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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

18.10.2024
Natalia Ivanova Photo © Nashagazeta

Natalia Borisovna Ivanova n’est pas une inconnue en Suisse, et non pas seulement au sein du Cercle russe où elle est déjà intervenue à plusieurs reprises. Le fait qu'elle soit à la fois une figure importante du processus littéraire contemporain et une autorité en général vient d’être notamment prouvé par le fait que six professeurs de l'Université de Genève et une de l'Université de Lausanne étaient assis dans l'auditorium du Boulevard des Philosophes… et qu’ils prenaient assidûment des notes sur son récit. Moi de même !
 
L'invitée a été présenté par l'un des fondateurs du Cercle russe, le célèbre professeur slaviste Georges Nivat. Son discours d’introduction, d’à peu près un quart d’heure, pourrait être publié comme un essai en soi : « Sur la vie et l'œuvre de Natalia Ivanova ». Il a en fait une présentation fort cordiale : oui, leur amitié dure depuis 35 ans, et ils ont en commun beaucoup de souvenirs, depuis leurs nombreuses rencontres aux quatre coins du monde jusqu'à leur « sortie commune dans l'espace », lors d’une conversation avec un astronaute – fan de Boris Pasternak !

Natalia Ivanova et Georges Nivat © NashaGazeta

 
« Bien sûr, je ne l'expliquerai pas aux personnes présentes ce qu’est la langue d'Ésope, cette écriture secrète présente presque constamment dans la littérature soviétique et post-soviétique. Il s'agit d'un contrat de compréhension entre l'écrivain et le lecteur, selon lequel le lecteur est capable de lire entre les lignes, et l'écrivain est capable d'écrire de manière à ce que le lecteur, entre les lignes, comprenne le sens de ce qui est dit ». C'est par ces mots que Natalia Ivanova a ouvert sa conférence, attirant l'attention du public sur le livre récemment publié de feu Lev Losev : La langue d'Ésope dans la littérature.
 
A mon tour, je ne vais pas expliquer à vous, mes lecteurs, ce qu'est la langue d'Ésope, et me contenterai d'ajouter à cette « non-explication » de Natalia Ivanova que le poète et fabuliste grec Ésope, qui vraisemblablement vécut vers 600 avant J.-C., était un esclave de par son statut social, et qu'il ne pouvait donc critiquer ses maîtres dans un texte ouvert ; qu'en conséquence il choisit de remplacer les personnes par des animaux aux caractéristiques correspondantes. Les disciples les plus évidents de ce Grec des anciens temps sont sans doute Jean de La Fontaine pour les francophones et Ivan Krylov pour les russophones ; deux écrivains qui, bien que n'étant pas des esclaves, ont rattrapé – et même dépassé – leur maître. Ésope, toutefois, a d'autres adeptes, et ils sont très nombreux. Dans la littérature russe, la tradition qui vise à utiliser la langue d'Ésope a commencé à prendre forme à la fin du XVIIIe siècle – c'est-à-dire à partir du moment où Catherine la Grande a officiellement établi l'institution de la censure et la profession de censeur. L'expression même de « langue d'Ésope » a été utilisée pour la première fois dans mon pays par Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine, un grand maître de cette technique. L'expression et la technique littéraire qu'elle désigne ont pris racine, du fait que l'esclavage intellectuel n'avait pas disparu en 1861, avec l'abolition du servage ; aussi fallut-il trouver des moyens de contourner les nouvelles interdictions et les nouveaux obstacles.
 
La conférence de Natalia Ivanova s’avéra être un cours magistral, non seulement du point de vue de la maîtrise de la matière, comme on le dit souvent, mais de l’impression d’y vivre. Transitions faciles et naturelles d'un nom illustre à un autre ; abondance de citations, de parallèles subtils, de comparaisons et d'oppositions ; soin apporté à mener l'auditeur vers des conclusions apparemment évidentes... J’ignore ce que les professeurs présents auront écrit à ces propos ; il reste que les « simples mortels » présents dans l'auditoire auront noté les noms d'auteurs et d'œuvres qui avaient peut-être échappé à leur attention, mais qui figurent désormais sur la liste des lectures obligatoires. De mon côté, écoutant Natalia Ivanova, me sont revenus les cours sur la littérature grecque ancienne du professeur Elizaveta Kouchborskaïa : nous avions l'impression qu'elle venait à l'auditorium Communisticheskaya (Communiste) de la Faculté de journalisme de l'Université d'État de Moscou juste après une causerie avec Homère (ou Ésope), et qu'elle était impatiente de déverser sur nous, étudiants, les dernières nouvelles sur les aventures d'Ulysse. Or des nouvelles, il y en avait.
 
Et c'est ce qui s'est passé ici, à Genève. Le premier auteur mentionné par Natalia Borisovna est Iouri Trifonov, le héros de son premier livre et de sa thèse de doctorat : bien qu'aucun des romans de Trifonov publiés de son vivant ne mentionne Staline, tous les lecteurs savaient exactement de quoi il s'agissait.
 
Le processus de contournement de la censure s’est introduit dans la littérature russe moderne en 1921, année où Evgueni Zamiatine a écrit son roman Nous autres. Mais comment et par quels moyens ? « Bien sûr, par les moyens propres à chaque écrivain », explique Natalia Ivanova. « Dans de nombreux cas, la censure les décelait et retardait de plusieurs mois la parution des revues. Mais dans le théâtre de Youri Lioubimov, par exemple, on montait des pièces dans lesquelles ce qui était soigneusement caché était immédiatement perçu par le public, tout en échappant aux censeurs ; aussi la pièce avait-elle le droit d'exister. Il en résulte que les écrivains ont en quelque sorte négocié avec le temps – et pas seulement avec le lecteur –, élaborant une stratégie de comportement et des tactiques de relations avec le lectorat ».
 
Pour donner suite à ces propos, Natalia Ivanova a récité, dans l'auditorium de l'Université de Genève, le poème « On ne choisit pas le temps » d'Alexandre Kouchner ; une œuvre datant des années 1970, qui utilise de manière transparente la langue d’Ésope. « La langue d’Ésope parle ici du stoïcisme que doit posséder une personne vivant dans un pays à l'époque soviétique ».
 
Dans une réponse inattendue à la tactique de Kouchner, le futur Prix Nobel de la littérature Joseph Brodsky a écrit sa « Lettre à une oasis », qui commence par « Ne vous occupez pas de moi » et qui est également rédigé en langage ésotérique. « Il est intéressant que Brodsky s'adresse à Kouchner par le biais de métaphores, d'allusions, d'images de fables, alors qu'il n'était pas du tout obligé d'utiliser la langue d’Ésope, mais qu'il pouvait dire directement ce qu'il pensait. On sait que, dans l'un de ses essais, Brodsky a fait l'éloge de la langue d’Ésope qui permettait un contrôle artistique de sa propre pensée et donnait des résultats artistiques remarquables, y compris dans la littérature de la période soviétique, comme dans la période post-soviétique », a commenté Natalia Ivanova, en passant tout naturellement au Sauf-conduit de Boris Pasternak dans lequel, en 1929-1930, cet autre Prix Nobel parle de sa vie en décrivant Venise. Dans la traduction qu’en donne Michel Aucouturier, la citation est la suivante : « Tout autour des gueules de lion, qui vous hantent partout, qui fourrent leur nez dans tout ce qui est intime, qui flairent tout – des gueules de lion qui engloutissent une vie après l’autre dans le secret de leurs tanières. Tout autour le rugissement de lion d’une fausse immortalité, que l’on peut imaginer sans rire parce que tout ce qui est immortel est entre ses mains et solidement tenu en laisse par ses griffes de lion. Tout le monde le sent, tout le monde le tolère ». 
 
Détail piquant, qui vaut d’être relevé : dans la traduction du même Sauf-conduit due à Nathalie Azova et publiée en 1959 par les éditions Buchet-Chastel, ces lignes manquent !
Une gueule de lion à Venise © NashaGazeta

 
Ceux qui sont allés à Venise ont vu, bien sûr, ces gueules de lion, entre les bouches fendues desquelles les bons citoyens étaient invités à déposer des dénonciations contre ceux qui n'honoraient pas la sainte Église. « Les rédacteurs du magazine Zvezda, qui a publié Sauf-conduit, en ont parfaitement compris le sens », souligne Natalia Ivanova, qui cite également Le Tireur, un poème de Boris Pasternak sur le suicide imprégné de la langue d’Ésope, et qui contient ce vers poignant ici traduit par Armand Robin : « Accorde-moi d’être un bond au-dessus de la mort ignominieuse. »
 
« La langue d'Ésope peut aussi se cacher derrière une traduction littéraire », rappelle Natalia Ivanova, citant l'exemple du poème d'Anna Akhmatova : A la manière de l’arménien (« Je viendrai dans ton rêve comme un mouton noir"), écrit alors que son mari, le poète Lev Gumilev, était de nouveau emprisonné, et qui fut imprimé seulement après sa mort, en 1966, dans le magazine Radio et Télévision. Pourquoi ? – mystère.
 
Natalia Borisovna a également rappelé qu'en 2025, nous célébrerons (« ou nous nous souviendrons ») le 90e anniversaire du premier Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui s'est tenu à Paris du 21 au 25 juin 1935.  Un Congrès au cours duquel Boris Pasternak a prononcé la phrase légendaire : « La poésie est couchée dans l'herbe... » ; sur quoi la salle s'est levée. Puis, il a appelé, non pas à l'unification, mais à l'indépendance de la personnalité créatrice. « Ceux qui l’ont compris, l’ont compris ».
 
« Le silence de nombreux écrivains dans les années 1930 était un signe de désaccord avec ce qui se passait, tout comme leur changement de genre habituel était une forme d'expression de leur position », affirme Natalia Ivanova ; et j’entends dans cette déclaration une réponse à ceux qui, sans risquer de s'en prendre aux “classiques”, jettent facilement la pierre à leurs contemporains qui se trouvent aujourd'hui dans une situation similaire.
Natalia Ivanova © NashaGazeta

 
Boris Pasternak et Le Docteur Jivago ; Anna Akhmatova et Poème sans héros ; Andreï Platonov et sa critique littéraire ; Iouri Tynianov et Le lieutenant Kijé ; le livre d'Arkadi Belinkov sur Iouri Tynianov, dans lequel l'auteur « invente la langue d’Ésope du second degré », de même que sa Capitulation et mort de l'intellectuel soviétique sur Iouri Olecha ; le poème Dégel de Nikolaï Zabolotski, publié dans le n° 10 de la revue Novyi Mir de 1953… Ce ne sont là que quelques-uns des « crypteurs » littéraires énumérés par Natalia Ivanova, auxquels ont été ajoutés les noms de crypteurs au théâtre - Youri Lioubimov, Anatoli Efros, Gueorgi Tovstonogov avec son brillant Malheur d'avoir trop d'esprit de 1962, dont on peut trouver un enregistrement sur Internet – un chef d’œuvre. La langue d'Ésope et les textes écrits par son entremise pouvaient être perçus par les Occidentaux comme une manière servile d'écrire ; en revanche, pour le public qui les lisait et les déchiffrait en Russie, ils constituaient, pour reprendre le titre du roman de Boulat Okudjava, « une gorgée de liberté », car ils signifiaient : « Je suis un homme libre, je peux lire le message qu'un autre homme libre a crypté et m'a fait parvenir ».
 
Cette phrase clé de la conférence de Natalia Ivanova a été suivie d'une nouvelle liste de noms et de titres – chacun accompagné de commentaires très intéressants. Evgueni Markin et son poème Le baliseur, avec le héros Isaich, clin d’œil à peine camouflé à Alexandre Soljenitsyne ; les fantaisies historiques de Boulat Okoudjava et le roman de Iouri Davydov, Le temps sourd de la chute des feuilles ; le roman de Youri Trifonov, Impatience, datant de 1972 ; Fazil Iskander et sa Constellation de Kozlotur, son rire contre la peur et l'invention du concept de “stagnation” dans le sens du « temps dans lequel nous nous trouvons debout » ; Gueorgui Vladimov et son Fidèle Rouslan ...
 
« Le début de la période de la “perestroïka et de la glasnost” a été, d'une part, une période euphorique, car toutes les œuvres du passé – soit rognées, soit à moitié ou complètement interdites – ont été imprimées, et d'autre part la prose elle-même est passée au discours direct », note Natalia Ivanova, qui cite les romans de Sergei Kaledine ; elle admet, ce faisant, que « ce discours direct a donné au lecteur beaucoup moins que, par exemple, les récits de Vladimir Makanine, qui lui a continué à écrire en langue d’Ésope ». Dans l'un de ces récits intitulé « Trou d’homme », le héros, qui s'écorche la peau, descend par une trappe sous la surface d'une ville pleine de dangers, où circulent les miasmes des ordures, et se retrouve dans un monde où il fait clair, chaud et confortable, contrairement au terrible monde d'en haut – sauf qu'il n'y a pas d'air. Le héros s'en rend compte et, s'écorchant une fois de plus la peau, il remonte à la surface. « À mes yeux, Makanine avait besoin d'une allégorie très compréhensible ; l'histoire est peut-être encore plus pertinente aujourd'hui qu'en 1991, lorsqu'elle a été publiée », déclare Natalia Ivanova. Elle poursuit : « Le langage de la fiction post-soviétique est différent ; il est facile ; il est compréhensible pour tout le monde. Même si le texte fourmille de nouvelles idées progressistes, il se caractérise par une narration de la vie quotidienne, une composition lexicale limitée, une syntaxe simple et l'utilisation de mèmes soviétiques et de la mémoire culturelle collective soviétique ». Cette littérature est d'ailleurs abondante, « à commencer par Viktor Pelevine, qui s'appuie sur ce type de techniques » par opposition à « Mikhaïl Chichkine, dont les romans sont tous écrits d'une manière complètement différente ». Par ailleurs, dans le livre allégorique de Pelevine, La vie des insectes, tous les « problèmes de société décrits sont cryptés afin, à mon avis, de renforcer l'écho artistique, de sorte que le texte ne soit pas perçu uniquement comme un simple coup d'un soir ».
 
Les noms de Maria Stepanova et de Fokus, son roman plein de sous-entendus ; de Vladimir Sorokine et de son style incroyablement riche ; de Denis Goutsko et de son roman Le Russophone ; de Roman Sentchine et de son langage plutôt direct, sans fioritures ; des poètes Sergueï Gandlevski, Mikhail Eisenberg et Youri Gougolev… tous ces noms ont été ensuite mentionnés dans l'auditoire de l'UNIGE.
 
« La fixation du désespoir dans un langage ésopique, où tout est dit mais rien n'est nommé directement, est plus efficace sur le plan artistique qu'un mot publicitaire direct en prose littéraire », déclare Natalia Borisovna Ivanova, livrant au public son opinion personnelle. Suite à quoi elle fait une confession elle aussi très personnelle : « Écrire ou ne pas écrire ? Et si l'on écrit, sur quoi et comment ? Personnellement, je me suis rendu compte qu'à partir d'un certain jour, je ne pouvais plus écrire de critiques littéraires, de comptes rendus, réfléchir au rôle de tel ou tel genre. J'ai commencé à penser que nos grands écrivains avaient vécu des périodes encore plus sombres et plus difficiles qu'aujourd'hui, et je me suis de nouveau tourné vers leur héritage :  les journaux intimes et les lettres de Boris Pasternak, d’Anna Akhmatova, d’Olga Freidenberg, les mémoires de Nadejda Mandelstam, la correspondance de Lev Goumilev et Emma Gerstein, les mémoires d'Isaiah Berlin. Je me suis tourné vers eux, ai changé mon “genre”  et leur ai demandé conseil : j'avais besoin de consulter quelqu'un. Cela aide à survivre à l'apogée du genre de la dénonciation, à garder la croyance que tout ce qui est éphémère passera, et que le plus important restera, comme leur héritage. »
 
Vaut-il la peine de déchiffrer pour vous de quel « certain jour » il s’agit, ou est-ce suffisamment clair ?
10.10.2024
Vikenti Veressaïev (1867-1945)

Une fois de plus, c'est la fête pour les amoureux de la littérature russe : les librairies de Suisse et de France reçoivent aujourd'hui même une nouvelle traduction française des Notes d'un médecin de Vikenti Veressaïev – la première depuis 1910 ! Elle est due aux éditions lausannoises Noir sur Blanc et à la traductrice Julie Bouvard.
 
Je serais franche : Vikenti Veressaïev, né Smidovich, n'est de loin pas l'écrivain russe le plus connu – certainement pas dans le monde russophone, et encore moins à l'étranger. Pourtant, dans sa ville natale de Toula, sa maison-musée n'est pas moins emblématique que le célèbre pain d'épices local.
 
La biographie de Veressaïev est étonnante dès lors que l’on met en rapport certaines dates. Imaginez qu'une seule et même personne ait à la fois pu être, en 1919, le dernier lauréat du prix Pouchkine – le prix littéraire le plus prestigieux de la Russie prérévolutionnaire (ce pour ses traductions des œuvres du poète grec Hésiode : La Théogonie et Les Travaux et les jours) –, puis le récipiendaire, en 1943, du Prix Staline en raison « de nombreuses années de réalisations exceptionnelles ». J’ignore si le prix Pouchkine en est la cause, mais c'est après l'avoir reçu que Veressaïev a rédigé deux ouvrages documentaires très intéressants sur Alexandre Sergueïevitch : Pouchkine dans la vie, puis Les compagnons de Pouchkine. Quant aux « réalisations exceptionnelles », il les a poursuivies jusqu'à sa mort, le 3 juin 1945.
 
Dès sa jeunesse, Vikenti Veressaïev s'intéresse à la fois à la littérature et à la médecine : après avoir obtenu une médaille d'argent au lycée classique de Toula en 1884, il entre à la faculté d'Histoire et de Philologie de l'Université impériale de Saint-Pétersbourg, puis, y ayant à peine soutenu sa thèse, entre à la faculté de Médecine de l'Université impériale de Dorpat – actuel Tartu – en Estonie. On peut seulement imaginer ce qu'un étudiant de 25 ans, responsable d'une baraque au sein de la mine de Voznesensky, non loin de l'actuelle Donetsk, put vivre lors d'une épidémie de choléra ! Vikenti Vikentievich, c'est tout à son honneur, n'a jamais oublié ce qu'il avait vu – ni lorsqu'il a débuté son activité médicale à Toula sous la direction de son père, ni lorsqu'il a travaillé comme interne surnuméraire et responsable de la bibliothèque de l’Hôpital des pauvres nommé après Sergeï Botkin, d'où il a été renvoyé sur ordre du gouverneur de la ville et déporté à Toula… ce pour avoir participé au cercle littéraire des marxistes légaux. Jamais il ne l’a oublié.
 
Un médecin-écrivain n'est pas un phénomène nouveau ni rare en Russie ; ce n'est pas pour rien qu'au début du vingtième siècle, une plaisanterie populaire affirmait que dans ce pays, les écoles de médecine produisaient le plus d'écrivains. Qu’il suffise de rappeler Tchekhov et Boulgakov, les premiers à venir à l'esprit. Pourquoi cela ? N'est-ce pas parce que la profession de médecin donne l'occasion de voir la vie dans sa forme la plus découverte, la plus nue – « matière première » inestimable pour un auteur qui s'efforce de trouver la vérité dans son œuvre ?
 
Veressaïev s'y est efforcé ; aussi n’est-il pas surprenant que son roman autobiographique daté de 1900 et intitulé Notes d'un médecin ait à la fois choqué le public et connu un succès sensationnel.
 
Un roman autobiographique à l'âge de 33 ans, n'est-ce pas un peu tôt ? Non, pas trop tôt, car à cette époque Veressaïev a déjà vu tant de choses qu'il en a emmagasiné assez pour le reste de sa vie. Les inquiétudes du jeune médecin, les décalages entre les attentes et la réalité, la peur folle de se tromper et le désespoir qui l'étreint parfois… tout cela est décrit avec une telle sincérité et une telle vérité que le récit s’en trouve élevé au rang de confession et perçu comme un cri de l'âme qui ne laissera personne indifférent. Comment lire calmement les expériences menées sur des personnes vivantes ; les tourments d'une jeune fille de 13 ans atteinte de syphilis ; les souffrances insensées des femmes en couches ; les traitements « au petit bonheur la chance », sans pour autant avoir confiance en leur utilité ? « Que savons-nous de l’organisme humain et des lois qui le régissent ? Fort peu de chose. En essayant un nouveau traitement, un médecin n’en prévoit qu’approximativement les effets : il se peut que ce traitement soit bénéfique, il se peut également qu’il se révèle nocif. Comment, cependant, s’en offusquer ? Nous avançons à l’aveuglette, et il nous faut être prêt à toutes les éventualités », lisons-nous, frémissant à la pensée que, si on y réfléchit bien, peu de choses ont changé.
 
On ne peut s'empêcher de songer à la qualité de l'échange d'informations et de la coopération entre les médecins de différents pays à cette l'époque encore privée d'Internet. Vikenti Veressaïev raconte ainsi, comme une chose tout à fait banale, le fait que « lorsque Pirogov, sur ses vieux jours, développa un cancer de la mâchoire supérieure, le docteur Vyvodtsev, chargé de le soigner, a proposé à Billroth d'opérer Pirogov ». Nikolaï Ivanovitch Pirogov est ce grand chirurgien qui, entre autres choses, fut le premier au monde à documenter l'opération sous anesthésie sur le terrain. Une rue de Moscou et l'Université nationale russe de recherche médicale portent aujourd'hui son nom. Et Theodore Billroth, non moins grand chirurgien allemand, invité en 1859 à Zurich en tant que professeur de médecine, fut l'ami de Brahms et soigna non seulement Pirogov mais aussi le poète Nikolaï Nekrassov.
 
Il est intéressant de constater que, de Tolstoï à Molière, la littérature trouve également sa place dans ces pages apparemment sans rapport. Veressaïev se permet même un quasi-reproche à Léon Tolstoï, qu’il connaissait au reste bien personnellement. « L'une des principales qualités de Léon Tolstoï en tant qu'artiste est qu’il considère avec un scrupule remarquable et une rare humanité des personnages qu'il dépeint ; il ne fait qu’une seule exception – à l’endroit des médecins. Des médecins, Tolstoï ne peut s’empêcher de les évoquer avec exaspération, multipliant les clins d'œil entendus à l’adresse du lecteur, à la façon de Tourgeniev. Il y a donc bien quelque chose de tangible qui provoque contre nous une levée de boucliers aussi générale », écrit-il. Entendez-vous là un agacement sincère, à la limite de l'offense, et un désir non moins sincère de comprendre la raison d'une telle attitude à l'égard des confrères, et de la chercher d'abord en eux-mêmes ? Ou peut-être n'aurions-nous pas dû creuser si profondément, et l'affaire était-elle simplement que Tolstoï lui-même s'offusquait de ce que Veressaïev refusait de venir le soigner à Yasnaya Polyana, ne voulant pas abandonner ses patients à Toula ?
 
La lecture des Notes d'un médecin, qui ne peut en aucun cas être qualifiée de plaisante, fascine étonnamment, attire et repousse à la fois, inquiète et fait réfléchir. Ainsi, le lecteur qui, après les premières pages, en avait conclu que l'objectif du livre était de décourager les jeunes d'exercer la médecine, change d'avis au final… et pense exactement le contraire ! Il n'est pas surpris d'apprendre que ce sont les Notes d'un médecin qui furent recommandées à l'écrivain parisien d’origine russe Dimitri Bortnikov – et ceci par sa mère, une gynécologue-chirurgienne expérimentée – au moment où il considérait le fait de devenir médecin.

La préface écrite par Dimitri Bortnikov pour cette nouvelle édition des Notes d'un médecin est un cadeau exquis au lecteur francophone. Elle est précise comme le scalpel d'un chirurgien et étonnamment poétique. C'est là un hymne aux médecins. Aux vrais ! Je citerai pour conclure ce passage de cette préface : « Il y a deux espèces de médecins. Ceux, qui, comme des garagistes, veulent comprendre comment ce corps-voiture fonctionne. Ils se fichent de celui qui le conduit. Et puis ceux qui veulent soigner. Et ce sont d’eux que nous gardons la mémoire. Ce sont eux qui souvent deviennent écrivains. En soignant les pauvres... » Qu’ils soient loués !

08.10.2024
"Aux armes! Aux armes!" © Carole Parodi/Opera de Lausanne

« Cet opéra, créé il y a plus de cent ans, sonne encore frais et beau aujourd'hui. De plus, dans un monde secoué par la lutte titanesque inouïe de tout ce qui est lumineux et raisonnable contre les forces obscures d'un fascisme hideux et sanglant, le son de cet opéra acquiert une nouvelle conviction, encore plus grande. »

 Le lecteur attentif devinera que la citation ci-dessus n'est pas tirée d'un compte-rendu d'un de mes collègues sur la “première” qui a eu lieu à Lausanne dimanche dernier. Il l’aura deviné non parce que quelque chose a radicalement changé dans le monde, mais parce qu’il a prêté attention au chiffre évoqué : l'opéra de Rossini n'a, présentement, pas « plus de cent ans », mais presque deux cents ans. Il fut écrit en 1829 et est entré dans l’histoire de la musique en qualité d'opéra le plus long et le dernier d'un compositeur italien qui lui survécu quarante ans. On pense généralement que la base littéraire du livret est une pièce de Friedrich von Schiller, mais certaines sources fiables affirment que son inspiration provient plutôt d'Antoine-Marin Lemierre (1723-1793), poète et dramaturge français, auteur de tragédies sur des sujets antiques et membre de l’Académie française. En faveur de cette version, se trouve le fait que Rossini ait écrit son opéra non pas dans sa langue maternelle – l'italien –, ni dans l'allemand de Schiller, mais en français, inspiré sans doute par l'expérience de la Révolution française encore fraîche dans son esprit. En outre, le nom du protagoniste, au gré du compositeur, n'est pas Wilhelm, mais Guillaume. (A propos, tout le monde ne sait probablement pas que l'argent fourni pour l’érection du monument à Guillaume Tell qui se trouve à Lausanne – 50’000 francs en 1906 – fut offert par le mécène français Daniel-Iffla Osiris, au titre de remerciement pour l'abri qui fut donné aux soldats français pendant la guerre de 1870 ; détail fournis par l’historienne d’art Natacha Isoz dans le programme du spectacle. Encore une autre guerre !).

Monument à Wilhelm Tell à Altdorf, 1895, par sculpteur Richard Kissling

 Mais alors, d'où provient cette citation ? D'une critique publiée dans le journal Pravda, l’organe du Parti communiste de l’Union soviétique, en date du 14 novembre 1942, à l'occasion de la “première” d'une production de l’opéra de Rossini réalisée par le théâtre Bolchoï à Kouibyshev – aujourd'hui Samara –, où le théâtre a été évacué pendant le temps de la Grande Guerre patriotique.

 Vous êtes-vous demandé pourquoi le théâtre Bolchoï mettait en scène, en pleine guerre, un opéra consacré au héros national de la Suisse: comme vous vous en souvenez, les relations diplomatiques entre l'URSS et la Suisse étaient rompues à l'époque ? Ne perdez pas votre temps ; la réponse est donnée dès le paragraphe suivant : « La noble image de Guillaume Tell – un combattant courageux et intrépide pour la liberté de son peuple – évoque et ne peut qu'évoquer la réponse la plus ardente de notre peuple soviétique ».

Une très rare photo de la production du "Guillaume Tell" par le théâtre Bolshoï, en 1942 (Archive de N. Sikorsky)

 Fait suite une analyse “normale” de l’ensemble de la production, avec ses mérites et défauts, incluant notamment des éloges à l’endroit de Petr Williams, l’artiste qui a vêtu les Landksnechts d’uniformes nazis… une option que les auteurs de la critique ont cependant trouvé insuffisante : « Il eut été souhaitable qu'ils (décors et costumes) répondent plus pleinement à l'esprit héroïque de l'opéra ». Or qui sont-ils, ces juges ; c'est-à-dire ces critiques ? La signature en fin de page de la Pravda porte deux noms : «V. Kataïev, D. Chostakovitch ». Oui ! Imaginez : la critique n'émane pas de simples scribouillards ultra-patriotiques, mais d’un remarquable écrivain et d’un génial compositeur. Huitante-deux ans se sont écoulés depuis lors. Sachez aussi, que l'opéra de Rossini fut représenté pour la première fois en Russie sur la scène du théâtre Bolchoï de Saint-Pétersbourg le 30 octobre 1836 (le 24 avril 1838, selon d'autres sources) sous le titre de « Charles le Téméraire ». C’est qu’à l'époque, tout ce qui pouvait seulement évoquer la lutte pour la liberté et l'indépendance en avait été banni. Je me demande bien à quoi ressemblerait la production aujourd'hui…

 Suissesse d’adoption, je ne me permettrai pas d’offenser mes lecteurs suisses à coups de renseignements sur Guillaume Tell ! Vous connaissez cette histoire autrement mieux que moi. Cependant, je rapporte volontiers un bref résumé de l'opéra, tel qu'il fut établi par le musicologue soviétique Abram Gozenpoud, qui connaissait fort bien Chostakovitch. Voici ce qu’il rapporte :

 « L'opéra se déroule en 1308 en Suisse, sous domination autrichienne. L'oppression est insupportable et la colère mûrit dans le cœur du peuple. Les protagonistes de l'opéra – le tireur Tell, le vieux paysan Melchthal et l'alpiniste Leuthold – incarnent le courage, le patriotisme et la liberté. Arnold, le fils de Melchthal, est troublé : il aime la princesse autrichienne Mathilde, partisane du lieutenant du roi Gessler. Dans un premier temps, Arnold frôle la trahison – pour devenir l'époux de Mathilde, il est prêt à servir les Autrichiens –, mais ensuite, sous l'impression de la mort tragique de son père, exécuté sur ordre de Gessler, il rejoint les Suisses. Tell est particulièrement détesté par le lieutenant du roi, qui le soumet à une sévère torture psychologique en lui ordonnant de faire tomber une pomme de la tête de son propre fils avec une flèche. L'archer abat la pomme, mais le tyran remarque que Tell a gardé une deuxième flèche pour lui, et le casse-cou est arrêté. Les montagnards s’apprêtent à se révolter. Une tempête s'abat sur le bateau de Gessler, qui emmène Tell en prison. Tell fait chavirer le bateau et, atteignant le rivage, frappe Gessler d'un coup d'arc. La révolte gagne la Suisse. Le pouvoir des Autrichiens est brisé ».

 Happy end, assurément.

© Carole Parodi/Opéra de Lausanne

 À présent que l'intrigue est claire et que les thèmes classiques – loyauté/trahison, etc. – viennent d’être identifiés, je peux enfin passer à la production de l'Opéra de Lausanne.

 Chacun le sait : un opéra débute par une Ouverture ; or dans Guillaume Tell, cette Ouverture s’avère particulière. Ce n'est pas un hasard si elle est devenue l'un des morceaux d’orchestre les plus célèbres de tout l’opéra de Rossini, entrant ainsi dans le répertoire symphonique des orchestres du monde entier. Contrairement à nombre de ses collègues, le compositeur n'a pas introduit dans son Ouverture les thèmes de l'opéra ; toutefois, il est parvenu à convaincre les auditeurs de son lien sémantique avec le reste de l'œuvre. Si vous vous rendez à Lausanne pour assister à la représentation – ce que je vous souhaite vivement ! –, prêtez attention aux solos de violoncelle, aux trémolos turbulents des timbales, aux gouttes de pluie qui s'échappent des flûtes piccolo et au corne français qui fait semblant d'être un cor des Alpes suisse. Et souriez au son du célèbre galop avec ses fanfares – quel patriotisme sans fanfares !

© Carole Parodi/Opéra de Lausanne
 Mais voilà que le rideau tremble, s'écarte, et qu'au fond de la scène une peinture à l'huile géante apparaît au public. Une magnifique stylisation d’une non moins magnifique toile de Ferdinand Hodler, avec les montagnes encadrant le lac. Tout en rose. La vie en rose. La paix et la tranquillité. Une pastorale. Une idylle, que certains imaginent encore être la Suisse, introduite dans l'espace russophone par l’historien Nikolaï Karamzine en 1789. Tout, pour autant, n'est pas rose dans cette idylle, comme le montre le tableau suivant.

 Sur la place de la ville d'Altdorf, dans la commune d'Uri, les gens se rassemblent ; on n’y reconnaît pas immédiatement Tell dépourvu de sa hotte habituelle. Des concitoyens préparent joyeusement le triple mariage : il s’agit là de paysans, paysannes et bûcherons, comme descendus des toiles de l’artiste suisse Ernest Bieler. Le tout rappelle quelque peu les décors du russe Nikolaï Roerich pour la première du Sacre du Printemps d'Igor Stravinsky. Tell seul n'est pas joyeux, il porte la tête baissée : il est préoccupé par le sort de sa patrie. Il se devait de l'être, c'est pour cela qu'il est un Héros !

 Quelle était la situation politique de l'époque ? Selon le discours historique officiel, le serment d'assistance mutuelle prêté sur la clairière du Grütli par les représentants d'Uri, de Schwyz et d'Unterwald avait déjà été prêté dix-sept ans auparavant. Le Pacte fédéral d'août 1291 avait été signé et l'Helvétie existait formellement. Or il convient de préciser que l'« assistance mutuelle » ne signifiait pas seulement la possibilité d'emprunter du sel à un voisin ou d'envoyer ses vaches paître dans son pré, mais aussi le soutien par les armes : les habitants des trois vallées, qui partageaient entre elles une importante route commerciale, décidaient ainsi de résister à l'oppression de la dynastie des Habsbourg qui s'était emparée du trône du Saint-Empire romain Germanique.

 Le spectateur attentif se méfiera : si tous ces événements historiques, dont Antoine-Marin Lemierre fut le témoin, appartiennent déjà au passé, pourquoi, dans l’opéra, chante-on encore le Grütli ? Les événements sont certes historiques, mais la question de savoir si Guillaume Tell a réellement existé reste entière. Avec le même succès, il est possible de débattre de la réalité d'Ivan Soussanine, le héros de l’opéra patriotique de Mikhaïl Glinka. Les créateurs de la production lausannoise (le chef d'orchestre Francesco Lanzilotta, le metteur en scène Bruno Ravella, le concepteur de décors Alex Eales et la costumière Sussie Juhlin-Wallén, dont c'est la première production à l'Opéra de Lausanne) ont choisi un mythe. « Chaque acte commence par une image en deux dimensions qui prend vie comme si les personnages sortaient d'un livre d'histoire tel que celui dans lequel les enfants découvrent la légende de Guillaume Tell », explique Bruno Ravella, né à Casablanca dans une famille italo-polonaise. Et je peux dire avec un vif plaisir que son idée est une réussite !

© Carole Parodi/Opéra de Lausanne
 Mais qu'en est-il des chanteurs ? Dans sa critique de 1942, Dimitri Chostakovitch faisait une mention toute spéciale de Natalia Shpiller dans le rôle de Mathilde, qualifiant sa prestation d'“exceptionnelle”. « Une voix d'une rare beauté, une musicalité authentique, un grand charme scénique- tout cela a aidé la talentueuse artiste à créer une image artistique profonde », écrit-il à propos de la chanteuse qui, en mars 1943, recevait pour ce rôle le Prix Staline du premier degré doté d’une somme de 100 000 roubles, qu'elle versait sur-le-champ, avec d'autres lauréats, au Fonds de défense du pays. Aujourd'hui, j’adresse ces mêmes compliments à la soprano Olga Kulchynska, qui, comme Natalia Shpiller, est née à Kiev, y a obtenu son diplôme au Conservatoire Tchaïkovski (aujourd'hui Académie nationale de musique) puis, de 2014 à 2017, s'est produite au Théâtre Bolchoï de Moscou. Aux éloges ci-dessus mentionnés, j’ajoute son excellente prononciation – chacun monde sait à quel point il est difficile pour les non-francophones de chanter en français !

 La soprano canadienne Elisabeth Boudreault, dans le rôle de Jemmy, le fils de Guillaume Tell, et le baryton français Jean-Sébastien Bou dans le rôle-titre méritent également des éloges. Pour ces trois, cette production constitue non seulement leur première expérience de collaboration avec l'Opéra de Lausanne, mais aussi la prise de ces rôles respectifs. Hélas, les ténors – soit le Français Julien Dran (Arnold) et Sahy Ratia (le Pêcheur), un Malgache ayant étudié à Paris – n’ont pas été à la hauteur. Le très bel air du Pêcheur ouvrant le spectacle, il est fort dommage qu'il n'ait pas été interprété au niveau approprié. En 1942, c’est le jeune ténor Solomon Khromtchenko qui le chantait… au reste félicité par Dimitri Chostakovitch.

 Dans cet opéra, comme dans les tragédies grecques antiques, le chœur joue un rôle très particulier : il est la vox populi, la voix du peuple, qui reste si souvent silencieuse.

© Carole Parodi/Opéra de Lausanne
 Ne souhaitant pas « spoiler » pour vous le reste du spectacle, je passe directement au final dans lequel Guillaume Tell, entouré de ses contemporains reconnaissants, s'élève sous nos yeux au-dessus d'eux jusqu’à se muer en un monument très semblable à celui qui, depuis 1895, orne la place principale d'Altdorf (en effet oui, le héros national dût attendre près de six siècles avant d'être immortalisé dans son pays natal). Ce monument vivant est donc très semblable… si ce n’est que, contrairement à celui d'Altdorf, on n’y voit à côté du héros ni son fils Jemmy, dont l'habile tireur a risqué la vie au nom de considérations supérieures, ni sa femme Hedwige, qui a versé de nombreuses larmes, ni la princesse Mathilde, venue voir la femme de l'“opposant” avec Jemmy, disant : « Je rends à votre amour un fils ». Rappelons en passant que les Suissesses ont dû attendre 1971 pour que leurs hommes héroïques leur accordent enfin le droit de vote.
© Carole Parodi/Opéra de Lausanne

 ... Les légendes résistent à l'épreuve du temps. Ou pas. De nombreuses personnes en Suisse sont aujourd'hui indignées par l'appropriation de Guillaume Tell par l’UDC, qui se plait à organiser des rassemblements avec le monument d'Altdorf pour toile de fond. Le célèbre dramaturge suisse Max Frisch a choqué ses compatriotes lorsque, dans son livre Guillaume Tell pour l'école (Wilhelm Tell für die Schule, 1971), il a créé une anti-légende en faisant du personnage positif non pas Guillaume Tell, mais le gouverneur des Habsbourg, Gessler. Selon Frisch, Gessler recherchait le compromis ; il ne voulait nullement envenimer les relations avec ses sujets, alors même que le héros suisse était un montagnard morose et borné, effrayé par le changement et qui avait lâchement tué le Vogt.

 Les légendes sont réinterprétées, l'histoire est réécrite et les guerres se poursuivent. D’idyllique, le tableau de Hodler, qui nous réjouissait tant au début du spectacle, vire au final au noir et blanc ; la pastorale est barrée d'une tache sanglante.

 Mais voilà qui n’est pas coutume ; je souhaite conclure cette critique d'un opéra patriotique par l’appel que voici : Mamans du monde ! N'admirez pas l'habileté de vos fils à tirer, même avec un petit arc sous la forme d’un jouet. Ne laissez personne leur mettre des pommes sur la tête et tenter ainsi leur destin ! Ne laissez personne en faire des héros ou des victimes. Saisissez-les par les bras et les jambes, mettez-vous en travers de leur chemin et criez-leur ce qui vous semble le plus efficace – depuis le « je te frapperai d'anathème » au « je te déshériterai ». Suppliez, menacez, faites du chantage, mais ne les laissez pas se faire entraîner dans ce mal irréparable et sanglant qu'est la guerre. Si toutes les mères du monde qui aiment leurs enfants et qui, par la volonté des circonstances, se retrouvent de part et d'autre des lignes du front – de tous les fronts – s'unissent, les guerres prendront fin. Toutes les guerres. Mais il faudra que toutes les mères s’y mettent. Toutes. Tel est ce que je veux vous dire – moi, maman de deux garçons – en écrivant ces lignes en ce terrible jour du 7 octobre.

30.09.2024

Traduit en français par « Don », « Dar » est un tout nouveau prix littéraire en vue duquel un concours s’ouvre aujourd’hui même. L'idée de sa création revient à l'écrivain russe Mikhaïl Chichkine. Je suis fière que mon journal NashaGazeta soit invité à rejoindre le groupe de ses fondateurs.
 
La guerre en Ukraine a suscité tant de haine, détruit et brisé tant de vies, causé une dévastation matérielle et morale si terrible, et qui plus est plongé les personnes saines d'esprit dans un état de choc si profond qu'il semblait impensable d'attendre autre chose que de nouvelles fleurs du mal pour fleurir sur un tel sol. Mais la vie s’est avérée plus sage !
 
De sorte que oui : je suis heureuse de vous annoncer la naissance de ce nouveau projet ; de ce prix littéraire « Dar », dont l'essence est formulée comme suit par ses organisateurs :
 
« L'agression à grande échelle de la Fédération de Russie contre l'Ukraine, outre son objectif principal – la destruction de l'État voisin –, est dirigée contre les valeurs humanitaires de la culture mondiale qui nous unissent, dont la culture de la langue russe fait partie. La langue a été prise en otage par l'agresseur – et nous, écrivains, éditeurs, critiques littéraires, traducteurs, slavistes, sommes tenus de promouvoir d'urgence la littérature libre en russe. La création d'un prix indépendant est l'une de ces mesures. Le prix Dar n'est ni un “prix russe” ni un “prix de littérature russe ”. C'est un prix pour repenser toute l'expérience de la littérature en russe, un prix pour découvrir de nouvelles approches de la littérature et de la vie littéraire au-delà de l'archaïsme étatique, un prix pour tous ceux qui écrivent et lisent en russe, indépendamment de leur passeport et de leur pays de résidence. La langue russe n'appartient pas aux dictateurs, mais à la culture mondiale ».
 
Voilà, tout est dit. J’espère que vous apprécieriez l'importance et l'opportunité d'une telle entreprise. L'initiateur du prix Dar est donc l'écrivain russe Mikhaïl Chichkine, qui vit en Suisse depuis de nombreuses années. (Son éditeur en langue française est Noir sur Blanc, à Lausanne). Il est accompagné par l’Association suisse des slavistes, qui comprend, outre Chichkine lui-même, les professeurs Tomas Glanz, Jean-Philippe Jaccard, Catherine Karl, Georges Nivat, Ilma Rakuza, Gervaise Tassis, Anastasia de la Fortelle, Jens Herlt et Ulrich Schmid.
 
La liste des personnalités du monde culturel qui ont accepté de devenir des cofondateurs du prix est également impressionnante : le Prix Nobel bélarusse de la littérature Svetlana Alexievitch, le célèbre écrivain lituanien Tomas Ventslova, sa collègue russe Lioudmila Oulitskaïa, le chef d’orchestre Vladimir Jurowski… En outre, comme me l'a confié Mikhaïl Chichkine, Sergei Soloviev, un auteur russophone qui vit en Allemagne avec un passeport ukrainien, a lui aussi accepté de se joindre aux cofondateurs. Je suis convaincue que cette liste va s'allonger – une si bonne cause ne peut rester sans soutien !
 
« Le prix littéraire Dar peut devenir une plateforme unificatrice pour la dispersion fragmentée de la langue russe. C'est une chance pour la société civile internationale russophone en dehors de l'État de faire ses preuves ; de montrer qu'elle existe dans un monde sans frontières ; qu'elle est capable de se développer et qu'elle est digne de sa culture. Les remises de Prix dans les différents pays deviendront une plate-forme de discussion sur les problèmes les plus importants auxquels nous sommes tous confrontés », déclare Mikhaïl Chichkine avec enthousiasme. Enthousiasme que je partage pleinement.
 
Outre la satisfaction morale et le prestige, l'aspect pratique du nouveau Prix est extrêmement important. Il est difficile pour les jeunes auteurs débutants de percer à tout moment, et encore plus en période de crise ; c'est pourquoi leurs camarades plus âgés ou juste plus anciens dans le métier ont décidé de leur donner un coup de pouce. « Les éditeurs occidentaux publient encore, par inertie, des écrivains dont le nom est connu. Mais pour les jeunes, l'accès aux traductions est pratiquement fermé. Nous avons décidé de les soutenir, ainsi que les traducteurs occidentaux de langue russe – qui sont également dans une situation difficile aujourd'hui –, et les nouvelles maisons d'édition indépendantes », explique Mikhaïl Chichkine.
 
Comment concrètement ? En accordant une bourse pour la traduction en anglais, en allemand ou en français, à laquelle d'autres langues viendront probablement s'ajouter. Les premiers sponsors, qui ne viennent pas toujours du monde littéraire, ont déjà été trouvés : les fonds sont assurés pour la première année et la publication des livres des premiers lauréats, dont les noms seront annoncés en avril 2025. Le projet a reçu le soutien de la Commission européenne et du Pen International. Et ce n'est qu'un début !
 
Je suppose que de nombreuses personnes entendront dans le nom du prix le titre du célèbre roman de Vladimir Nabokov. Il n'y a pas de lien entre les deux, on peut presque parler d’une coïncidence ; toutefois l'histoire de ce roman est à ce point révélatrice et instructive que je me permets de l'évoquer en quelques lignes. Le Don fut écrit par un auteur émigré qui n'était encore pas célèbre et qui écrivait sous le pseudonyme de Sirine. Il a été rédigé en russe et à Berlin. Le personnage principal est un jeune poète, émigré, fils d'un célèbre scientifique disparu pendant la guerre civile en Russie. Le roman a été publié dans cinq numéros de l'almanach parisien Notes contemporaines en 1937 et 1938, mais avec des coupures. Il n'a été édité intégralement qu'en 1952 par la maison d'édition Tchekhov à New York. En Union soviétique, le roman a été publié pour la première fois par la maison d'édition Slovo/Slovo à Moscou aussi tard qu’en 1990. Parmi les nombreux encarts poétiques présents dans son texte, il en est un qui, à mon avis, se passe de tout commentaire :
 
Merci, ma patrie lointaine
Merci, pour ce cruel émoi.
Perdus dans la brume incertaine
Nous nous parlons, mon âme et moi.
Et personne ne saurait dire
De notre nocturne entretien
Si c’est la voix de mon délire
Ou si ce murmure est le tien.

(Traduit de l’anglais par Raymond Girard.)
 
Toutes les informations concernant la création du Prix se trouve sur le site qui vient d’être lancé. Bonne lecture!
 
 

18.09.2024
Pietr Kazarnovski présente Léonid Aronzon. Photo © Antoine Cattin

Le paradis d’Aronzon : C’est là, en abrégé, l’intitulé de la thèse de doctorat soutenue il y a quinze jours à l'Université de Genève par Pietr Kazarnovski. Maintenant, il se trouve que j’ai eu le plaisir d’assister à cette soutenance de thèse ès lettre en Études russes. Son titre complet : La ‘représentation du paradis’ chez Léonid Aronzon : une poétique de la contemplation. Le candidat, je l’ai dit, était Pietr Kazarnovski, né en 1969 à Leningrad, critique littéraire et poète, spécialiste de l'avant-garde russe – l'un des compilateurs de la collection en deux volumes des œuvres de Leonid Aronzon parue en 2006 et rééditée en 2018. Étant impossible de vivre des seuls fruits de son travail littéraire, Pietr Kazarnovski est par ailleurs professeur de langue et de littérature russes dans une école de Saint-Pétersbourg. Sa monographie constitue le premier ouvrage scientifique consacré à Léonid Aronzon.

J'avoue que je ne savais rien de ce Léonid Aronzon ; pour cette raison, avant de me rendre à l’Université de Genève, j’ai consulté Wikipédia. J'y ai découvert qu'il existait bien un poète russe de ce nom, né en 1939 à Leningrad où il obtenait son diplôme de l’école secondaire n° 167, puis de l'Institut pédagogique de Leningrad (il avait d'abord étudié à la faculté de Biologie et des sols, avant d'être transféré à la faculté des Lettres). Pendant ses études, il rencontre sa future épouse, Margarita Purishinskaïa (1935-1983), avec laquelle il se marie le 26 novembre 1958. En 1960, il passe sept mois à l'hôpital en raison d'une ostéomyélite à la jambe, après quoi il reste invalide. Il donne des cours du soir et écrit des scénarios pour des films de vulgarisation scientifique pour gagner quelque argent. Entre 1960 et 1970, il souffre d'une grave dépression. Selon la version officielle, il se tire une balle de fusil de chasse lors d'une expédition en Asie centrale. Cependant, d'après les résultats de l'examen pathologique, la nature de la blessure indique plutôt un accident dû à une manipulation imprudente de l'arme. Âgé de 31 ans, il décède dans un hôpital de Gazalkent, en Ouzbékistan. (Cela explique peut-être pourquoi la seule page de Wikipédia dédiée à Aronzon, en dehors de la page russe, est en ouzbek.)

Poète Léonid Aronzon (1939-1970)

Assister à la soutenance de cette thèse a été pour moi non seulement très instructif, mais aussi simplement agréable : avec tout ce qui se passe dans le monde, voilà qu'on discute du poète – et même en russe ! Il était tout aussi plaisant de rencontrer, le lendemain, Pietr Kazarnovski – entretemps devenu docteur ès lettres ! – et de parler avec lui de choses et d’autres.

J’appris que l’idée de la thèse émanait du professeur genevois Jean-Philippe Jaccard et que Pietr avait mis huit ans pour l’écrire, sans être pour autant sûr qu’un diplôme délivré par une université occidentale soit encore reconnu en Russie. J’appris également que dans sa jeunesse, le même Pietr avait fréquenté la veuve d’Aronzon : très malade, celle-ci souffrait d'une malformation cardiaque – un héritage du blocus de Léningrad. Selon lui, jusqu'aux années 2000, leur maison était restée extérieurement presque inchangée, et aujourd’hui encore s’y trouve le bureau où le poète travaillait. Dans les années 1980, une salle de bains d’origine existait encore : comme il y avait toujours du monde chez eux, Léonid Aronzon s'y rendait périodiquement pour travailler en silence.

Au début des années 1960, la mère d’Aronzon, une célèbre chirurgienne qui avait connu la guerre, réussit miraculeusement à sauver de l'amputation la jambe de son fils (lors d'une expédition, il était tombé gravement malade et depuis lors devenu invalide). La jambe avait bien été sauvée, mais depuis lors il lui fallait se rendre régulièrement à l'hôpital. Tout cela impressionna beaucoup jeune Pietr Kazarnovski, et lorsque la question du choix d'un sujet de thèse se posa à l'université, il s’était dit : pourquoi pas Aronzon ?

Pietr Kazarnovski présente sa thèse © NashaGazeta

Après bien des années de “cohabitation” avec Léonid Aronzon, Pietr Karaznovski ne prétend pas pour autant en être devenu un familier ; selon lui, « il est important de garder une certaine distance pour mieux comprendre ». De son vivant, Léonid Aronzon n'a pratiquement jamais publié dans la presse « ouverte ». Dans le cas de Pietr, en 1997, avec l'aide d’un ami, son premier livre de poésie et de prose était publié en Allemagne… À seulement dix exemplaires. « C'était du samizdat. Nous avons fabriqué ce livre à la maison. C'était génial ».

Curieuse coïncidence : le jour même où j'ai appris la soutenance de la fameuse thèse, j'ai lu dans l’essai de Yakov Gordin intitulé Pouchkine. Brodski. L’Empire et le destin que le prix Nobel de la littérature Joseph Brodsky (le cinquième russe à recevoir cette distinction) avait mentionné Léonid Aronzon dans une réfutation qu'il avait envoyée en 1963 au journal Vecherniy Leningrad. J'ai ensuite découvert que non seulement tous deux se fréquentaient au début des années 1960 (on dit que c'est Brodsky qui aida Aronzon à obtenir un emploi dans l’expédition d'exploration géologique qui a connu une triste fin), mais que certains contemporains considéraient Aronzon comme une alternative à Brodsky. Comme son rival. Bien des années après la mort d'Aronzon, l'écrivain et critique de Saint-Pétersbourg Vladimir Lapenkov a même noté que « ... un poète de chambre comme Leonid Aronzon n'est pas moins “universaliste” que Brodsky et son influence sur l'“école de Leningrad” de la poésie a peut-être été encore plus grande ». Intriguée, j’ai demandé à Pietr Kazarnovski si une telle comparaison pouvait se justifier.

Léonid Aronson. Sonet vide.

– Oui, il existe même une tendance à développer et amplifier cette comparaison, et il faut faire quelque chose en ce sens, m’a-t-il répondu. Le fait qu'ils étaient amis est indubitablement vrai. Le frère d'Aronzon, Vitaly, se souvient que Léonid lui a dit un jour, en présence de Brodsky : « Regarde-nous : Osia et moi sommes les deux principaux poètes de Saint-Pétersbourg ». Je ne suis pas sûr qu'il s'agissait là d'une plaisanterie. Lisant Aronzon, vous réalisez avoir affaire à une tonalité complètement différente de celle de Brodsky. Ce dernier est tout en largeur, en extension, alors qu'Aronzon est tout en compression. Chez lui, il s’agit d’explosion interne. Il est intéressant de prêter attention à une chose : pas un seul mémorialiste de Brodsky ne mentionne Aronzon. Pas un seul ! Ce silence est étrange.

Pietr Kazarnavski a confirmé mon sentiment selon lequel l’œuvre de Léonid Aronzon avait été influencée par Alexandre Pouchkine. « L'Âge d'Or est très important pour Aronzon ; il le considérait comme un paradis ». Le XIXe siècle, le paradis de la littérature russe...

De toute évidence, Léonid Aronzon était assez sûr de lui, avance-je. Pietr est d’accord. « Quand il dit Tout ce que nous travaillons à créer a été créé avant nous, il ne fait pas référence à ses prédécesseurs, mais à Dieu. Il poursuit en disant que “l'épaisse fumée de l'ignorance a tout caché” ; il parle donc de la primordialité. Il ne pensait pas avoir de prédécesseurs ; il disait “nous nous suivons”. Et qui est ce “nous” ? C'est une pluralité du “je”. Il me semble que pour Leonid Aronzon, il n'y avait pas de degrés de comparaison, tout comme il n'y avait rien de mort pour lui, et que le plus haut restait inaccessible », me dit Pietr Kazarnovski. Il tente d’expliquer cette assurance du jeune poète : « C'était un enfant de son temps. Après son retour à Léningrad au terme de l'évacuation pendant la guerre, il est passé par l'école de la vie dans la rue. C'était un sale gosse, arrogant, qui a commencé à fumer très tôt, qui avait un sens aigu de l'estime de soi et qui ne tolérait aucun diktat. Même si, apparemment, il y était lui-même enclin. Il y a quelque chose du hooligan dans sa prose. Je pense que sa femme l'a beaucoup ennobli… »

Léonid Aronson. Autoportait, vers 1966-67.

Les Juifs n'ont aucune notion du paradis et de l'enfer. Pourtant, Léonid Aronzon a créé un paradis poétique, auquel la thèse est consacrée, me dis-je et lui pose la question suivante : « Y avait-il un enfer dans son œuvre ?

– C'est une question très difficile, avoue-il. Bien sûr, la religiosité est présente dans cette œuvre : Dieu, l'âme, l'éternité. Et la mort, qui n'est pas la fin en soi. L'enfer existe-t-il ? Peut-être que l'enfer n'est que le temps. Il écrit que les matériaux de sa littérature sont l'image du paradis perverti par l'enfer artificiel créé par les hommes. Ainsi, la vie quotidienne est un enfer.

 Le paradis d'Aronzon est l'espace de l'âme, le détachement de la corporalité. « J'ai contemplé, j'ai vu, et ceci seulement », écrivait-il. Son point de vue est « de derrière ». De l’extérieur. Il se tient « le long du beau jardin », mais non dedans. Il met l'accent sur le détachement, le refus de s'impliquer dans la vie quotidienne. Il n’y a rien chez lui du devoir de citoyen propre à chacun – et surtout au poète, comme nous a appris l'école soviétique. Le paradis pour Aronzon, c'est un sens aigu de la beauté. « Je pense que pour Aronzon, la beauté est un espoir, quelque chose d'inaccessible auquel on ne peut qu'aspirer. Pour lui, la pénétration dans la beauté est infinie ; elle est sans fond et inconnaissable », confirme Pietr Kazarnovski.

Léonid Aronson avec son autoportrait.

La thèse de Pietr Karaznovski compte cinq-cents pages, divisées en treize chapitres. Mais j’ai appris qu’à l’origine il devait y en avoir un quatorzième... « C'est vrai, il aurait dû y avoir quatorze chapitres, comme les vers d'un sonnet. Le dernier devait porter sur les dessins d'Aronson ; toutefois, il n'y a pas trouvé sa place. Je peux vous dire qu’en 1966, Aronzon avait décidé d'apprendre à dessiner, et c’est un fait qu’il a même peint plusieurs portraits à l'huile, plus un autoportrait que je trouve sublime. La poésie d'Aronzon est très visuelle, il a souvent projeté dans un dessin l'idée d'un futur poème ».

Solitude - unicité - unicité - silence : telle est la chaîne que compose la poésie d'Aronzon. Le silence y est d'or, selon un proverbe populaire russe. Mais le sens de l'existence d'un poète n'est-il pas de « ne pas se taire » ? « Tel est le principal paradoxe d'Aronzon. Un de ses sonnets dit : “Il y a du silence entre tout. Un.” D'où son idée de “sonnet vide”, qui encadre le vide. C'est une forme de silence. Le mot est capable de broder au bord du vide du silence et de définir ce lieu inviolable où le portrait de Dieu – non représenté par les Juifs – devrait se trouver. Cela rappelle le “Carré blanc” de Kazimir Malevitch, qu'Aronzon n'a peut-être pas connu ; ou dont il a peut-être entendu parler. Bien sûr, nous ne parlons pas ici de “notre” vide, mais du vide des mystiques. Il y a peut-être ici un sens juif du potentiel absolu et une crainte de son incarnation, comme de son objectivation. Le vide est une contrainte constante de ne pas en dire trop. Non pas dans le sens de “ne pas parler”, mais dans celui de “ne pas prononcer en vain” ; c'est-à-dire dans la vie de tous les jours. Dans l'enfer donc ».

La fin tragique d'Aronzon reste un mystère. Était-ce là la meilleure issue pour le poète ? On l’ignore. Mais c'est de là qu'est né, dans les années 1970, le mythe d'Aronzon. Et c'est peut-être mieux ainsi. Quant à Pietr Kazarnavski, lui pense qu'il s'agissait finalement d'un accident, non d’un suicide.

Pietr Kazarvovski et le jury international © NashaGazeta


J’ai lu que le 12 octobre 2019, c'est-à-dire l'année du 80
e anniversaire de la naissance d’Aronzon et à la veille du 49e anniversaire de sa mort, à Saint-Pétersbourg, sur la maison de la Grafsky pereulok où le poète a vécu de 1963 à 1967, une plaque commémorative portant l'inscription « Au poète du Paradis Aronzon, amoureux de la beauté » avait été installée. Les initiateurs de la création et de la mise en place de cette plaque étaient, comme il est écrit, des habitants du quartier : le retraité Valery Petrov, l'enseignant Mikhail Loov et le compositeur Vladimir Rannev. Comment expliquer un tel intérêt pour ce poète loin d'être le plus célèbre ? Comment la chose est-elle compatible avec l'antisémitisme traditionnel russe ? Et surtout comment expliquer que, très vite, la plaque ait été retirée ?

« Tout est vrai en ce qui concerne l'initiative. Le professeur Michael Loov est connu dans notre ville pour son activisme », me répond Pietr. « Pour autant que je sache, la plaque n'aurait pas pu être installée sans une enquête préalable auprès des habitants de la maison – pour savoir s'ils s'y opposaient. Apparemment, ils ne se sont pas opposés. Et ce ne sont pas les habitants qui l'ont ôtée. Je ne sais pas qui l'a fait, mais c'est certainement symptomatique ».

J’espère vivement que la monographie de Pietr Kazarnovski fera l'objet d'une publication et d’une traduction. Les poèmes de Léonid Aronzon ont été traduit en allemand, mais jamais en français. Je n’ai pu résister à une tentation de vous offrir un petit avant-gout de son œuvre… au moins en traduction selon l’Intelligence artificielle !  

***
Il y a du silence entre tout. Un.
Un silence, un autre, un troisième.
Plein de silences, chaque silence
est la matière d'un filet poétique.
Et le mot est le fil. Enfilez-le dans une aiguille
et faites une fenêtre avec le mot fil.
Le silence est maintenant encadré,
c'est le filet du sonnet.
Plus la cellule est grande, plus la taille
la taille de l'âme qui y est enfermée.
Toute prise abondante sera plus petite
que celle du pêcheur qui ose oser
un filet gigantesque pour nouer un tel filet,
avec une seule maille !
(1968)

***
Sonnet vide

Qui t'a aimé avec plus d'enthousiasme que moi ?
Dieu vous bénisse, Dieu vous bénisse, Dieu vous bénisse.
Jardins debout, jardins debout, jardins debout, jardins debout dans la nuit.
Et vous dans les jardins, et vous dans les jardins, debout aussi.
J'aimerais pouvoir, j'aimerais pouvoir faire en sorte que mon chagrin
de vous le suggérer, de vous le suggérer sans troubler
votre vue de l'herbe de la nuit, votre vue de son ruisseau,
que cette tristesse, cette herbe soit notre lit.
Pénétrer la nuit, pénétrer le jardin, te pénétrer,
de lever les yeux, de lever les yeux, de comparer avec le ciel.
comparer la nuit au jardin, et le jardin à la nuit, et le jardin,
qui est plein de vos voix nocturnes.
Je marche vers elles. Mon visage est plein d'yeux...
Que tu te tiennes en eux, les jardins se tiennent.

(1969)


***
Mon Dieu, comme tout est beau !
A chaque fois, comme jamais auparavant.
Il n'y a pas de pause dans la beauté.
Je me détournerais bien, mais où ?

Parce qu’elle vient d’une rivière,
La brise est si fraîche.
Il n'y a pas de monde derrière moi :
Ce qui existe est devant moi.

(Printemps (?) 1970)

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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