Dans les pages de Nasha Gazeta consacrées à la politique suisse ou à la vie quotidienne dans le pays, on évoque souvent le « Röstigraben », ce fossé linguistique et culturel qui sépare les régions francophone et germanophone. Le sujet prête à l’ironie lorsqu’il s’agit d’un déplacement Genève–Zurich, mais il concerne parfois des questions autrement sérieuses. Il existe pourtant des signes rapprochant les deux grands espaces linguistiques. Ainsi, il y a quelques semaines, les présentateurs des journaux du soir de la RTS et de la SRF ont « échangé leur langues ». À Zurich, le journal de 19 h 30 a été présenté en français et, à Lausanne, en allemand. Et tandis que d’importantes œuvres de Félix Vallotton issues de la collection du Kunsthaus sont exposées au MCBA à l’occasion de l’accrochage baptisé Vallotton Forever, le plus grand musée d’art du pays a choisi de faire découvrir à son public multinational l’œuvre d’une artiste « venue de l’autre côté ».
Dans deux salles du bâtiment historique du musée, l’aile Moser, près de l’exposition « Chefs-d’œuvre sur papier d’Albrecht Dürer à Dieter Roth », vingt-deux œuvres d’Alice Bailly sont présentées. Elles regroupent des peintures à l’huile, des dessins et surtout les célèbres « tableaux-laine », aujourd’hui considérés comme une étape importante du modernisme suisse.
NashaGazeta.ch avait déjà évoqué l’artiste lors de la présentation à Berne de la collection de la famille Hahnloser, où un portrait peint par Alice Bailly figurait dans la dernière salle, aux côtés d’œuvres de Matisse et de Hodler. Je n’ai toutefois jamais raconté son parcours en détail. C’est désormais chose faite.
Alice Bailly est née en 1872 à Genève dans une famille modeste. Son père, employé des postes, meurt alors qu’elle a quatorze ans. Sa mère, professeure d’allemand, transmet à ses filles le goût de la culture. À Genève, Alice fréquente l’École des demoiselles rattachée à l’École des Beaux-Arts, où l’accès était alors refusé aux femmes, et effectue plusieurs séjours dans le Valais, qui inspirent une série de gravures intitulée Les scènes valaisannes. Mais comment résister à l’appel de la France ?
En 1906, elle s’installe à Paris, dans la « colonie suisse », et rencontre Cuno Amiet, Sonia Delaunay, Raoul Dufy ou Marie Laurencin. Elle s’enthousiasme successivement pour le fauvisme, puis le futurisme, le cubisme et le dadaïsme. Son talent est tel qu’elle obtient trois fois la bourse fédérale des arts. En 1907, elle découvre la Bretagne. Les paysages et la lumière l’inspirent pour créer ses Scènes bretonnes, le format de ces scènes semble lui correspondre profondément. Pendant plusieurs années, elle partage sa vie entre Paris et Genève. Elle retourne dans sa ville natale au début de la Première Guerre mondiale, puis s’installe définitivement à Lausanne en 1923. Elle y vivra jusqu’à sa mort en 1938, survenue le 1er janvier dans son atelier. On attribue son décès à l’épuisement causé par la réalisation de huit panneaux muraux commandés en 1936 par le Théâtre municipal de Lausanne, l’actuel Théâtre de Vidy, travail qui aurait favorisé le développement d’une tuberculose. Dans son testament, Alice Bailly crée un fonds destiné à soutenir les jeunes artistes suisses grâce aux revenus générés par la vente de ses propres œuvres.
Ces œuvres se vendaient d’ailleurs bien. L’artiste expose pour la première fois en 1900, participe ensuite au Salon des Indépendants et au Salon d’Automne à Paris, organise une exposition personnelle au Musée Rath à Genève en 1913 et montre ses travaux à Munich, Berne, Neuchâtel, au Kunsthaus de Zurich, ainsi qu’à Athènes. Selon le National Museum of Women in the Arts à Washington, où sont également conservées certaines de ses œuvres, elle est sélectionnée en 1912 pour représenter la Suisse dans une exposition itinérante présentée en Russie, en Angleterre et en Espagne. En 1926, elle reçoit un prix à la Biennale de Venise.
« Bailly n’a pas seulement été pionnière dans son travail : elle était aussi considérée comme l’une des artistes les plus modernes de son temps, rejetait les frontières de genre et bravait les stéréotypes de rôles », rappelle le communiqué du Kunsthaus de Zurich. Les commissaires de l’exposition, Philippe Büttner et Maja Wismer, attirent particulièrement l’attention sur les « tableaux-laine », aujourd’hui reconnus comme novateurs, bien qu’à l’époque ils aient été perçus comme de simples expérimentations artisanales.
Reconnaissant l’originalité de ces œuvres en laine – le Printemps rose de 1917 est vraiment magnifique ! – j’ai cependant été plus touché par d’autres tableaux, tels que Tireurs d’arc de 1911, manifestement inspiré de Hodler, le Rade de Genève ou Vol de mouettes de 1915 et le portrait de la sœur d’artiste, Louise, peint en 1913.
J’ai également découvert au fil de l’exposition une « trace russe ». La légende du tableau Femme au miroir ou Femme à la toilette peint en 1918, précise qu’il représente Lioudmila Botkina. Qui était-elle ? Le musée n’était pas en mesure de me renseigner, et la seule personne de ce nom et le profil correspondant que mes recherches ont permis d’identifier est la fille du célèbre médecin Sergueï Botkine, dont l’hôpital de Moscou porte le nom ; fille issue de son second mariage avec la princesse Ekaterina Obolenskaïa et née en 1886. En 1917, alors qu’elle travaille comme infirmière dans un hôpital pour soldats blessés du corps expéditionnaire russe à Montpelier, Lioudmila rencontre son futur mari, Piotr Tchekhov, parent du grand écrivain. Après son diplôme de médecine, il sert comme médecin militaire dans l’armée française durant la Première Guerre mondiale. Voici une histoire parallèle aussi inattendue que fascinante.
L’exposition est ouverte jusqu’au 15 février 2026 et je vous la recommande vivement. Toutes les informations pratiques figurent sur le site du Kunsthaus de Zurich.
