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Philippe Lüscher, Vassili Grossman et la bombe nucléaire

15.10.2025
Photo © N. Sikorsky

Demain, au Musée international de la Réforme de Genève, en marge de l'exposition « Apocalypses » qui s'y déroule, aura lieu une lecture publique du récit de Vassili Grossman intitulé Abel, le six août. Une prestation due à l'acteur Philippe Lüscher.

Hegel affirmait que l'histoire se développe en spirale, chaque nouvelle spire dépassant les étapes précédentes, les enrichissant et incarnant un niveau plus élevé de conscience et de liberté. Si l'on peut contester la seconde partie de cette affirmation – nous voyons trop d'exemples où l'humanité dévale cette spirale vers le bas, comme sur un toboggan –, l'existence de certains « cercles » ne peut susciter de doute… même chez les personnes tenant des positions purement matérialistes. Le destin de Vassili Grossman, lié à la Suisse par d'étonnantes « spirales », en est un exemple.

« Écrivain et journaliste soviétique russe, correspondant de guerre, lieutenant-colonel du service d'intendance » (ainsi le présente le site Wikipedia russophone), Vassili Sémionovitch Grossman s'appelait à la naissance Iossif Solomonovitch – « Yossia », la forme diminutive de son prénom, s'étant progressivement transformée en « Vassia », est par la suite devenue son pseudonyme littéraire. Il est né en 1905 à Berditchev, ville favorite des conteurs d'anecdotes juives, dans une famille de juifs athées. Peu savent que son père, ingénieur et chimiste de profession, était diplômé de l'Université de Berne, et que sa mère, ayant fait ses études en France, enseignait le français dans ce même Berditchev anecdotique. (D'ailleurs, c'est précisément d'après le récit de Grossman intitulé Dans la ville de Berditchev qu'en 1967, Alexandre Askoldov allait tourner La Commissaire, film génial aussitôt interdit par la censure soviétique et montré seulement en 1988.)

Les parents de Yossia-Vassia divorcèrent tôt, si bien qu’en février 1912, l’enfant partit vivre avec sa mère en Suisse où, dès le mois de mars 1912, il étudia à l'école primaire de la rue Roseraie – à Genève. En octobre 1913, tous deux déménageaient à Lausanne ; après quoi, en mai 1914, ils retournèrent à Kiev, où vivait le père du futur écrivain...

Sautons maintenant la plus grande partie de sa biographie – études de chimie à l'Université de Moscou, direction d'un laboratoire de chimie dans le Donbass, début de son activité littéraire, mobilisation dans l'armée à l'été 1941, exécution de sa mère dans un ghetto allemand en Ukraine en septembre de la même année, participation de Grossman à la bataille de Stalingrad et son entrée avec les troupes soviétiques dans les camps de concentration de Majdanek et Treblinka. Sautons donc tout cela et abordons l’œuvre majeure de Vassili Grossman ; son roman Vie et destin, considéré par beaucoup comme le Guerre et paix du XXe siècle. Centrée sur la bataille de Stalingrad, ce roman qui s’applique à peindre la société soviétique pendant la guerre met en avant, pour la première fois dans la littérature soviétique, le problème de l’antisémitisme d’État.

Ce soir-là, le feuillage et les herbes sentaient fort, le silence était doux et limpide. Les lourds pétales des grandes fleurs blanches, dans le parterre devant la maison du chef, prirent une teinte rose, puis l’ombre les recouvrit : la nuit était tombée. Les fleurs se détachaient en blanc, comme taillées dans une roche massive, épaisse incrustation sur fond d’obscurité bleue, dense. La mer étale, qui entourait l’ìle et exhalait chaleur et pourriture salée, perdit ses couleurs jaune et verte, devint rose, violette, puis on entendit le bruit régulier des vagues et des ténèbres étouffantes et humides s’abattre sur l’îlot perdu au milieu de l’eau, sur les constructions de l’aérodrome, sur la palmeraie et l’antenne argentée semblable au mât d’un bateau.

Des feux rouges et verts oscillaient dans le noir : c’étaient des signaux sur les hydravions dans la baie. Des étoiles apparurent, éclatantes, lourdes, grasses comme le sont les papillons, les fleurs et les verts luisants dans ces broussailles marécageuses où le pied s’enfonce et le souffle vous manque.

Même la nuit, le soleil continuait d’écraser la terre de sa poigne de fer : pas un souffle de fraîcheur, toujours la même chaleur moite, la même chemise qui colle au corps, la même sueur sur les tempes.

 Sur la terrasse, des aviateurs étaient assis dans des fauteuils en osier : l’équipage d’un avion.

Je présume que le destin de cette œuvre immense, que Grossman écrivit pendant dix ans, est connu de beaucoup – au moins dans ses grandes lignes. En résumé, en février 1961, lors d'une perquisition au domicile de Grossman par le KGB, les copies du manuscrit et les brouillons qu'il détenait furent confisquées, après quoi furent saisies les copies du roman qui se trouvaient dans les rédactions des revues Novy mir et Znamia. La lettre de Grossman à Khrouchtchev demandant la liberté pour son livre entraina la décision du principal idéologue de l'époque, Mikhaïl Souslov qui ne prit pas même la peine de lire le roman : le retour du manuscrit « était hors de question » ; quant au roman, il ne pourrait être imprimé en Union soviétique « avant 200-300 ans ». Ce courtisan expérimenté se trompa sur les délais, mais non pas sur le fond : en URSS, le roman ne parût qu'en 1988, en pleine perestroïka – et non sans des coupures. Les manuscrits, eux, ne furent transmis par le FSB au ministère de la Culture qu'en 2013 !

MAIS ! (et ici vous comprendrez pourquoi une si longue introduction était nécessaire.) Après s’être vu confisqué l’œuvre majeure de sa vie, ayant de plus perdu toute possibilité de publier, Vassili Grossman, qui devait s’étendre le 14 septembre 1964 – soit avant d’atteindre soixante ans –, n’eût certes pu s'imaginer que son roman ne mourrait pas. Que l'écrivain et traducteur Semion Lipkine conserverait une copie du roman de son ami, et qu'au milieu des années 1970, avec l'aide de l'académicien Andreï Sakharov et de l’écrivain Vladimir Voïnovitch, elle serait exportée vers l'Occident. Qu'après le déchiffrage des microfilms par le professeur Efim Etkind, qui vivait alors à Paris, et son collègue genevois Shimon Markish, le roman serait publié en 1980, simultanément en russe et en français, par la maison d'édition lausannoise L'Âge d'Homme. Et que mon entretien avec son fondateur Vladimir Dimitrijević deviendrait la seule trace du courageux éditeur dans l'espace russophone. Qu'en 2007, le journal d'affaires américain The Wall Street Journal qualifierait le roman Vie et destin d’un des plus grands livres du XXe siècle. Quant à Vassili Sémionovitch, il ne pouvait certes pas s'imaginer que 45 ans plus tard, à Genève, au sein du Musée international de la Réforme et en marge de l'exposition consacrée au triste anniversaire du bombardement atomique de deux villes japonaises, résonnerait Abel, le six août, récit écrit en 1953, qui transporte les lecteurs à bord de l'avion de l'armée de l'air américaine et les familiarise avec les membres d'équipage ayant été chargés de tester la nouvelle arme.

Sur ce, considérant que la description du « virage suisse » de la spirale du destin de Vassili Grossman est achevée, je vous présente enfin Philippe Lüscher.

 Philippe Lüscher a appris le théâtre au Conservatoire de Genève, puis il a eu la chance d'obtenir une bourse qui lui a permis de se rendre à Marseille, au TAP national, et d’y devenir assistant à la mise en scène. Par la suite et pendant 13 ans, il a travaillé à la Comédie de Genève avec Richard Vachoux, le directeur de l'époque, tout en étant lui-même, sept ans durant, le directeur du Théâtre du Grütli. C’est à ce moment qu’il a beaucoup collaboré avec les pays de l’Est. Philippe Lüscher s’est en effet rendu avec divers spectacles à Kiev, Moscou, Chisinau, Vilnius… En outre, dans les années 2000, il a écrit des pièces dont certaines furent traduites en russe et jouées à Minsk (une pièce sur Pablo Neruda) ou à Saint-Pétersbourg (une pièce sur la période genevoise de la vie de Fiodor Dostoïevski). Toutefois, la découverte de l’œuvre de Vassili Grossman eu lieu bien avant.

Philippe Lüscher : J’ai découvert Vassili Grossman dans une librairie genevoise, Le Rameau d'or, chez Vladimir Dimitrijević que je connaissais depuis longtemps. En fait, quand j'ai pour de bon commencé à faire de la mise en scène, j'ai monté des textes de Charles-Albert Cingria dont, en tant qu’éditeur de ses œuvres, il possédait une partie des droits. J'ai dû aller à Lausanne discuter avec lui. A la fin de l'entretien, il m'a dit : « C'est formidable que vous fassiez ça. Cingria a beaucoup d'ennemis. Et si vous voulez, j'ai sa machine à écrire ». Et comme ça, il m'a prêté la machine à écrire de Cingria. Et puis, il m'a dit un jour : « Vous connaissez Grossmann ? Parce que moi, je viens de publier son Vie et destin. » Donc, c'était en 1980. Et puis, il y une quinzaine d’années, j’ai découvert ce petit récit et je me suis dit qu’un jour, il faudrait en faire une lecture. 

Ce jour est arrivé…

Oui. D'autant plus qu'on est dans une période où, de nouveau, il y a les menaces, les chantages, l'intimidation avec le nucléaire. C’est le moment de sortir ce texte.

Cela faisait deux heures qu’ils avaient décollé. L’avion suivait exactement l’indication des appareils. Une épaisse grisaille recouvrait l’immensité.

La coordination des gestes de l’équipage était à ce point parfaite que l’avion semblait un être vivant doué de volonté, un organisme supérieur.

A présent, les décisions et les actes des gens n’étaient dictés que par les calculs des appareils, par des chiffres. Cela ne ressemblait pas du tout à la vie ordinaire.

Vous souvenez-vous de votre première impression à la lecture de ce texte ?

Je dois vous raconter une histoire. En 2000, je suis allé à Kiev pour un festival ; un artiste est venu me chercher à l'aéroport avec une grosse voiture. Vu mon étonnement, il m’a expliqué : « C'est l'État qui m'a donné la voiture pour aller chercher un étranger. Cette voiture, elle était dans une zone contaminée ». Donc, je me suis dit : ah bon… Et puis en 2001, une année plus tard, je suis allé avec une équipe de la télévision autrichienne visiter Tchernobyl. J'ai été forcément très sensibilisé par cela et je suis devenu antinucléaire à 300%.

Au premier abord, on ne peut pas comparer le monumental Vie et destin avec ce récit de 20 pages. Mais si on lit le texte attentivement, on voit qu'il y a des choses en commun. Il y a cette tendance de l'auteur à une simplicité biblique qui, d'ailleurs, lui a déjà été reprochée par certaines lecteurs de Vie et destin. L’idée de la responsabilité personnelle de chacun. Enfin, l’idée générale humaniste, antimilitariste. Qu’en pensez-vous ?

Je suis tout à fait d'accord avec vous, et j’avoue qu’à chaque relecture je découvre de nouvelles couches de ce magnifique texte. D'ailleurs, ce qui ressort dans la lecture, c'est effectivement, comme vous le dites : « Nous, on exécute. Mais ce n'est pas nous qui prenons les ordres. C'est au-dessus de nous. Par contre, nous, on nous fait mourir ».

Et puis aussi, ce qui aussi est formidable dans son récit, c'est le rapport aux couleurs. Il y a énormément de couleurs. Grossman ne décrit dans ses premières lignes qu'avec de la couleur – un peu comme Rimbaud. Et en même temps, dès le début, dans le sous-texte, on entend vraiment qu'il y a quelque chose qui va se passer. Il y a des tensions qui montent. L'homme va changer quelque chose dans la nature. C'est ça que je trouve très intéressant dans le tout début de ce récit, avec cette description de cette île marécageuse, avec des broussailles, avec ce côté des ténèbres où il y a de la pourriture, de la chaleur.

Joseph appuya sur un bouton blanc brillant qui s’enfonça facilement dans un nid d’acier prévu à cette effet ; bientôt, le coussinet de son index sentit un léger déclic confirmant que la bombe était partie vers sa cible.

 Et puis, les personnages, ces pilotes, si différents…

Mais ils ont un point d'attache : с'est cette mission. lls n'ont rien d'autre à se dire, sinon. Grossman met le doigt sur des relations entre les individus, il n'épargne personne. Vous voyez la complexité du chef d'équipage qui fait ses bulbes, qui fait son petit jardin, etc. Et puis, en une seconde, il change et devient un impitoyable exécuteur. Et puis, il y a ce Joseph Connor, le plus jeune, qui, à la fin, dans une lettre, s'en prend à sa mère de l'avoir peut-être mis au monde pour qu'il devienne ce qu'il est. D'avoir appuyé sur le bouton.

La date de l'apparition de ce récit est intéressante : 1953. L'année de la mort de Staline. Grossman travaille sur Vie et destin depuis plusieurs années, il est toujours athée et communiste, et il y a cette présence de Dieu, de la main de Dieu dans ce récit. Qu’en dites-vous ?

Je dirai que cela pose une question sur l’essence de la religion : à quoi elle sert ? Moi, je ne sais pas à quoi elle sert dans la vie de l'individu. Qu'est-ce que c'est que la foi ? Qu'est-ce que ça veut dire, avoir la foi ? Pour moi, la foi, c'est la spiritualité, et je me dis : si Dieu existe, c'est en moi qu'il peut se manifester, c'est une partie de moi, ce n'est pas quelque chose de l'extérieur. Mais en tout cas, ce texte de Vassili Grossman donne beaucoup à réfléchir, surtout aujourd'hui.

***

 Effectivement ! Et je vous invite tous à venir l’écouter. Vous trouverez toutes les informations pratique ici. Les citations sont prises de: “Abel, le 6 août”, dans Vassili Grossman, Œuvres, Robert Laffont (Bouquins), Paris.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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