. Et le fait que ce prénom rare (je ne connais pas une seule Fédora) soit devenu une désignation nominative pour un chapeau, nous le devons à Sarah Bernhardt, pour qui Sardou a écrit sa pièce : dans la production de 1889, la grande actrice, interprétant le rôle de la princesse Fedora Romazoff, portait un chapeau de ce style.

Sur la scène du théâtre dramatique, la pièce fut jouée peu après la première de l'opéra, le 17 novembre 1898, au Théâtre lyrique de Milan, où le rôle du comte Loris Ipanoff fut interprété par Enrico Caruso lui-même, alors encore très jeune. (Combien de Loris russes connaissez-vous ? Moi, aucun.) L'opéra fut un succès. Certes pas aussi grandiose et unanime que « Andrea Chénier », créé en 1896, mais suffisamment pour permettre à Umberto Giordano d'utiliser les droits d'auteur et les royalties des productions pour construire une maison, qu'il appela « Villa Fédora ».

La dernière production de cet opéra au Grand Théâtre de Genève remonte à la saison 1902-1903. C'est une époque très lointaine ! Bien que, selon Mikhaïl Boulgakov, les partitions d'opéra, comme les manuscrits, ne brûlent pas, leurs auteurs quittent la scène de la vie et leurs droits sur leurs propres œuvres s'éteignent, laissant les auteurs de nouvelles productions en faire ce qu'ils veulent. Ce qu'ils font.

La production actuellement à l'affiche au Grand théâtre de Genève est une nouvelle production. J'aimerais employer le mot tristement connu « novitchok », étant donné les particularités de l'approche du metteur en scène. Le metteur en scène français Arnaud Bernard n'est pas, quant à lui, un novice. Violoniste diplômé du Conservatoire de Strasbourg, il joue pendant plusieurs saisons avec l'Orchestre philharmonique de Strasbourg, puis, à partir de la fin des années 1980, il s'essaie à la mise en scène, comme assistant de Nicolas Joël et Jean-Claude Auvray, et comme metteur en scène attitré au Théâtre du Capitole de Toulouse. En tant que metteur en scène proprement dit, il a fait ses débuts en 1995 avec une production du « Trouvère », à Toulouse. Arnaud Bernard est bien connu des mélomanes russes. Il a mis en scène La Juive et La Bohème au Théâtre Mikhailovsky de Saint-Pétersbourg, Roméo et Juliette au Nouvel Opéra de Moscou, ainsi que Les Vêpres siciliennes et La fanciulla del West au Théâtre Mariinsky.

Privé à ce moment de la possibilité de travailler en Russie pour ne pas être mis sur la liste noire de l'Occident, Monsieur Bernard a décidé d'amener la Russie à l'Occident en mettant en scène l'opéra de Giordano pour ses débuts à Genève (ne cherchons pas à savoir qui est la montagne et qui est Mohammed dans cette équation). Peut-être a-t-il également été attiré par une intrigue policière qui lui tient à cœur ; l'annonce de sa production des Vêpres siciliennes au théâtre Mariinsky en 2017, publiée dans le journal gouvernemental Rossiyskaya Gazeta, portait le titre suivant : « Le théâtre Mariinsky a mis en scène un opéra sur la mafia sicilienne ». Eh bien, le chemin qui mène de la mafia sicilienne à la mafia russe n'est pas long, vous comprenez. Et Rossiyskaya Gazeta est bien placé pour le savoir.

« Une femme A adore un homme B. B périt victime d’un meurtre. A soupçonne C d’être l’assassin. Elle s’acharne contre lui, le ruine, le déshonore, le fait condamner à mort. Puis A découvre que C est innocent. » Tel est le synopsis du livret publié sur le site du Grand Théâtre de Genève, citant Victorien Sardou lui-même. « Ce n’est ni de Shakespeare ni de Schiller », remarque à juste titre Arnaud Bernard dans une interview publiée dans le programme du spectacle. Dans ce même entretien, il évoque l'importance de préserver les traditions tout en les modernisant. Voici ce qu'il en dit : « Il ne s'agit pas de rejeter la tradition ou de la briser, mais de la faire vivre d’une manière qui parle à notre époque… Cela signifie parfois prendre des risques, explorer des pistes nouvelles, mais toujours en gardant en tête l’essence de l’œuvre. Ce que je refuse, c’est la simplification, les catégories rigides ou les « recettes » de mise en scène qui ne servent qu’à épater ou choquer. C’est en restant fidèle à l’œuvre, à ses subtilités et à son esprit que l’on trouve la vraie modernité. »

© Carole Parodi

À mon humble avis, les paroles d'Arnaud Bernard sont quelque peu en contradiction avec l'acte, car le public est interpelé, pour ne pas dire épaté, dès le début. Ou même avant le début proprement dit. Apparemment décidé à améliorer l'œuvre de Giordano-Sardou, le metteur en scène l'a dotée d'un prologue absent du livret. Le spectateur se trouve donc devant un écran d'ordinateur et suit une recherche dans le système Xplore (Google n'est pas Giordano, et M. Bernard n'a pas osé porter atteinte à ses droits) pour trouver l'explication du mot « kompromat » (matériel compromettant, venu du Russe). Puis le public essaye d’absorber les titres de la RTS et de Swissinfo s'affichant à l'écran, et les visages de personnalités russes, politiques et autres, qui sont plus ou moins familières aux Russes et ne le sont certainement pas au public étranger, à l’exception peut-être du président Poutine. Une flèche rouge pointe vers l’ex-procureur russe Yuri Skouratov. Je suis prête à parier que personne dans le public n'a saisi cette indication et n'a compris le lien entre ce Skouratov-là et le spectacle, à moins d'avoir lu l'explication dans le programme. Mais tout le monde n'achète pas les programmes.

Après la disparition de l'écran d'ordinateur, le public, inconscient d’être en possession du « matériel compromettant », assiste à une scène plutôt dégoûtante dans une espèce de bordel où Vladimir Andreïevitch, le comte de Saint-Pétersbourg, s'ébat avec une blonde des plus vulgaires qui n’est personne d’autre que l’épouse du comte Loris Ipanoff. Tout cela sous la surveillance des caméras. Pas clair pourquoi cet ignoble Vladimir, clairement hétérosexuel, essaye de décorer son torse avec un bustier féminin. Pas clair non plus pourquoi Arnaud Bernard a surcompliqué cette nouvelle production avec l'histoire de 1999 de Skuratov, déjà oubliée même en Russie, comme s'il n'y avait pas d'exemples plus récents depuis lors, si un tel exemple lui était nécessaire. L'observateur attentif notera que 1999, c'est avant l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, ce qui signifie qu'il est possible de le critiquer et de le ridiculiser sans crainte des conséquences. Cela vous suffit-il comme explication ?

© Carole Parodi

Mais tout arrive à sa fin, même ce prologue, et la musique de Giordano commence à jouer - enfin ! – tandis que l'action se déroule conformément au livret : « Un soir d'hiver à Saint-Pétersbourg. Dans la maison du comte Vladimir Andreïevitch, fils du chef de la police, les domestiques attendent le comte en jouant aux cartes et buvant à sa santé. Le comte ne doit pas rentrer avant le matin : c'est la dernière nuit de sa vie insouciante, la veille de son mariage avec une jeune et riche veuve, la princesse Fedora Romazoff. Ce mariage sauvera le comte de la ruine à laquelle l'ont conduit les femmes, les cartes, les chevaux et les prêteurs. Dans une somptueuse toilette de bal, enveloppée de fourrures, Fedora entre, surprise que son fiancé ne la salue pas ». Sur scène, tout est conforme, y compris les fourrures, à la différence que les domestiques sont déguisés en punks très caricaturaux, avalant de la vodka de la bouteille à pleines gorgées. Étonnant pour une demeure aristocratique. Et même si l'on suppose que l'action a été transférée dans les fringantes années 1990, il faut se souvenir de la rigueur avec laquelle les nouveaux gentilshommes russes, nostalgiques de la livrée et du tablier, entretenaient leurs domestiques.

Le premier acte s'achève, vient le second, qui emmène le public à Paris et regorge de détails importants pour l'intrigue. Au centre de la pièce se trouve Fedora, vêtue d'une robe dorée très fendue et de chaussures dorées avec des collants noirs (!). Il y a là deux des plus belles mélodies de tout l'opéra - les thèmes de l'amour, ainsi qu'une parodie assez méchante du « Rossignol » d'Alexander Aliabiev, des larmes, des serments et des malédictions, de terribles nouvelles de Saint-Pétersbourg, un interrogatoire (enregistré sur un dictaphone sans le consentement de l'interrogé) et le mot terrible de « nihiliste ».

Après le deuxième entracte, nous voici « dans la villa de Fedora, dans les montagnes suisses près de Berne. De loin, nous entendons les cloches des troupeaux qui passent, les voix des paysannes qui chantent le printemps et l'amour ». Cette phrase est tirée du livret originel. Or, le spectateur genevois est informé par un surtitre au-dessous de la scène, qu'il se trouve à Gstaad le 19 décembre. Compte tenu de cette précision, les appels insistants de Fedora adressés à Loris à admirer les fleurs à travers la fenêtre et l'invitation du baron de Siriex à la comtesse Olga Sukareva à faire une promenade à bicyclette semblent plutôt étranges. Quelles fleurs à Gstaad le 19 décembre ?! Quel cyclisme ? Pour le reste, voyez le film « Le Palace » de Roman Polanski, d'autant que le metteur en scène d'opéra ne cache pas la source de son inspiration, aimant non seulement les thrillers, mais aussi le cinéma. Pourtant le costume classique de Fedora, qui n'atteint pas tout de même l’élégance de Chanel, et la veste couleur bordeaux (velours à l'œil) de Loris se détachent des tenues blanches d'après-ski des autres habitants de la station de luxe.

Voici une telle vinaigrette. Alias « salade russe », alias « Olivier ».

© Carole Parodi

Et les voix donc ? Si Umberto Giordano misait sur Enrico Caruso, Arnaud Bernard misait sur le ténor français Roberto Alagna et sa troisième épouse, la soprano polonaise Aleksandra Kurzak. Je confesse : je ne suis pas une fan de ce couple vedette. C'est pourquoi j'ai choisi d’assister à l'une des deux soirées (la seconde aura lieu le 21 décembre) au cours desquelles les rôles de Fedora et de Loris ont été interprétés par des chanteurs russes. (Soit dit en passant, le fait qu'ils ne soient présents que dans deux représentations sur sept a conduit certains à penser qu'ils faisaient partie de la première distribution, mais ce n'est pas le cas). Diplômée du Conservatoire de Moscou, la soprano Elena Guseva est depuis 2011 l'une des principales solistes du Théâtre musical Stanislavski et Nemirovitch-Danchenko, à Moscou, ce qui ne l'empêche pas de se produire activement sur d'autres scènes, en Russie comme à l'étranger. En 2020, par exemple, elle a fait ses débuts au Grand Théâtre de Genève dans La Cenerentola de Rossini, dans le rôle de Tisbe. Le ténor dramatique Najmiddin Mavlyanov, né à Samarcande, en Ouzbékistan, est également l'un des principaux solistes du même théâtre moscovite et un soliste invité dans de nombreux grands théâtres du monde. En 2019, il a interprété, à Genève, le rôle de Radamès dans Aïda et, en 2020, il a fait sensation en Russie en recevant deux très importantes distinctions, le prix le Masque d'or et le prix Casta Diva, pour son interprétation de Sadko dans l'opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov du même nom, mis en scène au théâtre Bolchoï de Moscou par Dmitri Tcherniakov. Il faut dire que le répertoire de Najmiddin Mavlyanov est immense, sans exagération.

Ayant travaillé dans le même théâtre pendant de nombreuses années et ayant participé ensemble à diverses productions, les deux chanteurs ont, là aussi ici, créé un ensemble solide. Même en position couchée. (Il est clair qu'ils n'ont pas choisi cette position !) Il est dommage qu'il n'y ait pas dans cet opéra plus de numéros solos, Giordano n'est pas Verdi après tout, bien que certains moments musicaux soient splendides. Il est également dommage que le service de presse du théâtre genevois n'ait pas fourni de photos du spectacle avec ces deux excellents interprètes.

P.S. Avec cette chronique, mes chers lecteurs, je tire ma révérence sur ce qui reste de 2024 et vous donne rendez-vous en janvier – je vous ai déjà réservé quelques surprises. Je tiens à vous remercier de la fidélité et de l’intérêt que vous portez à mes chroniques (le nombre d’abonnés a triplé durant cette année), ainsi que de votre indulgence pour mon accent russe. Je vous souhaite une merveilleuse année 2025 – qu’elle soit pacifique pour nous tous !

05.12.2024
Andreï Sobol, 1888 - 1926 (DR)

La maison d'édition genevoise La Baconnière présente la première traduction française d'une nouvelle d'Andreï Sobol écrite il y a presque pile cent ans et susceptible de devenir une découverte… y compris pour des lecteurs russophones avisés.

Née en 1927 sous le nom de « À la Baconnière », la maison d'édition a depuis lors abrégé son nom en « La Baconnière » et quitté les rives du lac de Neuchâtel pour celles du lac Léman – côté genevois. Bien que nullement spécialisée dans la littérature de langue russe, elle compte parmi “ses” auteurs Sergueï Dovlatov et Svetlana Alexievitch, ainsi que des Américains ayant des racines russes parmi lesquels le lauréat du prix Nobel de littérature 1976 Saul Bellow et les écrivains moins connus que sont Grisha Bruskin et Marianna Volkova, de même que l'ancien professeur de l'Université de Genève Boris Mouravieff, né en Russie en 1890 et qui l’a pour de bon quittée en 1920. Soit une année avant qu'Andreï Mikhaïlovitch Sobol n'écrive son Panopticum.

En réalité, lui ne s'appelait pas Andreï, mais Julius et, si on creuse un peu, pire encore : Israël, fils de Moïse. C’est ainsi ! Il est donc né Israël Moiseevitch Sobol en 1888, à Saratov, une ville située à 726 kilomètres au sud-est de Moscou, sur la rive droite (rive ouest) de la Volga. Sa vie fut mouvementée. Adhésion au Parti socialiste-révolutionnaire, travaux forcés et exil, fuite de la colonie à l'étranger, retour illégal en Russie, errance à travers la Russie, arrestations par les Blancs et les Rouges... En fin de compte, après la guerre civile : reconnaissance du pouvoir soviétique, voire même coopération avec lui en tant que l'un des secrétaires de l'Union panrusse des écrivains. Mais pour finir, c'est le suicide (à la troisième tentative) à Moscou, le 7 juin 1926. De cet événement malheureux, j’ai trouvé la description suivante : « Par une soirée étouffante de juin, un homme d'âge moyen vêtu d'un costume croisé démodé s'est approché du monument de Pouchkine sur le boulevard Tverskoï. Sortant un revolver de la poche intérieure de sa veste, l'homme l'a maladroitement porté à son estomac, a appuyé sur la gâchette avec son pouce et, deux heures plus tard, est mort d'une perte de sang dans un hôpital de Moscou ». Il n’en pouvait simplement plus. Car après tout, même si Andreï Sobol était sioniste par moment, il était avant tout un idéaliste. Et, comme l’avait dit Mikhaïl Lermontov à propos de la mort d’Alexandre Pouchkine : « l’âme du poète a succombé ». Au moment de sa mort, Andreï Sobol, cet « homme d'âge moyen», n'avait que 38 ans. Un an de plus que Pouchkine.

Le récit le plus détaillé de la vie d'Andreï Sobol – laissons-lui le pseudonyme sous lequel il est devenu célèbre – est écrit, à ma connaissance, par Vladimir Khazan, chercheur à l'Université hébraïque de Jérusalem et publié en 2017 à Boston sous ce titre éloquent : A Double Burden, a Double Cross. Andrei Sobol as a Russian-Jewish Writer. Il n'est guère nécessaire d'expliquer à mes lecteurs ce que l'on entend par un double fardeau et une double croix, dont l'une des moitiés est une étoile de David. (J’ai trouvé un extrait de cette étude en russe sur ce site).

L'héritage littéraire de l'écrivain Andreï Sobol, bien que quasi invisible pendant près d'un siècle dans le sillage ses contemporains les plus célèbres, est assez conséquent. Un recueil de ses œuvres en quatre volumes a été publié en 1926 ; un autre, en trois volumes, en 1928. Il a surtout écrit des nouvelles, mais également des œuvres plus importantes : le roman La poussière, en 1915 ; le fameux Salon-Wagon, en 1922. Depuis la fin des années 1920, les œuvres de Sobol n'ont toutefois plus été rééditées, ayant été considérées comme “décadentes”. Ce n'est que pendant la perestroïka que plusieurs de ses récits ont été intégrés dans le magazine Ogonyok. Après quoi, en 2001, la maison d'édition moscovite Knigopisnaya Palata publiait un recueil de 320 pages sous le titre approprié d’Homme à la mer, comprenant Le Panopticum, présentement et pour la première fois traduit en français par la Belge Fanchon Deligne.

La seule recension de cette publication que j’ai pu lire jusqu'à présent a été rédigée par l'écrivaine d’origine russe Elena Balsamo et publiée dans Le Monde des livres. Très brève, elle commence par les mots suivants : « Activiste sioniste aux sympathies socialistes... ». Compte tenu notamment de la situation géopolitique actuelle, il y a lieu de croire que de nombreux lecteurs du quotidien français n'iront pas plus loin. J’ai donc décidé de poursuivre l'histoire.

C’est “presque” par hasard que Le Panopticum, cette longue nouvelle ou court roman, est parvenue entre les mains de la maison d'édition genevoise. Dans les faits, un extrait de ce texte traduit dans le livre d'Annick Morard intitulé Ourod. Autopsie culturelle des monstres en Russie et publié par la même maison d'édition La Baconnière en 2020 avait vivement impressionné l’écrivain Jil Silberstein, connu de mes lecteurs. D’où son désir d’en soumettre l’intégralité à Fanchon Deligne – laquelle, succombant à son tour au charme de ce petit bijou, prenait sur elle d’en entreprendre la traduction avant que tous deux lui fassent prendre la direction de… La Baconnière.

Le premier paragraphe du texte de Sobol évoque les cartes de vœux du Noël orthodoxe et du Nouvel An russe, voire les paysages d'hiver des grands paysagistes russes. Ou encore ceux de ces Russes « à double croix » que furent les peintres Isaac Lévitan et Marc Chagall. Lisez cela : « Jours blancs, nuits blanches. Il fait tout blanc. Des congères hautes comme un homme se dressent derrière les portes cochères, derrière les haies, dans les jardins et potagers – montagnes immaculés. Dans le ciel, pas un point, pas la moindre petite tache, mais en bas, frêles masures et cahutes de guingois se dessinent, semblables à des petits raisins secs sur une brioche vaporeuse ».

Si beau et délicieux, n’est-ce pas ?

Mais voilà que le deuxième paragraphe tourne la page sur cette délicieuse beauté et positionne brusquement le lecteur dans le temps et l'espace : « La ville de Krasno-Selimsk traverse sa deuxième année. L’ancienne cité de Tsarevo-Selimsk comptait bien plusieurs siècles, mais les Rouges ont frappé le tsar par-derrière. Le chef de la police du district a été abattu sur le mont aux Chèvres. Dans le commissariat, sur un mur, un rectangle blanchâtre remplace le portrait de l’homme portant la couronne et le globe ; mais sur le pan de mur voisin, recouvert du même papier peint moisi et criblé de souvenir de mouches, il y a un nouveau portrait : celui du chef de garnison, en campagne dans le Kouban. Le comité du district a élu domicile dans sa maison. La châsse contenant les reliques du monastère Saints-Bori-et-Gleb a été emportée dans un wagon flanqué de l’inscription “poissons”. Un futuriste pétersbourgeois vêtu d’une veste de travail matelassée a ouvert un atelier de poétique. Et la neige continue te tomber et de tomber. » 

Crédit photo : Andreï Sobol. Photo du département de la police secrète prise en 1911 et publié dans le magazine Rupor, numéro 3. M., 1922.

Tous les lecteurs ne feront pas le triste rapprochement entre le wagon de poissons et le wagon d'huîtres dans lequel la dépouille de Tchekhov fut transportée d'Allemagne à la gare de Nikolayevsky – fait que rapporte Dominique Rivaz dans son film intitulé Un Selfie avec Anton Tchekhov. Il n’empêche : tous prendront certainement en compte tout le reste : la révolution a eu lieu, les panneaux et les enseignes ont été changés, la guerre civile bat son plein, les coupures d'électricité abondent. Tout comme d'habitude….

Or voilà qu’un Panopticum fait irruption dans cette réalité, avec son « enseigne certes rachitique – ne comptant pas plus de trois petites ampoules –, mais néanmoins … éblouissant ». L’enseigne qui promet des “merveilles”. Dans le récit de Sobol, son Panopticum apparaît comme une sorte de cirque ambulant. Mais rappelons ici l'étymologie du mot telle qu’elle apparaît dans un dictionnaire.

« Panopticum ou Panopticon (du grec πν “tout” + πτικός “visible ”), dans un sens du mot : le projet d'une institution de régime, une prison idéale ou une maison de travail, hypothétiquement administrée et supervisée par une seule personne – un directeur-gouverneur. Au sens large du terme panopticon : un musée, une collection de divers objets extraordinaires (par exemple des figures de cire, des créatures vivantes bizarres, des raretés, des poupées, etc.). Au sens figuré, c'est un rassemblement de quelque chose d'incroyable, d'effrayant ».

Si le philosophe et historien Michel Foucault en fait, dans Surveiller et punir (1975), le modèle abstrait d'une société disciplinaire axée sur le contrôle social, chez Andreï Sobol son Panopticum apparaît dans la splendeur de tous les multiples sens possibles – ce qui est immédiatement perceptible pour le lecteur habitué à la langue d’Ésope. Dans l'édition française, tous les personnages – ils sont vingt-deux pour un texte relativement court – sont présentés dès le début de la nouvelle, comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre : il y a les « membres du personnel », les « pièces de musée » et les « membres de la communauté des anarchistes-égocentristes », tous mêlés par les circonstances de la vie comme les cartes d'un jeu et qui plus est évoluant dans un environnement de miroirs déformants. La référence à la pièce de théâtre est une excellente trouvaille de l'éditeur, car le lecteur assiste à la représentation, non seulement d'un théâtre et d'un cirque, mais aussi d'une vie, dans laquelle tout – l'amour, la mort, les rencontres et les séparations – nous sont présentés comme une série de “numéros” distincts, tous genres melangés.

Dans sa préface, la décidément courageuse traductrice Fanchon Deligne, qui s'est attaquée à ce texte si complexe que même les locuteurs de langue russe ne comprendront pas d'emblée, compare le récit de Sobol à un kaléidoscope – le mot juste est ainsi trouvé ! Souvenez-vous des kaléidoscopes-jouets de notre enfance dans lesquels, une fois secoués, les verres multicolores se pliaient en de nouveaux motifs, toujours symétriques…

Comment les « petites gens » survivent-elles dans le froid, dans la faim, en des temps où toute symétrie est brisée ? Le cœur du lecteur étranger ne se serrera probablement pas à la mention du « gardon de l'année dernière » ; il ne saisira pas toutes les perles du langage juteux d'Andreï Sobol ; pour autant, la réponse que l’auteur donne à cette question brûlante, il la comprendra à coup sûr : grâce à la préservation de l'humanité chez l’homme. Grâce à la compassion – presque physiquement ressentie dans ce « tableau d’une exposition » russe ; dans cette capture d'écran colorée du chaos noir et blanc qui règne toujours en Russie, avant, pendant et après les fameuses révoltes, insensées et sans merci.

22.11.2024

Une fois n’est pas coutume : j’aimerais vous parler d’un livre que j’ai moi-même écrit. Oui, j’ai écrit un roman ! Il conte l’histoire – légèrement romancée, juste ce qu’il faut pour entrainer le lecteur dans la grande et vertigineuse traversée d’un siècle ! – de mon grand-père. D'un homme qui s’appelait Solomon Khromtchenko (1907-2002) et était chanteur d’opéra. Ténor lyrique. Une vedette du théâtre Bolchoï, à Moscou. Cela m’a pris vingt ans pour m’y mettre, mais à présent c’est fait. Un contrat vient d'être signé avec la prestigieuse maison d’édition moscovite « Vremya » dirigée par un certain Boris Pasternak ( ! ). Ceci pour ce qui touche à l’édition en version originale russe. C’est que, malgré l’avis de certaines personnes, il était pour moi important qu’un tel ouvrage paraisse dans ma langue natale… et qu’il puisse être lu par des personnes qui se trouvent encore – pour toujours ? – en Russie.

Un de ses tout premiers lecteurs, l’écrivain Jil Silberstein, m’en a livré l’écho suivant : « La mise en forme de ce récit de vie est extraordinairement vivante et captivante. Ce n’est pas seulement, comme on pourrait à première vue l’imaginer, la vie d’un ténor russe… fut-il prestigieux. Véritablement, à travers le personnage principal des plus attachants, on peut dire que se déroule sous nos yeux, en intégralité, l’histoire de l’Union soviétique – y compris dans ses aspects dramatiques ; voire terrifiants. Histoire de l’URSS, donc. Histoire de ses dirigeants face au monde de la culture placé sous haute surveillance. Histoire aussi des relations entre le Kremlin – et Staline, particulièrement – et les juifs. Le tout conté par d’un « narrateur » formidablement attachant. Super-vivant. Il me faut encore confesser que j’en ai achevé la lecture les larmes aux yeux… après avoir aussi, c’est vrai, pas mal souri, tant l’on s’attache à ce savoureux Solomon Khromtchenko – un homme qui, dévidant la bobine de sa vie mouvementée, refuse pour autant de se camper en héros ».

Dois-je préciser que j’ai achevé la lecture de cette « critique » les larmes aux yeux, moi aussi ?

Solomon Khromchenko dans les années 1930 (© Solomon Khromchenko estate)

De quoi s’agit-il-donc, plus précisément ?

Lorsqu'on partage avec quelqu’un sa vie au quotidien pendant un bon nombre d’années, on pense avoir fini par tout savoir de cette personne ; qu'on peut donc se passer de toutes questions complémentaires. C'est là ce que moi aussi je pensais, ayant vécu vingt et un ans dans le même appartement que mon grand-père, Solomon Khromtchenko (1907-2002), un ténor très populaire du théâtre Bolchoï depuis les années 1930.  Vécu, dis-je, au sein d’un coopératif du théâtre Bolchoï de la rue Gorki, à Moscou. Mes voisins comptaient Emil Gilels et Maya Plissetskaïa, pour ne nommer que deux parmi d'autres artistes « soviétiques » exceptionnels et mondialement connus. Certes, je les ai connus déjà âgés ; toutefois, grâce à eux, le génie est devenu pour moi une chose normale dès l'enfance, et le perfectionnisme professionnel la norme pour le reste de ma vie.

Le grand-père en question a vécu une longue vie inextricablement liée à la musique. Jusqu'à son dernier jour, son principal objectif fut « d'être au niveau du théâtre Bolchoï » où il a travaillé de 1934 à 1956 – une période dorée d'un point de vue artistique mais des plus difficiles de tous les autres points de vue. Par la suite, il a enseigné à l'Institut Gnessin de Moscou, devenu Académie pendant plus de vingt ans, jusqu'à accéder au titre de professeur. Au début des années 1990, nous nous sommes séparés : je suis allée à Paris travailler pour l'UNESCO ; mon grand-père, lui, âgé de 85 ans, s'est rendu de manière inattendue en Israël, où on lui a immédiatement proposé un poste de professeur à l'Académie de musique Roubine de Jérusalem. Il est cependant revenu à Moscou pour y mourir.

Alfredo dans "Traviata", 1937 © Solomon Khromchenko estate

Après sa mort, j'ai découvert dans son bureau deux dossiers identiques, qu'il avait manifestement laissés à la vue de tous. L'un d'eux était enflé, l'autre mince. Lorsque j'ai détaché le ruban du dossier gonflé, j'ai trouvé, rangés par années, des programmes de spectacles auxquels mon grand-père avait participé, celui du premier concert d'après-guerre au Kremlin en mai 1945, des coupures de presse, des documents uniques et des photographies, des comptes rendus de tous ses spectacles, et même des travaux méthodologiques écrits pendant les années d'enseignement. Dans le second dossier, figurait une unique coupure de presse : un article de l’Artiste soviétique de février 1948 signé par lui-même. Je n'y aurais pas prêté beaucoup d'attention s'il n'y avait pas eu le trombone qui y était attaché, retenant un papier sur lequel sa main avait écrit : « Nadia ! Je te demande de comprendre et de ne pas juger trop sévèrement ».

Il m'a fallu plus de vingt ans pour m’y prendre. J'ai dû grandir, faire des expériences et comprendre beaucoup de choses. Alors seulement j'ai réalisé que ce que j'avais devant moi, c’était un matériel d'archives unique laissé par une personne qui, avec le théâtre Bolchoï, avait vécu un siècle tout particulièrement difficile de l'histoire russe. C’est que, sur la scène de ce plus beau théâtre du monde et à travers lui, tout ce qu'il y avait de plus important en Union soviétique s'était déroulé.

À mon avis, ces documents – de même que ce que j'ai pu trouver dans les archives du théâtre Bolchoï et d'autres sources documentaires, dans les souvenirs des pairs de mon grand-père, dans les récits de leurs enfants et petits-enfants – devraient être à même d’intéresser un large public. Tous ceux donc qui désirent en savoir davantage sur l'histoire de l'URSS et sa culture musicale, mais également sur ses chanteurs professionnels, et ceci en vertu du fait que les ouvrages méthodologiques que mon grand-père a consacrés à son travail sur les rôles majeurs du répertoire pour ténor lyrique constituent un outil pédagogique unique.

Lensky dans "Evgeny Onéguine", 1938 © Solomon Khromchenko Estate

Cette biographie romancée de Solomon Khromtchenko, surnommé « le patriarche de la culture musicale russe » dans sa nécrologie publiée dans les journaux, est écrite à la première personne. Dans le sillage du narrateur, le lecteur parcourt une vie inaugurée dans un petit schtetle en Ukraine et qui devait mener grand-père Solomon jusqu'à la scène du théâtre Bolchoï. Jeune encore, on le voit faire la connaissance de ses professeurs d’origine allemande : Mikhaïl Engel-Kron (à Kiev) et Ksenia Dorliak (à Moscou) ; découvrir Moscou au début des années 1930 ; participer au premier concours de musiciens-interprètes de l'Union soviétique en 1933 (celui qui “découvrit”, parmi d’autres, le jeune Emil Gilels) ; passer une audition pour le théâtre Bolchoï en 1934 et finir par maitriser, année après année, entouré de ses remarquables collègues, l’ensemble du répertoire du ténor lyrique. Les dons naturels de Solomon Khromtchenko sont attestés par une ligne postée sur la page qui lui est consacrée à même le site du Théâtre Bolchoï : « Il avait la voix la plus joliment timbrée du Théâtre Bolchoï ». De sa discipline et de sa grande capacité de travail ont résulté sa rare longévité créative : songez qu’il a enregistré son dernier disque – composé des chansons juives – à l’occasion de son 80è anniversaire !

Avec le narrateur, le lecteur vit donc les terribles années 1930. Il observe les persécutions dirigées contre Dimitri Chostakovitch et d'autres compositeurs. Il assiste aux répétitions du Lohengrin de Wagner sous la direction de Sergei Eisenstein en 1940, à propos desquelles presque personne ne sait rien aujourd'hui. Il vit le déclanchement de la guerre à Moscou et l'évacuation du théâtre Bolchoï à Kouibyshev. Il donne des concerts à même le front dans le cadre d'une brigade artistique ; assiste à la première représentation de la Septième symphonie de Chostakovitch en 1942 ; participe en 1943, avec le baryton Alexeï Ivanov, aux auditions des 208 versions du nouvel hymne de l'URSS par la commission gouvernementale dirigée par Vorochilov et Staline lui-même ; participe également à la première réception et au premier concert de l'après-guerre au Kremlin, le 24 mai 1945 ; témoigne de l'arrivée à Moscou du premier ambassadeur d'Israël, Golda Meir, et de la terrible « affaire des blouses blanches » ; assiste au 20e Congrès du Parti communiste au cours duquel a été proclamé la fin du culte de Staline, tout comme aux événements qui ont suivi, ainsi qu’à une représentation de Boris Godounov le 5 mars 1953 – le jour de la mort de Staline ! Il est aussi le premier à entendre le cycle Sur de poèmes folkloriques juifs de Chostakovitch et sa Treizième symphonie. Ainsi jusqu’à 1992.

Recital dans la Philharmonie de Léningrad, 4 janvier 1953. (Archive de la Philharmonie de Saint-Petersbourg)

Écrivant ce livre, j’ai souhaité utiliser la vie de mon personnage pour lever les questions de la place de la culture dans une société totalitaire ; des relations entre l’artiste et le pouvoir ; de l’antisémitisme traditionnel et de celui d’État ; de l’art de survivre dans les circonstances les plus dramatiques tout en préservant sa dignité humaine.

Dans un bref épilogue qui conclut le l’ouvrage, j’évoque – en mon nom cette fois – les dernières années de la vie de mon grand-père. J'explique les raisons de son départ pour Israël et de son retour à Moscou. Je décris la célébration de son 90e anniversaire à Jérusalem, puis à Moscou, et sa dernière prestation publique – à l’occasion de mon mariage à Genève. Il avait alors 92 ans et il avait ébloui avec un “si” de la deuxième octave. C’est ainsi que s’est déroulé son siècle. Le siècle de Solomon.

Le texte est illustré de photos d’archive et de documents uniques ; les QR-codes, eux, permettront au lecteur d’accéder au site dédié à Solomon Khromtchenko et d’écouter sa si belle voix. La plus belle à mes oreilles.  

PS. L’incroyable est qu’avant même d’être publié, le livre dont il est question a commencé à vivre sa vie en me menant, via les traces de mon grand-père, sur des sentiers inattendus. Jusqu’à Bâle. Dois-je songer au deuxième volume ? J’espère que les lecteurs non-russophones pourront, eux-aussi, lire cette histoire – en essayant de comprendre et sans juger trop sévèrement.

Pour finir, je vous invite à écouter une romance de Petr Boulakhov que mon grand-père me chantait quand – chose rare ! – je boudais…

https://solomonkhromchenko.com/lips-that-pout/

12.11.2024
Cadre du film La Patrie (2024)

Ce 18 novembre, l'Université de Genève accueillera le journaliste russe Alexandre Arkhangelski à l’occasion de la présentation de son nouveau film documentaire, tourné en compagnie de Tatiana Sorokina. Détail qui vaut d’être rapporté : le 1er novembre 2024, le ministère de la Justice de la Fédération de Russie inscrivait le même Alexandre Arkhangelski au registre des agents étrangers.

Au début de cette année, j’ai partagé avec vous le fruit d’une conversation avec Alexandre Arkhangelski, venu à Genève y présenter son documentaire intitulé La Famine. Au terme de la conversation, tous deux avions alors évoqué un autre film : La Patrie, alors en cours d'achèvement, mais dont le personnage principal était déjà connu. Il s’agissait de Giovanni Guaita, un hiéromoine de l’Église orthodoxe russe d’origine italienne qui, une année durant, avait appris le russe en Suisse – y compris avec le professeur Georges Nivat. Au milieu des années 1980, il avait rencontré le père Alexandre Men, un prêtre orthodoxe et théologien russe d’origine juive, qui avait été le premier prêtre autorisé à enseigner la religion dans un lycée de l’Union soviétique. Le 9 septembre 1990, Alexandre Men était assassiné à coups de hache par des inconnus alors qu'il se rendait à son église. Un meurtre demeure à ce jour impuni.

« Suite à cette rencontre, Giovanni Guaita a tout abandonné et il est parti en Russie, où il est devenu un hiérarque russe. Il est également devenu un grand spécialiste de l'Arménie, un pays qu'il considérait comme une passerelle entre l'Ouest et l'Est et où il a vécu quelque temps. Dans le film, lui et moi traversons l'Arménie au moment où cent mille personnes en provenance de l'Artsakh – soit du Haut-Karabagh – sont réinstallées, nous atteignons presque la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, nous communiquons avec les réfugiés... La métaphore qui traverse le film est celle du déluge. Nous sommes arrivés au moment du déluge », me racontait Alexander Arkhangelsky.

(DR)

Or à présent, après avoir vu La Patrie, ce film qui m’a beaucoup impressionné, je ne peux m’empêcher de poursuivre la réflexion : que restera-t-il après nous, si nous ne sommes pas sauvés nous-mêmes ; si le déluge n'est pas après nous ; si nous y demeurons en plein dedans ?

La notion de patrie est différente pour chacun, et elle commence différemment pour chacun. Pour certains de mes compatriotes russes, elle commence – selon la célèbre chanson soviétique tirée du film de Vladimir Basov Le Glaive et le Bouclier – avec les images de l’abécédaire, des camarades d’enfances, les bouleaux etc. .

Pour Giovanni Guaita, la patrie a commencé avec la mer, le soleil et les oliviers de sa Sardaigne natale ; Sardaigne qui, de nombreux spectateurs seront peut-être surpris de l'apprendre, « a joué, avec ses mines, le même rôle dans l'histoire de Rome que la Sibérie dans l'histoire de la Russie ». Oui, il s'avère que le sud-ouest de l'île était le lieu d'exil des criminels politiques. Le père de Giovanni était médecin et profondément croyant. Lorsque les fascistes sont arrivés au pouvoir, il était en faveur de la République, mais contre les communistes ; il concevait l'activité politique comme un service au peuple, à la patrie et à Dieu.

Il est extrêmement intéressant d'écouter les souvenirs du père Ioann, ainsi que Giovanni Guaita, ce moine nouvellement tonsuré, a été appelé le 31 octobre 2010 dans la cathédrale de la Trinité de la Laure de la Trinité-Serge, non loin de Moscou. Il raconte que dans son enfance, seuls les fascistes divaguaient sur le patriotisme ; convainquant les gens que les vrais patriotes n'achetaient pas de choses étrangères, leur faisant chanter des chansons idiotes et défiler. « Un patriotisme aussi banal discrédite la notion même non seulement de patriotisme, mais aussi de patrie », dit-il, expliquant ainsi pourquoi sa génération a refusé d'utiliser des symboles patriotiques.

(DR)

Advient la fin du prologue du film, puis nous sommes transportés de la Sardaigne ensoleillée vers une terre moins éloignée de la Russie – à la fois géographiquement et mentalement. Il s'agit de l'Arménie, où le père Ioann joue lui-même le rôle de journaliste, s'entretenant avec des réfugiés d'Ukraine, de Russie et d'Artsakh, cette terre disputée du Haut Karabagh. Tous sont unis, bien que de manière différente, par le même monstre : la guerre. Je pense que de nombreuses personnes méditeront la réponse de l'ancien Premier ministre arménien Armen Darbinian à la question que lui posait le Père Ioann. À propos des sentiments d’un Arménien confronté à la perte de l'Artsakh, ce territoire plus connu sous le nom de Haut-Karabagh, il déclarait: « La priorité de l'être humain était plus importante pour nous que la priorité du territoire. Nous avons gardé l'être humain, nous avons gardé le chrétien en fin de compte, nous avons gardé l’âme. En abonnant le territoire, certes, mais nous avons pris la Bible ».

Il est impossible d'écouter les récits de personnes qui ont tout perdu – et ont perdu la foi en tout – sans avoir des frissons et la chair de poule. Mais les arguments du père Ioann – sur la foi, sur le fait que chaque personne qui répond à l'appel du Christ à « me suivre » devient un réfugié intérieur, sur la patience comme expression de l'amour, sur le fait que Moïse a sorti le peuple de l'esclavage, même s'il n'a pas lui-même atteint la Terre promise – constituent un contrepoids puissant, même pour ceux qui sont éloignés de la religion... D'une manière très subtile, délicate, mais en même temps totalement dépourvue d'ambiguïté, il exprime son attitude à l'égard des événements actuels : « En tant que russophile, je me sens en partie responsable. Mais il suffit de me comprendre correctement. La responsabilité est une chose très sérieuse. Elle est individuelle. Chacun est responsable de lui-même. Mais néanmoins, tout en étant responsable de nous-mêmes, nous devons aussi être responsables pour nos propos ou pour notre silence, pour l’expression de notre accord ou de notre condamnation. C'est très important ». Le père Ioann nous rappelle que la vie continue, que sa beauté perdure, et il déclare être heureux de partager le sort des Russes de la diaspora contraints de s'habituer à des conditions de vie totalement nouvelles.

Alexandre Arkhangelski et père Ioann présentent leur film à Yerevan

C'est également avec un frisson, mais pour une raison différente – soit par crainte pour le narrateur –, que le spectateur écoute les dures paroles du hiérarque à l'encontre de “son” Église – l’Église orthodoxe russe – qui, selon lui, s'est discréditée ; qui n'a pas répondu aux attentes des gens et qui encourage l'orthodoxie « par ordre » ce qui est « extrêmement dangereux ». Malgré tout, le père Ioann n'est pas prêt à abandonner l'Église, comme il ne pourrait abandonner sa mère malade... Il n'incite pas non plus les Russes à abandonner leur patrie, « s'ils ont la force d'endurer ». Et si ce n'est pas le cas, là, alors...

Il convient de mentionner ici le dernier opus du patriarche Kirill de Moscou et de toutes les Russies, intitulé « Pour la Sainte Russie : Patriotisme et Foi » et publié en octobre 2024 par la maison d'édition du patriarcat de Moscou. Le chef de l'Église orthodoxe russe y donne sa propre définition du patriotisme, qui consiste pour lui non seulement en l'amour de la patrie et de son peuple, mais aussi en la fidélité aux idées du christianisme. Cette fidélité n'empêche pas le patriarche d'exhorter ses lecteurs à prier pour les autorités russes, le peuple du pays, le président Vladimir Poutine et les membres des forces armées russes, et d'affirmer que l'Église devrait être “mobilisée” avec les forces militaires et politiques de la Russie. Comme à son habitude, le patriarche étaye ses postulats par des citations, en particulier de l'Évangile de Jean : « Voici la vie éternelle - et vous allez à l'exploit, vous donnez votre vie physique, mais souvenez-vous : vous ne périrez pas, vous ne mourrez pas, vous vivrez... ». Je me demande quand les 72 vierges seront ajoutées au “paquet” de la vie éternelle ? Le principal propagateur (officiel) des idées du Christ en Russie réalise que tout le monde ne partage pas sa vision du monde et propose d'éliminer les « pensées diaboliques » de ceux qui ne la partagent pas. Faut-il préciser de quelle manière ?

(DR)

Mais revenons-en à notre père Ioann. Dans les dernieres scènes du film d’Alexandre Arkhangelski et Tatiana Sorokina, se souvenant du Noé biblique de la fin du déluge, il affirme que « nous devons nous aussi nous tenir à la proue du navire de notre vie et espérer que la colombe reviendra avec un rameau d'olivier. Mais en attendant, nous devons créer, créer la paix, car c'est la chose la plus importante... ».

Une fois passées ces paroles, le film se termine avec la chanson La patrie de Iouri Chevtchouk, celle qui parle de la patrie laide, de la vérité aux yeux des putes de l'État, de la foi aux yeux des bourreaux à la retraite et de la confiance faite par le peuple aux salauds.

Il est probable que tous les spectateurs ne seront pas d'accord avec la vision du père Ioann. A commencer par Alexandre Arkhangelski lui-même qui me disait il y a un an : « Nous vivons dans un état d'espoir et de désespoir. Ma position est en contradiction avec celle du héros du film : je crois qu'il n'y a pas de patrie avec une majuscule, et lui pense que oui. Ce n'est pas que je nie l'idée même de Patrie, mais celle qui était, porteuse d’une majuscule, n'existera plus. Ce sera avec une lettre minuscule ; le lieu où l'on est né, où l'on a passé son enfance ». Dans tous les cas je suis certaine, que ce film fera réfléchir tous les spectateurs.

Toutes les informations pratiques relatives à la présentation d'Alexandre Arkhangelski peuvent être trouvées ici et la chanson de Iouri Chevtchouk, qu'il a écrite en 1989 sous l'influence du roman de Boris Pasternak, Le Docteur Jivago, peut être écoutée dès maintenant.

05.11.2024
Photo © Frol Podlesnyi

Le 3 novembre, à l’opéra de Zurich, j’ai assisté à la première de Vivre avec un idiot (Leben mit einem Idioten), l'opéra d'Alfred Schnittke basé sur la nouvelle éponyme de Victor Erofeev, dans une mise en scène de Kirill Serebrennikov.

Cette production n'a rien d’une coïncidence, mais était au contraire « programmée » : le 24 novembre de cette année, Alfred Schnittke, l'un des plus grands compositeurs soviétiques de la seconde moitié du XXe siècle, aurait eu 90 ans. Il a manqué ce jubilée de 26 ans, étant décédé à Hambourg le 3 août 1998, deux mois après avoir subi une troisième attaque cérébrale massive. Ceux qui connaissent son art n'ont pas besoin qu'on leur en parle ; quant à ceux qui ne le connaissent pas… un seul article ne saurait les y introduire de manière appropriée. Je me contenterai donc de vous rappeler qu'en plus de quatre opéras, trois ballets, neuf symphonies et ainsi de suite, Schnittke a écrit la musique du remarquable film d'Alexander Askoldov, Le Commissaire, basé sur les récits de Vassily Grossman – ce film devait rester banni en l’Union soviétique pendant plus de vingt ans.

L'opéra actuellement joué à Zurich est également basé sur une œuvre littéraire, ce qui n'a rien d'inhabituel : de nombreux compositeurs d’exception se sont en effet inspirés de poètes et d'écrivains remarquables – Shakespeare, Goethe, Schiller, Pouchkine, etc. Cependant, la particularité de l'opéra de Schnittke est qu'il s'est tourné vers une œuvre d'un auteur qui, avec tout le respect dû à Victor Erofeev, ne saurait encore être qualifiée de “classique”, et qu'il a choisi une œuvre très brève. Une histoire totalisant quelques pages seulement. Voici le résumé de son contenu qu’on trouve sur différents sites internet en langue russe : « En guise de punition pour un délit, le personnage principal se voit confier une mission : il doit accueillir un idiot dans sa maison. Après avoir longuement hésité, l'homme choisit le silencieux Vova. Au début, le nouveau locataire se comporte calmement : “il ne fait que traîner ses pantoufles et manger” ; mais bientôt son comportement change à ce point que le protagoniste doit décréter la loi martiale à la maison. » [Remarque importante : Vova est un diminutif de Vladimir.] Il ne s’agit donc pas d’une épopée héroïque. Pas une grande tragédie… même si l'on ajoute que le “délit” en question est un manque de compassion. Une absurdité élaborée à propos d'un idiot avec une grande part d'obscénité et de scènes de ce genre, à la lecture desquelles même le lecteur le moins sensible froncera le nez.

Écrire un opéra sur “ça” ?

© N. Sikorsky

J’ai assisté à des productions d'Ivanov d’Anton Tchekhov, où des metteurs en scène occidentaux qui ne connaissent pas la langue d'Ésope, mais aiment sincèrement les classiques russes, ont campé le personnage principal en banal ivrogne. Ils n'ont pas réfléchi à deux fois, pour ainsi dire, à propose de la raison pour laquelle le dramaturge de génie aurait été inspiré par un personnage aussi médiocre.

Alfred Schnittke, lui, n'avait rien de l’étranger naïf et exalté. Pas plus du reste que Mstislav Rostropovitch, qui, comme on le dit, lui a planté l'idée en tête. Schnittke, Rostropovitch, le célèbre metteur en scène d'opéra Boris Pokrovsky et le célèbre artiste Ilya Kabakov, qui se sont unis pour la première production de l'opéra – dont le livret a été écrit par Victor Erofeev lui-même – maitrisaient parfaitement la langue d’Ésope. Tous ont dû apprécier les codes apparemment simples de l'auteur, né dans la famille d'un diplomate, ayant passé une partie de son enfance à Paris, diplômé de la faculté de lettres de l'Université d'État de Moscou en 1970, puis du cours de troisième cycle de l'Institut de littérature mondiale en 1973, et devenu célèbre en URSS après la publication d'un essai sur l'œuvre du marquis de Sade dans la revue Questions de Littérature… Tout ceci avant d’être et exclu de l'Union des écrivains soviétiques en 1979 pour avoir organisé l'almanach samizdat Metropol où il réussissait à publier sa première œuvre sous un titre aussi expressif qu’intraduisible : Yadrena Fenya. Il est finalement devenu célèbre hors de Russie avec La Beauté russe, un roman datant de 1990, traduit dans plus de vingt langues et devenu un best-seller international. La nouvelle « La vie avec un idiot » était parue exactement dix ans plus tôt, en 1980 – soit au plus fort de la période de stagnation. Autant de faits qu'il importait de rappeler pour se rendre compte du décalage par rapport à l’unique culture décrétée “correcte” de l'époque.

Une éducation philologique ne s'oublie pas, et le récit de Victor Erofeev fourmille littéralement de références aux classiques – du héros de Dostoïevski, tellement flagrant de par le seul titre, au personnage de Yurodivy dans le Boris Godounov de Pouchkine, voire même dans « les poules de bois » du poème de Maïakovski. L'auteur ne cache pas ces emprunts absorbés dès sa petite enfance comme du « petit lait maternel ». (Les lecteurs qui connaissent le langage ésopien devineront immédiatement que l’usage de l’expression “petit lait maternel” n'est pas pour rien ; de plus, ils verront sur l'affiche du spectacle zurichois un rappel à l'image classique du Yourodivy flanqué d’un bonnet métallique sur la tête, telle que créée au théâtre Bolchoï de Moscou par Ivan Kozlovsky, dans les années 1940). Par ailleurs, la mention des poules des bois, qui sont « comme vivants dans la crème aigre », et leur consommation par “Je”, le narrateur, devraient indiquer l'appartenance de ce dernier à une certaine couche de la société… tout comme la mention de la présence de Proust dans sa bibliothèque et l'indication d’une apparence « juive fortement prononcée » en même temps que d'une « aversion pour les étrangers ». Quiconque a grandi en Union soviétique et n'en a pas encore oublié les codes prendra en considération aussi bien la métaphore de la marionnette (que le narrateur se sent être le jour de la « punition »), que l'opposition – dès la première page – du “Je” et du “Ils”, la bissection de tout système totalitaire et bien d'autres choses encore que je vous laisse le plaisir de découvrir par vous-même. Il est évident qu'Alfred Schnittke, qui déclarait lors du Congrès philosophique mondial de 1985 que l'art est un défi à la philosophie, a élu comme base littéraire de son opéra non une « étrange histoire paillarde » mais une parabole philosophique parsemée d’éléments empruntant à l'absurde – laquelle, à cette époque, était riche dans nos vies. Il a relevé un véritable défi littéraire en décidant d'y répondre dans sa langue musicale.

© N. Sikorsky

Il n’est pas fait beaucoup mention de musique dans le texte de Victor Erofeev. En fait, n’y figure qu'une seule chanson : « Le bouleau », ou « Il y avait un bouleau dans le champ », elle aussi absorbée par mes compatriotes avec ce même « petit lait ». Mais combien parmi eux savent qu’imprimé pour la première fois en 1790 – soit bien avant l’abolition du servage en Russie – par Nikolaï Lvov et Ivan Prach dans un recueil de chansons folkloriques russes, le « Bouleau » était le principal symbole de la semaine de la Rusal, au cours de laquelle les anciens Slaves commémoraient les morts ? Quant à l'expression « écorcer le bouleau blanc », chantée par les générations successives de descendants de ces anciens Slaves, elle trouve très probablement son origine dans ce rite au cours duquel, notamment, on écorçait le bouleau, en courbant son tronc vers le sol et en l'entrelaçant avec de l'herbe. Est-il besoin d’un “décryptage” ? Il s'avère qu'avec le « petit lait », les Russes absorbent non seulement la mélodie simple avec ses danses rondes, mais aussi cet “écorçage”, sans avoir la moindre idée de ce qu'ils chantent.

Cette chanson folklorique fut à plusieurs reprises utilisée par des « compositeurs classiques ». Mais alors que Tchaïkovski, dans le quatrième mouvement de sa Quatrième symphonie, et Glinka, dans Tarentelle, l'ont intégrée à leur musique en tant que telle, dans l'opéra inachevé de Chostakovitch intitulée Le grand éclair, elle sonne à la manière d’un sarcasme mâtiné de grotesque. Il en va de même pour Alfred Schnittke. Schnittke a d'ailleurs souligné l'état d'esprit particulier et démoniaque qu'il ressent dans cette mélodie : « ... pour un Russe, c'est un drame cruel de l'absurde, qui se déroule devant les yeux avec tout son éclat profane. Mais en tout cas, il y a une image du mal satanique rampant, éternel par nature, mais meurtrier et agressif dans la patrie de la chanson “Il y avait un bouleau dans le champ”, et dont même Tchaïkovski n'a pas pu faire un symbole positif en musique... ». Voilà pour le « luli luli ». (Pour rendre la chose encore plus convaincante, une impressionnante bûche de bouleau est portée à travers la scène pendant le spectacle). Outre ce motif familier, l'auditeur sensible entendra dans le « collage polystylistique » – comme les musicologues appellent souvent la musique de Schnittke – des citations de la Passion selon saint Matthieu de Bach, de l'Internationale communiste, du magnifique Tango des années 1930, parfois inclus dans les programmes de concert comme un numéro indépendant, de même que des échos de Mahler, Chopin, Chostakovitch...

© Monika Ritterhaus

Comment donc faire saisir toute cette polyphonie littéraire et musicale, avec tous ses sous-textes et ses nuances, à un auditeur/spectateur moderne, voire étranger, alors que même aux jeunes Russes, qui n'ont pas vu les réalités soviétiques, il faudrait expliquer bien des choses ?

Cette question quasi rhétorique me permet de passer – oui, enfin ! – à la “lecture” qu’ont fait les auteurs de la production de l'opéra de Schnittke à Zurich, trente-deux ans après sa création, avec l'aide des grands artistes susmentionnés, au Théâtre d'opéra et de ballet d'Amsterdam le 13 avril 1992. Une création de l'Orchestre philharmonique de Rotterdam avec, au pupitre, Mstislav Rostropovitch lui-même, et dont Sony Music devait plus tard mettre sur le marché un enregistrement “live” de la première. Précisons que le succès de cette première production se mesurait déjà au fait qu'en 1993, elle était montée à Vienne ; la première en Russie fut, quant à elle, présentée le 30 juin 1993 au Théâtre de musique de chambre de Moscou, dont le créateur et directeur de l'époque était Boris Pokrovsky. Les critiques partiellement éclairés de l'époque y avaient vu « une allégorie de l'oppression soviétique ». Oui, il y a aussi de cela, bien sûr.

Kirill Serebrennikov, qui revient à l’Opernhaus Zurich après le succès de son Cosi fan tutte en 2018 a travaillé sur cette production à la fois comme metteur en scène et comme designer, avec ses collègues – la scénographe Olga Pavlyuk ; les costumières Tatiana Dolmatovskaya et Shalva Nikvashvili. L’équipe de production comprenait également l'éclairagiste Frank Evin, le vidéaste Ilya Shagalov, le chorégraphe Evgeny Kulagin et d'autres encore. Il n'est pas exagéré de dire que, d'un point de vue musical et artistique, le directeur musical Jonathan Stockhammer et l’ensemble des solistes – Bo Skovhus (Je), Matthew Newlin (l'Idiot), Susanne Elmark (l'Épouse), Magnus Piontek (le Gardien), Birger Radde (Marcel Proust), Campbell Caspary (le Double de l'Idiot) – étaient au sommet de leur art. Il convient également de mentionner le chœur, qui s'est acquitté avec brio de la musique extrêmement difficile de Schnittke, de même que l'orchestre, dont certains musiciens jouaient depuis les loges du premier gradin. Le public a particulièrement applaudi Mykola Pososhko, le garçon aux cheveux longs et aux lunettes – l’interprète, depuis la scène, du violon solo dans « Tango ».

© Frol Podlesnyi

Pour ce qui est du “reste”, Kirill Serebrennikov répond lui-même partiellement à la question : « Dans notre production, nous supprimons les références au contexte post-soviétique, les allusions “léninistes”, et ainsi de suite ; elles ne seraient pas très claires et il faudrait beaucoup de commentaires et de références à Wikipédia pour expliquer ce que tout cela signifie. Nous rendons l'histoire plus compréhensible pour un public européen ; les artistes chantent en allemand et non en russe. Nous racontons l'histoire d'un couple moderne, d'une famille moderne – ce qui, bien sûr, aide le public à trouver des similitudes avec sa propre vie ».

A mon humbée avis, le sujet est plus grand qu'un couple. Même interprété en allemand, le texte reste celui de Victor Erofeev, et le rejet des allusions léninistes (le rêveur hirsute du Kremlin a remplacé sa casquette par un bonnet noir tricoté, comme Kirill Serebrennikov lui-même) n'a pas fait modifier le nom de l'idiot, Vova. J’ignore donc quelles associations les spectateurs feront avec ce Vladimir-là. Me concernant, je considère le passage à l'allemand comme une concession au public, destinée à l'aider à mieux comprendre ce qui se passe, et à permettre à l'équipe de production de consacrer plus de temps à d'autres problèmes. Or il y en a eu beaucoup.

À mon humble avis, Kirill Serebrennikov a dû faire face, outre à toutes les autres difficultés liées à une production de qualité, à une complication dictée par les lois de notre époque politiquement correcte. Après tout, quelqu'un qui n'aurait rien compris pourrait intenter un procès pour avoir vu insulter sur scène les droits des personnes handicapées et s'être vu moqué d'elles… ce qui, bien entendu, n'a pas de place dans ce spectacle ! Mais c'est peut-être pour cette raison que le lieu principal de l'action a été déplacé de l'asile de fous, où “Je”, le narrateur, vient choisir sa “punition”, à une galerie d'art. Autre détail : le fait est que le mot idiotie – qui désigne le degré le plus profond de retard mental, accompagné d'une absence de parole et de pensée – signifie, dans la traduction du grec ancien qui l'a donné au monde, «vie privée ; ignorance ». Et si nous nous rappelons qu'Ésope était justement un Grec des temps anciens, nous pouvons construire une chaîne logique qui nous conduirait au constat que l'ignorance dans sa manifestation extrême est tout à fait proche de l'idiotie clinique – laquelle, hélas, ne peut être guérie.

© Frol Podlesnyi

C'est exactement le cas d'Idiot-Vova. Son vocabulaire se limite à une seule interjection : “Эх” en russe… laquelle, bien sûr, peut exprimer toute une gamme de sentiments mais atteint rapidement ses limites. (“Åch ! Åch ! Åch !” – les mélomanes zurichois lisent les sous-titres en allemand. “Ech ! Ech ! Ech !” – ils vérifient la traduction anglaise par rapport à l'original). En même temps, le Charikov de Cœur du chien de Mikhaïl Boulgakov, ce cabot devenu humain dont on se souvient également en regardant le spectacle, n'arrive pas à la cheville du Vova de Erofeev en termes de puissance quant à sa nature déchaînée – un bichon à côté d'un Rottweiler. « Il s'est avéré être fort, ce Vova, et il s'est moqué de la loi martiale déclarée à son encontre. C'est lui qui a déclaré la loi martiale contre nous : moi, un homme très pacifique, un pacifiste convaincu », écrit Erofeev. Et comment le « pacifiste convaincu » réagit-il au fait qu'un “idiot” endémique couche avec sa femme, amatrice de Proust, dans son propre lit ? Il se bouche les oreilles avec du coton ! Salutations du « peuple silencieux » d'Alexandre Pouchkine, la grande finale de Boris Godounov !

La représentation scénique de la sexualité, très présente dans le court texte d'Erofeev, a constitué une autre tâche difficile pour l'équipe de mise en scène. C'est du moins ce que nous pensons. En son temps, l'auteur a avoué : « J'ai une très bonne attitude à l'égard du sexe et je l'accepte également dans la littérature. Mais la qualité d'un livre ne doit pas dépendre du nombre de scènes intimes. Dans la littérature, le sexe est une composante du livre, à travers laquelle l'auteur communique avec le lecteur. La littérature ne doit pas avoir peur du sexe ». Une littérature où le lecteur se dessine des images à sa mesure, peut-être pas ; mais une scène où tout doit être dépeint, ou au moins clairement suggéré ? L'introduction du sosie de l'Idiot, dont le rôle lors de la première représentation fut interprété, nu, par le magnifique danseur Campbell Caspary aux cheveux de lin et à la silhouette digne d’un discobole d'un parc soviètique, voire d’un dieu païen des slaves anciens, a été une merveilleuse trouvaille. Personne dans l'assistance n'a semblé surpris de voir que non seulement l'Épouse, mais aussi “Je” ne pouvait résister à un tel don de la nature, bien qu'il n'y soit pas parvenu tout de suite, mais qu'il ait franchi – en quelques minutes de l’action scénique – toutes les étapes… du dégoût à l'admiration. En pleine conformité avec le texte, que je préfére ne pas citer faute de la traduction disponible. Mais j’avoue m’être réjouie du fait qu'il n'y ait pas eu de représentation naturaliste sur scène d'« hommes maigres et joyeux avec des trous du cul déployés ».

La finale ovationnée! © N. Sikorsky

L'idiotie est contagieuse. Et voici que c’est l’Épouse qui se prend à déchirer rideaux et livres et à faire ses besoins sur la moquette, ce qui finit par avoir raison de la patience de son mari et de l'Idiot (les deux idiots ?). « Alors nous l'avons battue, pas très douloureusement, nous l'avons déshabillée pour nous amuser et nous l'avons battue, en riant de ses seins stupides, qui sautaient de haut en bas de façon spectaculaire pendant que nous la battions, mais, cependant, elle s'est évanouie – et les seins sont devenus tout à fait stupides, et nous avons même pleuré de leur stupidité irrévocable »… lisent les spectateurs, la tête penchée en arrière. Je me demande s'ils éprouvent de la compassion et s'ils se souviennent que c'est de l'absence de compassion que “Je”, l'idiot, paie.

Dans le final, “Je”, qui a récemment mangé des poules de bois à la crème et parlé de Proust, chante « Le bouleau » en fausset dans la sécurité d'un asile de fous. Il a, pour sa part, été bien écorcé. L'idiot Vova a gagné. Et a disparu. Peut-être a-t-il trouvé une nouvelle famille d'accueil ? Il est un peu dommage que le cri de l'âme folle de “Je” « Rendez-moi mon châtiment ! », une sorte d'« écho tordu » du «Laissez-moi ma vie idéale » de Stendhal, n'ait pas été entendu dans le spectacle. Il me semble important, s’agissant de comprendre le masochisme héréditaire du peuple, qui endure tous les outrages qui lui sont infligés, et en demande toujours plus. Oui, les idiots naturels, ces malades sans défense méritent notre compassion sincère et inconditionnelle. Et des conditions dans lesquelles ils ne peuvent pas se faire du mal ou en faire à d'autres. Mais ceux qui se laissent sciemment et volontairement transformer en idiots ne méritent que le mépris.

J’ignore ce que le public étranger et les russophones qui n'avaient pas lu le texte – et qui étaient nombreux dans l'assistance – ont compris ou non. Je ne doute pas que ce spectacle, assurément talentueux, suscitera des réactions diverses et, comme toujours, je vous invite à vous faire votre propre opinion en le visionnant.  

La salle de l'Opernhaus Zurich vue depuis la scène © N. Sikorsky

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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