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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

10.01.2024

L'ancien professeur à la Haute école d’économie de Moscou, ancien présentateur de télévision mais toujours journaliste et écrivain, a vu son film documentaire La famine – qui raconte l'histoire de la grande famine du début des années 1920 dans la région de la Volga, en Bachkirie, au Kazakhstan, en Sibérie occidentale et en Ukraine – projeté à l'Université de Genève en décembre dernier. J’ai profité de sa présence à Genève pour lui poser quelques questions.

Alexander, votre film, tourné en 2022 avec le journaliste Maxim Kurnikov et la réalisatrice Tatiana Sorokina, a d'abord reçu un certificat de distribution en Russie, mais le ministère de la culture l'a ensuite révoqué et le film a été interdit. Vous a-t-on donné des explications ?

En Russie, il existe un certificat de distribution qui permet aux films d'être projetés dans les salles de cinéma. S'il est révoqué, cela ne signifie pas que le film ne peut pas être projeté dans d'autres espaces publics ; il peut être projeté dans des musées, des établissements d'enseignement, mais pas sur grand écran. Il s'agit donc plus d'une restriction que d'une interdiction. Ce qui est également très désagréable, mais pas mortel.

Le certificat de distribution a duré exactement 24 heures : entre la première projection publique et la révocation. Pendant ces 24 heures, de « nombreux spectateurs » ont réussi à se plaindre auprès du ministère de la Culture. Depuis, beaucoup d'eau a coulé. Si, maintenant, même Alexandre Sokurov ne reçoit pas de certificat de distribution, pourquoi devrions-nous nous offusquer ? En outre, en révoquant ce certificat, le ministère de la Culture nous a fait une énorme publicité : le film a déjà été vu par deux millions quatre cent mille personnes ; nous n'aurions jamais eu une telle diffusion sans un « don généreux » du ministère.

Mais tout de même, comment expliquer le retrait du film ?

La première explication était « pour des informations dont la diffusion est interdite en Russie ».

De quoi s'agit-il ?

Après que des journalistes aient posé une telle question, une autre formulation a été donnée : « en raison de nombreuses plaintes de spectateurs ».

La bande est précédée d'un avertissement : « Le film contient des images choquantes ». S'agit-il d'une loi ou d'une initiative des auteurs ?

Il ne s'agit pas d'une exigence russe, mais d'une exigence européenne, suivie par la chaîne YouTube « Present Time.doc », où le film est accessible au public.

Par pure coïncidence, j'ai récemment assisté à la projection d'un autre film portant le même avertissement ; un film consacré aux atrocités commises par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023. La projection était privée, sur invitation, mais le tumulte a éclaté au grand jour : des politiciens de gauche voulaient que le film soit interdit. C'est incroyable : une partie de la population réagit de la même manière en Russie et en Suisse ; les gens s'obstinent à ne pas vouloir connaître la vérité. Comment expliquez-vous cela ?

Ce sont des choses un peu différentes. En Russie, dans le cas particulier de notre film, les gens voulaient connaître la vérité, sinon le film n'aurait pas été vu par près de 2,5 millions de personnes et nous n'aurions pas reçu des dizaines de milliers de lettres, chacune d'entre elles racontant une histoire de famille. Par ailleurs, l'État russe ne soutient pas cette démarche, l'État ne veut pas dire la vérité. La mémoire nationale ne coïncide donc pas totalement avec la mémoire d'État.

En ce qui concerne la réaction de la gauche politique au visionnage dont vous parlez, le sentiment antisémite et anti-israélien n'est pas nouveau. Avant le 7 octobre et après la victoire sur le Hamas, je veux bien ergoter sur les erreurs d'Israël. Mais pas maintenant. De même, il est évident que Benjamin Netanyahou devra rendre des comptes en temps voulu. Mais pas maintenant. Pour l'instant, il faut récupérer les otages et détruire le Hamas, l'ennemi commun d'Israël et de la Palestine. Tout le monde a déjà oublié comment ils ont détruit leurs opposants au début des années 2000 pour prendre le pouvoir. Leur terreur est incontrôlée, c'est la terreur pour la terreur.

Le thème de la famine des années 1920 n'intéresse pas seulement vous et vos collègues. Il est au centre du roman de Gouzel Yakhina, Convoi pour Samarkande. Je sais que Gouzel a regardé votre film, mais avez-vous lu son livre et pourquoi, selon vous, ce thème est-il toujours d'actualité ?

Nous avons appris que Gouzel terminait son roman lorsque nous avons commencé à collecter des fonds pour le film. Je ne sais pas pourquoi les mêmes thèmes sont dans l'air, c'est comme ça que l'histoire fonctionne : vous n'avez pas à les inventer, vous devez les attraper. Le livre est très bon, et lorsqu'il a été critiqué, je n'ai pas compris pourquoi. Oui, Gouzel a délibérément déplacé l'action en 1923, date à laquelle un tel convoi ne pouvait plus exister. Délibérément – pour créer un espace qui permette l'expérimentation littéraire. Elle voulait qu'un livre sur un sujet très complexe soit lu par le plus grand nombre de personnes, et elle a agi selon les lois de la littérature de masse : en contournant certains thèmes, en affaiblissant la cruauté. Les plaintes contre elle étaient pour moi incompréhensibles, mais en Bachkirie et au Tatarstan on a commencé à régler des comptes.

La raison pour laquelle votre film a été interdit en Russie est assez claire : l'image de l'Occident en général et des États-Unis en premier lieu en tant que « pas un ennemi » ne cadre pas du tout avec le discours de propagande actuel. Croyez-vous que ceux que l'on appelle communément les « Russes ordinaires » pensent vraiment que l'Occident est un ennemi pour eux ?

Ceux qui s'intéressent à l'histoire ne sont plus vraiment des « Russes ordinaires ». Et si l'on parle des téléspectateurs réguliers de Channel One, alors oui, ils le pensent. Leur incompréhension mutuelle avec les Occidentaux, chez qui il existe également un ensemble de stéréotypes, est évidente. Malheureusement, les conversations et les explications ne suffiront pas à résoudre ce problème. Il y a de la rancœur de la part des Russes - pour l'incompréhension. Pour le fait que leur douleur n'a pas été entendue. Mais c'est en partie la faute de nos libéraux qui, dans les années 1990, ne savaient pas comment parler à un grand nombre de personnes. J'aime aussi le livre de Gouzel Yakhina parce qu'elle essaie de dire certaines choses que nous ne disons pas dans le film, en s'adressant au grand public. Nous avons travaillé pour un public plus restreint, en laissant de côté les complexes impériaux.

La continuité des méthodes des gouvernements soviéto-russes est surprenante. Lorsqu'on a besoin de l'aide de l'Occident, on fait appel à des gens respectés « là-bas » – essentiellement des membres de l'intelligentsia, c'est-à-dire de la « cinquième colonne ». Lorsque le besoin n'est plus, ils sont éliminés. C'est ce qui s'est passé avec le Comité non étatique d'aide à la famine, que vous décrivez dans le film, et plus tard avec le Comité antifasciste et Solomon Mikhoels. Aujourd'hui encore, les autorités utilisent l'intelligentsia ; ou plutôt la partie de l'intelligentsia qui se laisse utiliser. Que diriez-vous de la relation actuelle entre les autorités russes et l'intelligentsia créative, aussi vague que soit cette notion ?

Je ne comprends pas très bien comment l'intelligentsia peut être utilisée aujourd'hui. À moins de recruter des acteurs connus comme des proxys. Les intellectuels d'aujourd'hui sont soit non autoritaires, soit oppositionnels, soit tacitement loyaux, mais peu d'entre eux « piétinent » activement pour le pouvoir. Si l'on prend l'exemple de Zakhar Prilepin, on ne sait toujours pas qui utilise le plus qui : le pouvoir est à lui ou il est le pouvoir. En même temps, une personne prête à risquer sa vie est toujours plus forte que ceux qui se contentent de tirer les ficelles. Je pense que les autorités devraient avoir peur de la rébellion de Prilepin.

Mais parlons des bonnes choses. L'Allemagne d'après-guerre était repentante, mais elle avait aussi besoin de se féliciter de quelque chose. De quoi donc ? En philosophie, il y avait Heidegger, en musique, il y avait Wagner. Mais en littérature, il s'est avéré qu'aucun grand écrivain allemand n'a coopéré avec les autorités, même à l'intérieur du pays : les écrivains se sont tus, sont partis ou se sont suicidés. Mais ils n'ont pas soutenu les autorités.

De quoi l'intelligentsia russe peut-elle se féliciter aujourd'hui ? Du fait que pas un seul écrivain vraiment talentueux – à l'exception de Prilepin – ne s'est rangé du côté des autorités. Certains sont silencieux, mais ils ne s'engagent pas ouvertement, pour ainsi dire.

Il y a ce qu'on appelle les poètes Z, mais leurs noms ne vous diront rien. Ce sont des gens secondaires qui ont eu leur chance aujourd'hui, et demain tout le monde les oubliera, y compris ceux qui les utilisent présentement.

Malheureusement, plus une partie de l'intelligentsia est dépendante des conditions extérieures, plus il est facile de l'exploiter. Exemple : les théâtres, la position de l'Union des travailleurs du théâtre est connue, les cinéastes obéissent également. En même temps, il y a un théâtre.doc, qui se réunit instantanément et fait une représentation, sans essayer – bien sûr – de gagner de l'argent avec. Et le cinéma d'aujourd'hui peut être tourné sur un téléphone ; il existe de tels exemples.

Le film fait intervenir, entre autres experts, la journaliste suisse Marit Fosse. Pouvez-vous me dire quelques mots d'elle ?

J'ai appris à la connaître grâce à un très bon livre qu'elle a écrit sur Nansen et qui a été publié en russe par la maison d’édition Paulsen. Dans le film, elle donne l'interview en norvégien, bien qu'elle vive en Suisse et qu'elle aurait pu le faire en français. Mais il était important pour nous de faire entendre plusieurs langues : le russe, le bachkir, le tatar, le français, le norvégien et l’anglais.

Il est surprenant d'entendre le calme avec lequel les paysans russes ont traité la mort d'enfants, y compris les leurs :  la foule a réagi avec curiosité et indifférence à la mort d'un garçon de 12 ans sous les roues d'un train, peut-on voir dans le film. Le gouvernement russe est également indifférent à la mort des soldats en Ukraine. Comment expliquer cette dévalorisation de la vie humaine dans notre pays ?

Divisons votre question en plusieurs parties. La paysannerie considérait la vie humaine de manière pragmatique, en se disant que si un adulte survit, il y a des chances qu'un enfant survive, mais pas l'inverse.  L'adulte peut avoir de nouveaux enfants. Telle est la culture, telle est l'expérience de la survie.

Quant au comportement du gouvernement russe aujourd'hui, il s'appuie sur le fait que la vie est dévalorisée aux yeux de nombreux Russes.

Exactement ! Alors pourquoi est-elle dévaluée ?

Il est probable que vous n'ayez pas voyagé dans la Russie « profonde » depuis longtemps, alors que je l'ai fait récemment. Je vous assure que ni vous ni moi ne voudrions vivre comme cela. Imaginez que vous viviez dans une petite ville où le viol est la norme et où les bagarres sont monnaie courante. La plupart des habitants sont passés par la prison ou la détention provisoire. Les maris boivent et battent les femmes qui les détestent. L'indifférence est un moyen de survie, une réaction de défense. Si vous ne tenez pas à votre vie, pourquoi tiendriez-vous à celle d'autrui ?

Quant à la dévalorisation de la vie dans le cadre de ce que Poutine a lui-même appelé la guerre, il s'agit des nombreux bénéficiaires, et je ne parle pas seulement des producteurs d’armes. Les gens reçoivent des sommes dont ils n'avaient jamais rêvé: 5 millions par mort, 200 000 par mois pour le salaire d'un combattant. Je ne justifie pas, vous l'aurez compris ; j'explique. Or les autorités s'appuient sur ces sentiments archaïques et font tout pour qu'ils ne disparaissent jamais.

Changeons de sujet. En 1988, vous avez soutenu votre thèse, dont le sujet était Les genres lyriques dans la poésie d'Alexandre Pouchkine. Le pauvre Pouchkine ne connaît pas de répit : la propagande russe s'appuie sur lui, en revendiquant par exemple ses droits sur Kherson ; et en Occident, même des connaisseurs et des amateurs de culture russe aussi éminents que Georges Nivat citent activement depuis près de deux ans son poème  « Aux calomniateurs de la Russie » comme un exemple d'ambitions impériales. Pouchkine a disparu du monde depuis longtemps, il ne peut pas répondre. Vous voulez bien prendre sa défense ? 

Je ne dirai pas du bien du poème « Aux calomniateurs de la Russie » : il y a des choses brillantes qu'il vaudrait mieux ne pas avoir. Autre exemple : le poème de Brodsky « Sur l'indépendance de l'Ukraine ». Un poème brillant, mais il aurait mieux valu qu'il écrive autre chose.

J'ai récemment donné une conférence sur « Aux calomniateurs de la Russie » et sur la « Vieille chanson pour un nouvel air » de Vladimir Joukovski datant de 1831. Vyazemsky a eu raison de qualifier la composition de Joukovski d'« ode au manteau ».

En tant que lecteur, je regrette que ces textes de Pouchkine et de Brodsky existent, car ils sont brillants et touchent les gens. Personne ne reproche à Joukovski son ode parce qu'elle est sans talent.

On peut expliquer longtemps et fastidieusement que les poèmes de Pouchkine ne sont pas anti-polonais, mais anti-français, que le Parlement français envisageait de déclarer la guerre à la Russie, que la France, qui venait de perdre la guerre de 1812, avait le même droit de parler de la Russie que l'Allemagne des juifs. Mais, sur le fond, c'est clair : ces poèmes sont puissants, désagréables ; dans le champ symbolique de la culture russe ils sont « étiquetés ». Mais ces poèmes ne sont pas à blâmer pour ce que fait le gouvernement russe ; il n'y a pas de lien entre ces phénomènes. Je ne pense pas que Poutine lise « Aux calomniateurs de la Russie » avant de se coucher et qu’il s'en inspire.

Quant à la démolition des monuments de Pouchkine, si cela peut sauver la vie d'une personne et l'aider à survivre, j'y suis favorable. Mais je pense qu'il n'y a pas de lien entre les deux non plus. Il est clair qu'en Ukraine, on démolit les monuments de Pouchkine comme des personnifications de la guerre, et Pouchkine s'en moque.

Pourquoi ne quittez-vous pas la Russie ?

Tout d'abord, je ne le veux pas. Deuxièmement, pour une multitude de raisons qu'il m'est difficile d'énumérer par ordre de priorité. Ma femme et moi sommes rentrés de France le 26 février 2022. Il y avait des enfants à la maison. Et puis, mon public est là, et les gens ont besoin de quelqu'un pour leur parler comme si la vie continuait, car elle continue quand même. Et il faut vivre. Je pense souvent aux paroles d'Arseny Roginsky, le fondateur de Memorial, qui disait : « Ne les laissez pas vous tuer ». Mais je ne suis pas un héros. Si je dois choisir entre la vie, la liberté et le départ, je choisirai le départ. Mais tant qu'ils me laisseront vivre et travailler là-bas, je resterai en Russie et je chérirai cette opportunité.

Lorsque vous avez quitté votre poste de professeur à la Haute école d’économie de Moscou en avril dernier « par accord des parties », vous avez dit que vous passeriez un certain temps à « flotter librement », puis que vous finiriez d'écrire deux livres et réaliserez un film documentaire en collaboration avec la réalisatrice Tatiana Sorokina. Avez-vous réussi à faire tout ce que vous aviez prévu et quels sont vos projets pour l'avenir ?

Nous avons réalisé le film, qui s'appelle La Patrie, et nous allons bientôt commencer à collecter de l'argent pour le montage, la correction des couleurs et la voix off. Le film est centré sur Giovanni Guaita, un prêtre italien. Originaire de Sardaigne, il étudie le russe à Lausanne, puis à Genève, avec Georges Nivat. Il vend des fleurs pour gagner de l'argent. Au milieu des années 1980, il rencontre le père Alexandre Men, quitte tout et part en Russie, où il devient hiéromoine russe. Il est également devenu un grand spécialiste de l'Arménie, qu'il considérait comme une passerelle entre l'Occident et l'Orient et où il a vécu pendant un certain temps. Dans le film, lui et moi traversons l'Arménie au moment où cent mille personnes de l'Artsakh sont déplacées, nous atteignons presque la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, nous communiquons avec les réfugiés... La métaphore qui traverse le film est celle de l'inondation. Nous sommes à l'époque du déluge. Nous ne savons pas s'il y aura un nouvel Ararat, s'il y aura une colombe de la paix. Nous vivons dans un état d'espoir et de désespoir. Ma position est en contradiction avec celle du héros du film : je crois qu'il n'y a pas de patrie avec une majuscule, et lui ne le pense pas. Ce n'est pas que je nie l'idée même de patrie, mais celle qui était, avec une majuscule, n'existera plus. Ce sera avec une petite lettre – l'endroit où vous êtes né ; où vous avez passé votre enfance.  Je n'ai pas encore décidé où enregistrer mon film – en Russie ou en Arménie –, mais le fait que les comités de sélection des festivals refusent même de regarder des films russes existe. Il y a un boycott. Pas dans la mesure où il est présenté en Russie, mais il existe.

Pour ce qui est des livres, c'est plus difficile – même si je vais produire de gros efforts pour, d’ici le printemps, terminer un livre sur Pouchkine intitulé Bref, Pouchkine ; je dois m'appliquer pour le faire. De plus, je travaille à l'École supérieure des sciences sociales de Moscou.

La « flottement libre » a donc été de courte durée...

Bon, j'ai flotté pendant un moment, il est donc temps de me remettre au travail.

NB : Le film La famine est accessible ici, en v.o. russe.

13.12.2023
Luis Meléndez. Nature-mort, 1773 Photo © Muséo Prado

Le roman de l’auteur géorgienne Nana Ekvtimishvili, Le Verger de poires, paru en traduction française aux Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, a été présenté lors du festival parisien « Un Week-end à l’Est » qui recevait cette année la ville de Tbilissi en qualité d’invitée d’honneur. J’ai lu le livre et ai assisté à la rencontre avec son auteur à Paris ; en conséquence de quoi, voici mes impressions.

Si vous ne connaissez pas encore le nom de Nana Ekvtimishvili, sachez qu’elle est née à Tbilissi en 1978, qu’elle a étudié la philosophie à l’Université de cette ville, puis l’art du scénario et de la dramaturgie en Allemagne. Elle s’est rendue au festival en qualité de marraine de l’événement, mais aussi d’écrivaine et de réalisatrice. Son film Eka et Natia, chronique d’une jeunesse géorgienne, tourné avec Simon Gross, acclamé comme marquant le début de la nouvelle vague géorgienne et nominé aux Oscars par la Géorgie en 2014, a été projeté lors de la semaine festivalière. La traduction française du roman Le Verger de poires, écrit en 2015 et sélectionné – entre autres – pour le Booker Prize International et le Warwick Prize for Women in Translation en 2021, a été également présenté au public. Le roman est déjà traduit en treize langues, dont le russe en 2022. Nana Ekvtimishvili, quant à elle, appartient à cette génération de Géorgiens qui eurent déjà le temps d’oublier le russe (enseigné dans toutes les écoles avant la chute de l’URSS), ou qui choisirent de ne plus le parler pour des raisons idéologiques. Dans les deux cas, je ne puis que le déplorer, sans pour autant que ce fait n’affecte mon appréciation du roman.

Dès que j’ai vu ce livre j’ai pensé à la Cerisaie – autre titre « fruitier ». L’ayant lu, j’ai réalisé que le sujet, lui aussi, recèle des parallèles : tandis que Tchekhov décrit la fin de la « Russie des nobles » et les changements apportés par la nouvelle génération des hommes d’affaires, Nana Ekvtimishvili décrit la Géorgie postsoviétique qui essaye, à son tour, de s’adapter à une nouvelle vie. Anton Tchekhov a qualifié sa triste pièce de comédie ; les poires de Nana ont, pour leur part, l’acidité des cerises… ou plutôt de griottes. 

L’écrivaine a placé au centre de son roman la catégorie humaine la plus vulnérable de toute société ; et qui plus est, en l’occurrence, de la société d’un pays pauvre : les enfants handicapés mentaux confinés dans un internat que les habitants du quartier appellent d’une manière très politiquement incorrecte une « école des idiots ». S’y trouvent de « vrais » orphelins, mais aussi ceux placés par leurs parents – faute de moyens de les élever. Aussi difficile qu’il soit d’imaginer ce genre d’établissement dans un pays comme la Géorgie où règne le culte de la famille, ils sont néanmoins devenus une réalité dans les années 1990, après la guerre civile. Heureusement, depuis lors, selon mes sources sur place, ils ont pratiquement disparu.

Un problème majeur qui se posait à ce type d’institution était « la suite » : que faire des orphelins après, livrés à une société de plus en plus compétitive ? Trop souvent rien – et c’est la raison pour laquelle Lela, l’héroïne du roman, reste dansl’orphelinat bien après l’âge révolu : elle n’a simplement nulle part où aller. Nana Ekvtimishvili connait bien le sujet, ayant passé son enfance dans la rue où se trouve l’internat qu’elle décrit. Lors de la présentation du livre à Paris elle a expliqué que tous les personnages sont issus de prototypes bien réels ; sauf Lela qui, elle, incarne l’« hybride » de trois personnes différentes. Le roman, traduit par Maïa Varsimanishvili-Raphael et Isabelle Ribadeau Dumas, commence donc par la description de cette rue de Kertch, laquelle « n’est pas une rue comme les autres. C’est la seule rue à porter un nom dans cette banlieue de Tbilissi. <> Dieu sait qui a eu l’idée, dans la Géorgie soviétique de 1974, de baptiser cette rue du nom d’une ville de Crimée. C’est dans cette ville qu’un beau jour d’octobre 1942, quand la mer encore chaude de l’été moutonnait sous la brise, l’armée nazie extermina les cent soixante mille prisonniers qu’elle y avait faits. » On peut en déduire de ce passage que, malgré les efforts de la Géorgie d’aujourd’hui de se distancier du passé soviétique, il la rattrape toujours. Du moins, pour l’instant.

Tous les enfants de l’internat sont présumés « défectueux », mais Nana Ekvtimishvili ne se focalise pas pour autant sur fait – à tel point même que, par moments, leurs réactions et leurs actions paraissent plus « normales » que celles des adultes. Je vous offre comme exemple la discussion des voisins qui cherchent à déculpabiliser un automobiliste ayant provoqué la mort du petit Sergo : « Ce ne doit pas être quelqu’un de mauvais… Apparemment, il n’a pas accepté qu’on mette le cadavre dans un cercueil en zinc, il a demandé un cercueil en bois et a pris en charge les coûts de l’enterrement… S’il n’avait pas été là, on aurait enterré ce malheureux enfant comme on enterre les sans-famille : sans nom et sans pierre tombale. » Que « s’il n’avait pas été là », Sergo serait encore vivant, ce fait est ignoré, si bien que la mort d’un enfant devient un fait divers.  

Vous savez peut-être que Lénine considérait le cinéma comme le plus important des arts, étant un art de masse. Je peux donc imaginer que plus nombreux seront les gens qui verront le film de Nana Ekvtimishvili que ceux qui liront son livre. Pourtant, malgré d’indéniables avantages, le cinéma possède au moins un point faible : il ne parvient pas à transmettre au public des odeurs. Or, le livre de Nana Ekvtimishvili en est baigné, bien que, pour la plupart, ces odeurs soient désagréables – à commencer par celle de l’internat saturé par « l’odeur de malpropreté que dégagent les enfants <> et de celle des vêtements lavés avec la même lessive. Ajoutons à cela la puanteur des draps sales, des vielles couettes, des matelas pisseux, des oreillers er de couvertures de laine, transmis d’une génération d’élèves à l’autre… ». Ce mélange nauséabond est impossible à chasser, même en faisant des courants d’air. (Si vous avez eu la chance de visiter la Géorgie, vous en conviendrez avec moi : ce n’est en rien ce genre de mélange que préserve notre odorat !) Sur ce fond, combien sont attirantes les poires du champ d’à coté, mais elles n’ont hélas aucun gout. On dirait que la Nature elle-même se moque des enfants en les privant de ses fruits.

« Les poiriers, délaissés par l’homme, ont des troncs blanc, robustes, noueux. Leurs branches entremêlées descendent jusqu’à terre. Chaque été, ces arbres portent de grosses poires, vertes et lisses. Personne ne les cueille, peut-être parce qu’elles ne parviennent pas à maturité avant le début du froid, ou peut-être parce que l’eau a imbibé la pulpe de cet étrange fruit, le rendant trop aqueux. Si quelqu’un cueille une poire et la mord, il sent immédiatement qu’elle est dure comme du roc. <> Quand Lela traverse le verger en courant, son cœur bat la chamade et elle se demande si elle pourra sortir de ce lieu maudit. Transie de peur, elle imagine que les poiriers l’attraperont et la feront tomber. Le sol mou s’affaissera sous son poids, les racines la couvrirons et la terre spongieuse l’engloutira pour toujours ».

Un axe important du projet littéraire de Nana Ekvtimishvili concerne Irakli, un garçon attachant, dont la mère célibataire le visite rarement puis, sans le prévenir, part en Grèce afin de gagner de l’argent. Les appels téléphoniques d’Irakli à la recherche de sa maman brisent les cœurs. Mais voilà que la fortune semble lui sourire : contre tout attente, c’est lui qu’un couple d’américains souhaite adopter. Portant, à la dernière minute, Irakli s’échappe et rentre à l’internat. Pourquoi ? Est-ce par peur du changement ou dans l’espoir que sa mère lui reviendra un jour ?

Nana Ekvtimishvili soulève dans son roman des thèmes d’une importance et d’une douleur extrêmes. La solitude des enfants sans défense face à la méchanceté et l’impunité de certains adultes. La prostitution enfantine. La violence à l’endroit des plus faibles de la part des adultes tout comme d’autres enfants. La violence qui devient une banalité, presqu’une norme. Ce n’est par hasard si, dès les premiers pages du roman, Lela rêve de tuer Vano, cet enseignant pédophile : toutes les nouvelles filles de l’internat passent par son bureau, comme Lela l’a fait en son temps. Il est extrêmement difficile de lire ces scènes écrites d’une manière visuelle, cinématographique – on imagine bien ce qui s’y passe. Trop bien même. Reste que je regrette qu’à Paris, la modératrice de la rencontre avec Nana Ekvtimishvili se soit concentrée sur ces seules scènes – laissant complètement de côté toute la tendresse et la gentillesse émanant de ce livre et qui, comme des pervenches à travers la neige, y poussent à travers la carapace dure du monde dans lequel ces enfants privés de toute chaleur humaine grandissent prématurément. La seule bonne odeur émane de la cuisine d’une voisine qui cherche toujours à nourrir les orphelins. L’odeur de la maison.

Ce sont ces rayons d’humanité que je considère comme les signes les plus fiables des changements en cours… et pour le mieux ! Combien magnifique est la scène située vers la fin du roman où plusieurs enfants, guidés par une Lela expérimentée, s’aventurent dans le jardin d’un voisin pour y chaparder des cerises. J’en cite pour vous un extrait. Lela « colle sa joue contre l’écorce rugueuse, ferme les yeux et se fige pendant une seconde. Elle enlace l’arbre comme s’il était un être vivant qu’elle retrouvait après de longues années de séparation. Le cerisier est toujours le même, immuable, comme si cette rencontre l’avait laissé muet et intimidé. Seule la brise caresse délicatement ses branches. <> L’arbre chargé de voleurs oscille doucement, mais ses racines le maintiennent solidement arrimé à la terre. Il a reçu les petits visiteurs comme une mère reçoit ses enfants affamés, de retour à la maison ; il les cajole, les mets sur ses genoux et leur parle en murmurant, pour ne pas effrayer les voisins et ne pas attirer le mauvais œil. Les feuilles bruissent. Une branche craque sous un pied. Tous se pétrifient et retiennent leur souffle, dans l’attente d’un incident. Mais le silence règne tout autour et l’on n’entend que les cigales se disputer ».

N’est-ce pas magnifique ? Et ne trouvez-vous pas que cette image est plus forte que le style du récit délibérément dur ? Qu’elle révèle l’essentiel : la fragilité des enfants abandonnés qui ont tant besoin d’être aimés, caressés, protégés ?

Alors, comme on dit en Géorgie : levons nos verres à ce que les internats deviennent un phénomène du passé ; à ce que tous nos enfants grandissent en amour en en sécurité, et à ce que les fruits les plus sucrés soient toujours en abondance dans leurs assiettes. De notre table à la vôtre, et vice versa.

P.S. Chers lecteurs, avec ce toast, je mets fin à mon blog pour l’année 2023 et profite de l’occasion pour partager une chose avec vous. Depuis plusieurs mois je reçois des messages émanant de lecteurs qui me demandent d’écrire davantage. Plus souvent. J’en serai ravie, mais pour cela je devrais m’adjoindre une aide. Si donc vous pensez à des personnes autour de vous susceptibles d’être intéressées par la sponsorisation de ce blog ou par l’adjonction de publicités sur cette page, vos idées sont les bienvenues ! Je vous donne un rendez-vous en janvier, vous remercie de votre soutien et vous souhaite à toutes et à tous une bonne et heureuse année 2024.

08.12.2023
Photo © Maria Slepkova

Le 10 décembre 2023, Yuri Temirkanov (1938 – 2023) aurait fêté ses 85 ans. Il nous a quitté quelques semaines avant.

Les mélomanes parmi mes lecteurs vont tout de suite reconnaitre dans le titre de cette chronique un clin d’œil au Trio pour piano en la mineur dite « À la mémoire d’un grand artiste », composé par Tchaïkovski en 1882 et dédicacé à son grand ami Nikolaï Rubinstein, compositeur, chef d’orchestre et fondateur du Conservatoire de Moscou, décédé depuis peu. Oui, dans le temps, les immenses musiciens ne trouvaient pas humiliant pour leur egos d’exprimer leur admiration à l’endroit de leur confrères – « en présentiel », comme l’on dirait aujourd’hui, ou après leur mort, quand leurs éloges ne leur étaient plus d’aucune utilité. Ce temps est révolu.

Ayant appris la disparition de Youri Temirkanov le 2 novembre, je n’ai pas écrit de nécrologie – ceci pour plusieurs raisons.  D’abord, je suis sûre qu’il aurait préféré que je pense à lui le jour de son anniversaire, plutôt que celui de sa mort. Ensuite, il a fallu absorber la nouvelle. Finalement, j’étais curieuse de voir la réaction suisse au décès de cet immense musicien. Je n’en ai lu pratiquement aucune. Ni le Verbier Festival, ni celui de Lucerne où Temirkanov s’était rendu, fidèle, au fil de longues années, ni l’OSR qu’il a dirigé pour la première fois en 2013, n’ont trouvé opportun de lui rendre hommage. Je n’ai pas vu de nécrologies dans les journaux, mais ai par contre été touchée par le très gentil message que Charles Dutoit a publié sur sa page de Facebook. De toute évidence, le maestro suisse se souvient du soutien amical de son collègue russe au moment difficile de sa vie. Merci à celui qui n’a pas une courte mémoire. Quant aux autres…

© Stas Levshin

Comment ne pas donner raison à Temirkanov, lui qui aimait tant citer Alexandre Pouchkine en répétant « Qui vit et pense est incapable / De voir les gens sans mépriser », quand j’apprends qu’un célèbre et très respecté réalisateur de cinéma d’âge mûr, s’étant trouvé au même étage que Youri Temirkanov dans un hôpital à Saint-Pétersbourg, avait pénétré dans sa chambre – à la bonne franquette – et, sachant que maestro ne recevait personne, l’avait photographié sans permission avant de poster des photos sur les réseaux sociaux ? Comment ne pas lui donner raison quand je lis le texte d’un journaliste russe qui, après avoir chanté à son propos maints éloges de son vivant, lui trouve à présent des défauts dans sa manière de diriger ; ironise au sujet de ses foulards en soie ; se plaint du fait que son répertoire était limité (il suffit de voir la liste des œuvres interprétées pas Youri Temirkanov rien qu’à la Philharmonie de Saint-Pétersbourg pour dévoiler pareil mensonge) et fait courir des bruits sur la relation du maestro avec Mariss Jansons, son confrère et ami de longue date – bruits que les deux musiciens ne peuvent plus dénoncer ? Le journaliste du Guardian ne vaut guère mieux quand il met, sans son article post mortem, l’accent sur la proximité de Temirkanov avec le président Poutine.

J’ai eu la chance et le privilège de bien connaître Youri Temirkanov – Youri Khatuyevitch, comme on l’appelle en russe, en utilisant le nom de son père –, aussi aimerai-je parler de lui d’une manière informelle, remplir quelques « espaces » dans sa biographie officielle et répondre à quelques questions qui, de toute évidence, empêchent de dormir certains « experts ». Je le ferai en m’appuyant, outre sur mes propres souvenirs, sur un long et très sincère interview que le maestro Temirkanov m’avait accordé en 2014 (vous pouvez le feuilleter ici, page 64).

« Poème et prose, vague et pierre, / Glace et brasier différaient moins », c’est ainsi que Pouchkine décrivait Lenski et Onéguine (dans la traduction d’André Markowicz). S’il avait connu Temirkanov, il aurait appliqué tous ces épithètes à sa seule personne, tant sa personnalité était contradictoire. Le calme apparent marié au tempérament fou de ce fils du Caucase ; la gentillesse et la douceur manifestes et la dureté à la limite de la cruauté… En rien capricieux dans le quotidien, il était furieusement intransigeant dans son travail ; il aimait la nourriture simple (viande bien cuite, sauces à bruler le palais et glace au caramel et à la fleur de sel – voici le menu imbattable) et les choses élégantes. La capacité de s’enthousiasmer et de s’infatuer coïncidait en lui avec l’indifférence et l’apathie ; l’amour des blagues, souvent salées, et le fin sens de l’humour, ponctués par des périodes de dépression – ce malheur propre à tant de grands créateurs. Youri Temirkanov était un charmeur né, naturel : fort d’un même engagement manifeste, il parlait de solfège et de mathématiques avec mon fils ainé ; de football avec mon cadet. Quand il discutait avec quelqu’un, son interlocuteur était convaincu qu’il était pour lui la personne la plus importante au monde. Il se pouvait que peu de temps après Temirkanov ne le reconnaissait pas, mais celui-ci ne s’en offusquait pas, conquis à jamais par son charisme. Et je ne parle pas même des femmes qui – toutes ! – trouvaient maestro irrésistible.

© N. Sikorsky

Personne publique malgré lui, il adorait la solitude : rien ne lui donnait plus de plaisir que de s’asseoir dans un fauteuil confortable avec un bon livre, une tasse de café (avec du lait chaud) et une cigarette. Temirkanov était un lecteur passionné, avec une préférence pour la non-fiction. Je me souviens à quel point il avait été impressionné par mon interview avec Vladimir Dimitrijevic, dont – comme tous les Russes – il n’avait jamais entendu parler et ignorait le fait que c’était grâce à cet éditeur suisse que Vie et destin de Vassili Grossman avait vu le jour, en russe et en français.

Dans chacune des multiples biographies de Youri Temirkanov, vous lirez qu’il est né à Naltchik, en République socialiste soviétique autonome kabardino-balkare, qu’à neuf ans il commençait à apprendre la musique, qu’ensuite il apprit le violon dans une école pour enfants douées de Leningrad et poursuivit sa formation dans les classes d’alto et de direction d’orchestre au Conservatoire de Léningrad. Tout cela est juste, sauf qu’il n’y avait pas d’école de musique à Naltchik après la guerre. Que s’était-il donc passé ? Comme maestro me l’avait raconté, il était devenu musicien… par politesse ! « Un jour que je jouais au football avec mon frère ainé, un voisin, un professeur de violon évacué chez nous pendant la guerre, nous a demandé si nous voulions apprendre à jouer d’un instrument. Au Caucase, il était impensable de dire non à une personne âgée. Donc nous avons dit oui. » Ainsi son destin fut-il décidé. Le nom du vieux professeur était Valeri Dashkov. Des années plus tard, lui et sa femme Béatrice Friedman, l’élève du grand pianiste Konstantine Igoumnov, ont émigrés en Israël. Dès sa première tournée dans ce pays, Temirkanov les a retrouvés.

Toutes les biographies de lui indiquent également qu’au Conservatoire de Leningrad il étudia dans la classe du grand pédagogue Ilya Mousine. Aucune, toutefois, ne mentionne le nom de Nikolaï Rabinovitch, que Temirkanov considérait également comme son maître et à qui il consacra un article instructif et très touchant. Voilà comment il y expliquait sa décision de ne pas s’inscrire dans la classe de Rabinovitch : « Je ne suis pas allé chez Nikolaï Semenovitch car c’était un homme dur – notre ignorance était insultante pour ses connaissances et sa culture encyclopédiques. C’était un homme de Renaissance. Il savait tout – du moins tout ce qui touchait à la musique. Il savait tant de choses que même si aujourd’hui nous, ses élèves, nous réunissions, nous ne pourrions pas arriver à son niveau ». 

Les leçons du professeur Rabinovitch n’ont pourtant pas été perdues pour Youri Temirkanov qui, à son tour, trouvait l’ignorance insultante.

Lui qui fut un chef d’orchestre d’opéra mondialement connu – ses productions au théâtre Mariinsky et au Bolchoï, ou encore à Parme, sont toujours considérées comme des étalons – s’était, avec le temps, laissé de l’opéra, dégouté par les mises-en-scène contemporaines. « Je vais rarement à l’opéra. Les productions contemporaines me dégoûtent. Transformer la musique de compositeurs de génie en l’accompagnant de ses propres fantaisies n’ayant rien avoir avec la musique, c’est un autre genre. Dans l’opéra, c’est la musique – et elle seule – qui doit dicter tout ce qui se passe sur scène », me disait-il. 

© N. Sikorsky

Ceux qui eurent la chance de voir et d’entendre Temirkanov diriger son orchestre qu’il hissa au niveau de la perfection (bien que, disait-il, la perfection n’était qu’un rêve inatteignable), de voir ses musiciens suivre non seulement chacun de ses gestes mais chaque mouvement de sourcils, d’admirer sa précision et son élégance, n’oublieront jamais leurs émotions – qu’il s’agisse de la Septième symphonie de Chostakovitch ou la Deuxième symphonie de Mahler. Mais ceux qui assistèrent aux répétitions comprirent le prix payé pour cette légèreté apparente. Pour une telle perfection. Je me souviens encore de mon étonnement un jour qu’à quatre heures du matin je trouvais le maestro occupé à l’étude d’une partition. Une partition qu’il devait pourtant connaitre par cœur, tant il l’avait jouée de fois. Eh non : la perfection ne tombe pas du ciel.

À différentes reprises, j’ai parlé avec le maestro Temirkanov des relations entre l’intelligentsia et le pouvoir – un sujet russe traditionnel. Convaincu qu’il doit y avoir une frontière entre les deux domaines – frontière accordant de se faire une opinion indépendante –il n’a jamais nié ses relations cordiales avec l’actuel président russe qu’il avait connu à l’époque où celui-ci travaillait encore à la mairie de Saint-Pétersbourg et où Temirkanov était déjà Temirkanov. J’ai assisté au 75ème anniversaire de maestro, puis au 80ème. Poutine était présent à ces deux occasions. Il prononça des toasts, dina avec tout le monde. Temirkanov le traita comme tous les autres invités, et marcha tranquillement devant lui, considérant la chose comme parfaitement normal – après tout, c’était son anniversaire, non ?!

Ainsi m’expliqua-t-il l’essence de ses relations avec le président Poutine : « Peu importe qui se trouve au pouvoir en Russie – monarchistes ou communistes, la coutume veut que ce soit toujours une personne qui décide de tout. Par exemple, le ministre des finances en Russie n’est pas en mesure de prendre la décision d’accorder davantage d’argent à la culture. Alors, que cela soit un bien ou un mal, on se trouve obligé de discuter certaines questions importantes avec celui qui prend les décisions. Et je le fais, car ma position m’y oblige. Par exemple, à ma demande, le président Poutine a augmenté de dix fois les salaires des musiciens des cinq plus importants orchestres russes. Les premiers pour qui j’ai fait cette demande d’augmentation étaient les professeurs des Conservatoires. Il a aussi augmenté de trois fois les salaires dans mon orchestre. Il sait bien que je ne le dérangerai pas pour des choses sans importance et que je ne demanderai jamais rien pour moi-même ». À une autre occasion, en discutant ce même sujet avec mon fils alors âgé de douze ans, il a admis que n’était pas normal le fait que le président du pays décide de l’achat d’un piano pour la Philharmonie de Saint-Pétersbourg. Mais qui pourrait citer Temirkanov glorifant Poutine ou sa politique ? Personne.

© N. Sikorsky

Ces derniers temps, le maestro Temirkanov était souffrant. La mort de son frère adoré n’avait pas manqué de l’affaiblir, suivie de celle de son fils unique. Par la suite, l’irruption du Covid l’avait soustrait à son rythme habituel – le privant de concerts. De tournées. J’ose croire qu’il était presque heureux à l’idée ne pas parvenir à son jubilé. Il n’aimait plus les célébrations officielles. Ainsi, le jour de ses quatre-vingt ans qui coïncidait avec les dix-huit ans de mon fils ainé, il lui envoyait un message disant : « Quand tu auras quatre-vingt ans et seras célèbre, et que tout le monde te félicitera, tu verras comme c’est ennuyeux ! » Dans le contexte russe actuel, toute célébration lui aurait été d’autant plus pénible, j’en suis certaine.

… Chaque fois qu’il venait passer quelques jours dans mon ancienne maison genevoise, Youri Temirkanov marchait tout droit sur la bibliothèque en quête du volume X des Œuvres de Lev Tolstoï, en sorte de relire une fois de plus La Mort d’Ivan Ilich – sa nouvelle préférée. J’imagine qu’il pensait à ce texte durant ses derniers jours, s’identifiant peut-être davantage encore avec le personnage principal, qui, au terme d’une vie simple, agréable et décente, se trouvait infligé d’une maladie incurable. Et voilà que tout lui devenait égal sauf « le sentiment de la vie qui s’en va, qui s’en va inexorablement mais qui n’est pas encore partie ; l’imminence de plus en plus proche de cette mort terrifiante et odieuse qui est la seule réalité ». Je doute que Youri Khatuyevich aurait pleuré, à l’instar d’Ivan Ilitch, « sur son impuissance, sur son effroyable solitude, sur la cruauté des hommes, sur la cruauté de Dieu, sur l’absence de Dieu » ; mais je l’imagine fort bien occupé à débattre de sujets éternels avec Tolstoï lui-même et d’autres convives dignes de lui. Et, oh ! quel orchestre formidable pourrait-il-composer là-bas..

… Les génies ne sont – par définition – pas des gens comme les autres. Il est inutile d’essayer de les mesurer à l’échelle ordinaire, comme il est déconseillé de les approcher de trop près – histoire de ne pas se brûler des ailes et d’éviter de perdre ses illusions. Mieux vaut ne pas hanter les coulisses, ni les guetter par le trou de la serrure. Admirez-les plutôt sur scène ou à l’écran, c’est beaucoup mieux ainsi. Heureusement, il nous reste de maestro Temirkanov beaucoup d’enregistrements – audio et vidéo. Ils sont à nous.

Un grand merci au maestro pour sa musique à qui – à elle seule – il fut fidèle toute sa vie.

Et à présent, faites-vous plaisir pendant quatre minutes à peine ; écoutez le Salut d’amour d’Edward Elgar interprété par l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg que dirige Youri Temirkanov. Amen.

17.11.2023

Le 4 décembre 2023, deux grands musiciens, Evgeny Kissin et Thomas Hampson, seront présents sur la scène du Conservatoire de musique de Genève en tant qu'acteurs dramatiques. Grâce à l'Association Avetis.

J’aime beaucoup ce que fait l’Association Avetis. Créée par la chanteuse d’opéra Varduhi Khachatryan, membre du chœur du Grand Théâtre de Genève, afin de populariser la culture arménienne, cette association a depuis longtemps dépassé les frontières nationales : les artistes qu’elle invite viennent de tous les horizons : de la pianiste géorgienne Khatia Buniatishvili au Russe Mikhaïl Pletnev et jusqu’à Placido Domingo. Initialement dédiée exclusivement à la musique, art qui n’a pas besoin de traduction, l’Association Avetis a décidé de franchir également cette frontière et de rajouter le théâtre à son « profil » – pour utiliser le jargon des réseaux sociaux. Ce rajout ne signifie nullement un changement d’orientation : comme vous le voyez, le prochain événement aura lieu au Conservatoire de musique, avec deux immenses musiciens tenant la vedette.

Je suis sûre que vous les connaissez : le grand pianiste russe Evgeny Kissin (qu’on a souvent l’occasion d’applaudir en Suisse) et le non moins grand baryton américain Thomas Hampson – vous vous souvenez peut-être de sa sublime interprétation du Lied von der Erde de Mahler présenté en 2012 avec l’OSR. Voir Kissin et Hampson ensemble sur scène est une chance rare, bien que cela ne soit pas la première fois. Le spectacle « Address unknown » a été joué pour la première fois le 18 juillet 2022 au Festival de Verbier puis, une année plus tard, au Schloss Elmau en Allemagne.

Il s’agit de la mise en scène d’un roman écrit en 1938 par l’écrivaine américaine Kathrine Kressmann Taylor (1903-1996). Address Unknown, l’œuvre la plus connue de Taylor, n’arriva en Europe que plusieurs décennies plus tard. Taylor s’était choisi un pseudonyme, car son éditeur estimait qu’un texte politique rédigé par une femme ne serait pas pris au sérieux. Le livre décrit les changements qu’engendra la montée du national-socialisme en Allemagne. Il prend la forme d’une correspondance fictive entre un marchand d’art juif vivant à San Francisco et son ami et partenaire commercial qui est retourné en Allemagne. L’Allemand s’enthousiasme toujours plus pour le national-socialisme – tant et si bien que la relation entre les deux finit par se transformer en hostilité ouverte.

Publié pour la première fois en 1938 dans la revue américaine Story Magazine, Address Unknown (traduit en français sous le titre Inconnu à cette adresse) suscita un large débat public. En 1939, l'histoire fut publiée sous forme de livre, tirée à 50 000 exemplaires aux États-Unis et interdite en Allemagne. En 1995, à l'occasion du 50e anniversaire de la libération des camps d'extermination, le livre fut réédité par Story Press Books et connut un succès international. Il est traduit en quinze langues ; rien qu’en France, 600 000 exemplaires furent vendus. Une version allemande sortit finalement en 2001 et se retrouva également sur la liste des best-sellers. La version russe parut la même année.

Depuis de nombreuses années, des liens d’amitié me lient à Evgeny Kissin. Je connais son amour pour la littérature et son extraordinaire mémoire qui lui permet de « photographier » des pages et des pages de textes en prose. Ses lectures de poèmes en yiddish, lus en français par Gérard Depardieu, restent gravées dans ma mémoire. Mais même à moi, il réserve des surprises. Ayant su qu’il allait prochainement se produire à Genève, j’ai appris entre autres, en parlant avec lui, qu’Evgeny Kissin rêve de jouer le rôle de Léo Rafalesco dans les Étoiles vagabondes de Cholem Aleikhem – bien qu’il ait trente ans de plus que cet attachant personnage – et qu’il cherche un metteur en scène qui voudrait bien lui confier ce rôle.

Evgeny Kissin est une personne aux principes clairs et nobles. Son amour pour l’Arménie et le fait qu’il ait accepté l’invitation de l’Association Avetis ne s’expliquent pas uniquement parce que sa femme Karina (qui joue les rôles féminins dans ce spectacle mis en scène par sa sœur Marianna) est à moitié arménienne. « Je me suis rendu en Arménie pour la première fois à l’âge d’à peine treize ans, et j’ai été très impressionné par la beauté du pays, par son atmosphère toute particulière et par l’hospitalité de ses habitants, m’a-t-il raconté. – Dans les années 1980, quand un malheur après l’autre a frappé l’Arménie, j’ai évidemment éprouvé la plus grande compassion pour ce peuple qui comptait déjà à l’époque beaucoup d’entre mes amis. »

La position d’Evgeny Kissin relative au Haut-Karabakh est tout aussi claire que sur les autres sujets d’actualité. « Si vous êtes contre Staline et pour Sakharov, vous devez reconnaître le Karabakh comme une partie de l’Arménie, sans équivoque. Tertium non datur, » martèle-t-il.

À ma question de savoir si, dans le contexte actuel, des dialogues comme celui entre les deux personnages du spectacle sont possibles, il répond que non seulement ils sont possibles, mais ils ont lieu. Et il me raconte une anecdote à propos d’un homme qui lui paraissait « fréquentable » et à qui il a accepté d’accorder une interview. Or, lors de leurs échanges par e-mail, il s’est rapidement avéré que l’homme en question était un « poutiniste acharné ». La correspondance s’est arrêtée net.

Et la musique dans tout cela ? Ne vous en faites pas, elle sera au rendez-vous.

Le 4 décembre, le spectacle sera joué à 20 h. Dépêchez-vous de réserver vos places !

10.11.2023

Aujourd’hui, la veille du jour d’anniversaire de Fedor Dostoïevski (1821-1881), immense écrivain russe que l’on peut aimer ou détester – mais qui ne laisse personne indifférent. Cet écrivain dont une plaque mémorielle au numéro 16 de la rue du Mont-Blanc commémore le séjour à Genève. À cette occasion, j’aimerais vous parler d’un livre que je viens de lire, après une petite introduction.

Contrairement à moi, vous n’avez sans doute pas étudié la biographie de Dostoïevski à l’école. Il est donc probablement opportun de vous rappeler que, depuis décembre 1846 ou janvier 1847, il fréquentait – sans pour autant adhérer à ses idées – le Cercle fouriériste de Mikhaïl Petrachevski, un fonctionnaire au ministère russe des Affaires étrangères qui combattait l'absolutisme de Nicolas Ier. En avril 1849, les membres du Cercle furent arrêtés. Lors d’une fouille chez Dostoïevski, la police trouva des livres interdits ; par la suite, le Tribunal militaire l’accusa d’avoir eu l’intention de renverser le régime. Après une instruction de plusieurs mois, un procès, une condamnation à mort et un simulacre d'exécution, le 22 décembre 1849 sur la place Semenovski à Saint-Pétersbourg, le tsar gracia les prisonniers à l'instant où ils allaient être fusillés ; la condamnation à mort fut commuée en exil de plusieurs années, la peine en déportation dans un bagne de Sibérie. Il est bien connu que, lors du procès et des interrogatoires, Dostoïevski se conduisit de façon exemplaire et ne trahit personne. Finalement, il vit sa peine commuée en quatre ans de travaux forcés, auxquels s'ajouta l'obligation de servir ensuite comme simple soldat. Le sentiment de sa résurrection fit sur Dostoïevski une impression inoubliable – dont on trouve la trace dans toute son œuvre.

Le condamné Dostoïevski fut mis aux fers. Le 23 janvier 1850, il arriva à Omsk où il passerait quatre ans au bagne et qu’il décrirait en détail dans ses Souvenirs de la maison des morts. Sa peine se termina le 23 janvier 1854 et, après un mois passé à Omsk, il fut affecté, le 2 mars, à un régiment de Semipalatinsk (Sibérie) en tant que simple soldat. Après deux mois de vie de caserne, Dostoïevski obtint le privilège rarissime de pouvoir habiter en ville. Les Souvenirs de la maison des morts commencent d’ailleurs par la description de Semipalatinsk où se déroule également l’action du Rêve de l’oncle. Un nouvel épisode dans la vie de l’écrivain commença : celui de soldat exilé. C’est à ce moment-là que son destin croisa celui du baron Alexandre von Wrangel, arrivé cette même année à Semipalatinsk en tant que procureur régional depuis Saint-Pétersbourg, où il avait lu et admiré Les Pauvres Gens, le premier roman de Dostoïevski.

L’amitié qui a uni le soldat exilé et le procureur peut paraître incroyable, mais elle ne l’est pas vraiment. Malgré la (provisoire) différence dans leur statut social, les deux hommes appartenaient au même cercle pétersbourgeois. Le jeune von Wrangel était fier de l’amitié avec l’auteur qu’il admirait tant. Il le prit sous son aile et l’introduisit dans la bonne société de Semipalatinsk, ville qui, selon les mémoires de von Wrangel, « semblait située au bout du monde ».

Les nouveaux amis devinrent inséparables : durant les deux ans que von Wrangel passa à Semipalatinsk, il se voyaient quasi quotidiennement. Nous savons que Dostoïevski changea quatre fois d’adresse dans cette ville, habitant entre autres dans la caserne avec d’autres soldats. Une des adresses s’appelait « Le Jardin de Cosaques » – il s’agissait là d’une datcha louée par von Wrangel où l’écrivain passa le printemps et l’été 1855.

Le Jardin des Cosaques (De Kozakkentuin, en version originale) est aussi le titre d’un livre de l’auteur néerlandais Jan Brokken. Ce livre est réédité cette année dans la traduction française de Mireille Cohendy par la maison d’édition Vuibert sous le titre Dostoïevski: Une amitié en Sibérie – jugé apparemment plus attirant. Dans sa préface, Jan Brokken déclare qu’il n’aime pas beaucoup les vies romancées mais qu’il aime « emprunter à la fois au roman et aux mémoires », comme dans le cas présent. L’idée du livre lui était venue grâce à une rencontre avec l’arrière-arrière-petite-fille d’Alexandre von Wrangel qui lui avait remis les copies des échanges épistolaires entre les deux hommes ainsi que les Mémoires de Wrangel, publiés en 1912 à Saint-Pétersbourg. D’entre soixante lettres une quarantaine ont été conservées ; ces lettres permettent de voir Dostoïevski sous un angle inhabituel.

« Après avoir pris connaissance de la documentation dont je disposais, je fus convaincu de deux choses : j’écrirais un livre sur cette amitié et je le ferais en m’exprimant à la première personne », explique Jan Brokken. Il a tenu sa promesse, entrant dans la peau du baron von Wrangel qui est devenu son alter ego le temps du travail sur le roman. Il a raconté l’histoire comme il l’a connu, jusqu’à la fin malheureuse et gênante : Dostoïevski évite son ami pour ne pas lui rembourser une dette…

Les infatuations de Dostoïevski, convaincu que l’épilepsie dont il souffrait ne lui donnait pas droit au bonheur conjugal, et son grand amour pour Maria Dmitrievna Issaeva qui se termina par un mariage malheureux, occupent une place importante dans le récit. Pour dire la vérité, connaissant la capacité de Dostoïevski de fouiller dans sa propre âme et dans celles des autres, je suis surprise de l’emprise qu’avait sur lui cette femme assez quelconque et, en plus, manipulatrice. L'amour rend-il vraiment aveugle ou fou ?

– Fou ou juste ? m’a répondu Jan Brokken. – Le plus important et le plus touchant que j'ai découvert en décrivant les années sibériennes de Dostoïevski est qu'il était un homme très moderne. Bien sûr, il y avait bien d’autres femmes dont il aurait pu tomber amoureux en Sibérie, mais il a choisi Maria, qui avait fréquenté le lycée ce qui, dans la première moitié du 19e siècle, était inhabituel pour une femme, et qui parlait couramment le français et écrivait des poèmes... Fiodor avait une grande soif intellectuelle, c'est pourquoi il s’est lié d’amitié avec Alexandre von Wrangel, un juge... J'aime terriblement ce jeune Dostoïevski, autant qu'Alexandre l'aimait. Et oui, nous sommes tous deux déçus par le Dostoïevski âgé, même si nous lui pardonnons beaucoup tous les deux en raison des immenses difficultés qu’il a rencontrées durant sa vie.

Le livre de Jan Brokken est intéressant, non seulement en raison des faits divers tirés de la vie de Dostoïevski, mais aussi des parallèles entre la Russie de la deuxième moitié du 19e siècle et la Russie de nos jours. Les parallèles se tracent toutes seules devant les yeux d’un lecteur attentif : de la détermination de Nicolas Ier d’exterminer toute forme de contestation de son pouvoir jusqu’aux verdicts terribles prononcés contre les écrivains pour leurs opinions – les opinions et rien d’autre. Il est bien connu que Dostoïevski dénonçait toute forme de violence, y compris le service militaire, bien que son intérêt pour la violence et ses tentatives de l’expliquer – sans pour autant la justifier – aient été vives suite à l’assassinat de son père.

Comment ne pas penser à la Russie d’aujourd’hui en lisant les réflexions d’Alexandre von Wrangel (et de Jan Brokken) sur l’impuissance de l’individu face au système, sur son absolue dépendance des bonnes grâces du tsar, sur la corruption omniprésente, l’état cauchemardesque des prisons, des routes, de la poste, sur les directives idiotes ? Comment ne pas comparer le poème élogieux que Dostoïevski écrivit au tsar avec la lettre adressée par Mikhaïl Boulgakov à Staline ou les œuvres composées par Chostakovitch à l’occasion des anniversaires de la révolution d’Octobre ? Tous les auteurs, à toutes les époques, ne désirent qu’une chose : pouvoir créer, pouvoir écrire, composer, peindre et être publiés, lus, vus et écoutés.

Évidemment, il y eut des gens qui jugeaient Dostoïevski. « Lorsque, de nombreuses années plus tard, il fut publié, les critiques dénoncèrent violemment l’humilité du ton – six fois « pardonnez-moi » dans les six premiers vers – et le message clairement patriotique. <> La façon qu’il avait de supplier pour obtenir le pardon de l’autorité suprême touchait à l’obséquiosité. Pourquoi tenait-il tant à montrer patte blanche auprès du tsar ? » se demande Jan Brokken/Alexandre von Wrangel. Et sa réponse est d’une actualité frappante : « Ces critiques étaient dépourvues de sens. Dostoïevski avait toujours été un fervent patriote, au sens le plus large du terme. Il me semble quelque peu exagéré de prétendre qu’en Sibérie son caractère et ses convictions avaient changé. Jamais il n’a maudit la Russie, il n’est pas devenu tsariste après avoir été anarchiste, ni réactionnaire après avoir été progressiste. Avant la Sibérie, il condamnait le servage et beaucoup d’autres injustices, comme nombre de ses compatriotes. Un Russe est toujours en opposition avec la Russie, c’est dans sa nature. Mais privé de sa chère patrie, il dépérit. »

Le destin littéraire de Dostoïevski est particulier. Interdit à l’époque tsariste pour les raisons énumérées ci-dessus, il fut pratiquement interdit à l’époque soviétique également, pour des raisons toutes aussi évidentes : il avait détruit l’idée d’un super-homme qui constituait le fondement de l’expérience sociale soviétique. Il est intéressant de relever que Vladimir Nabokov, qui s’était pourtant beaucoup moqué du style pesant de Dostoïevski et avait qualifié ses recherches sur l’âme de « délire prophétique », lui a néanmoins consacré une de ses célèbres conférences sur la littérature russe – honneur réservé aux écrivains qu’il estimait le plus. Il n’est pas moins intéressant de relever que c’est de Dostoïevski que parlaient, en automne 1989, deux lauréats du prix Nobel de littérature, Czesław Miłosz et Joseph Brodsky – par miracle, une vidéo de cette conversation a été préservée  Citant le philosophe russe Léon Chestov, Brodsky dit : « L’essentiel est que Dostoïevski suivait les traditions classiques, les principes du jugement juste. Autrement dit, avant de se prononcer en faveur du Bien, il laissait au Mal, en tant qu’opposant du Bien, la possibilité d’épuiser tous ses arguments ». Miłosz répond à cela : « Évidemment, je le sais et je comprends toute la dialectique de Dostoïevski. Et pourtant, quand j’ai commencé à l’étudier, j’ai été frappé par sa capacité de se mentir à soi-même ».

Et voilà que l’année dernière, avec le début de la guerre en Ukraine, c’est bien Dostoïevski qui s’est trouvé parmi les premiers auteurs russes que certains voulaient « abolir ». Pourquoi ? ai-je demandé à Jan Brokken.

– Parce que Dostoïevski est systématiquement mal cité ou cité de manière incomplète, m’a-t-il répondu. – Il a écrit un jour que les Russes sont supérieurs aux autres peuples. Mais sa phrase ne s'arrête pas là. Après la virgule, il ajoute : parce qu'ils sont davantage capables de souffrir que les autres peuples. C'est le destin tragique du peuple russe qui fait que les individus peuvent encaisser bien plus de coups et blessures. Dostoïevski lui-même est un exemple de cette capacité de souffrir. Avant de devenir le grand écrivain qu'on connaît, il fut exilé en Sibérie pendant dix ans où il dut effectuer des travaux forcés. Il avait vingt-sept ans lorsqu'il fut condamné et ne put retourner à Saint-Pétersbourg et commencer sa carrière d'écrivain qu'à trente-sept ans. De nombreux écrivains d'Europe occidentale auraient depuis longtemps perdu espoir ! Moi y compris.

Est-il donc idiot d'interdire Dostoïevski ?

– C'était là une mesure stupide de la part de l'Université de Milan. Quoi qu'il arrive, vous ne devriez jamais interdire un écrivain – car alors il n'y a plus de liberté dans votre pays. Si vous détestez les Russes, vous devriez justement lire un écrivain exilé par le tsar et dont les Soviétiques se méfiaient. L'œuvre de Dostoïevski est comme la Bible : chacun peut y trouver son bonheur. Les Frères Karamazov est un roman plein de pensées religieuses. Et plein d'idées athées aussi. Il y a dans l'œuvre de Dostoïevski du nihilisme, du nationalisme, du conservatisme, de l’anarchisme, du terrorisme, du socialisme. Parce qu'il écrit à partir de ses personnages. Selon Nabokov, il écrit mal. Non ; il fait parler sèchement un fonctionnaire et brillamment un étudiant. Il possède des compétences linguistiques extraordinaires, car il est capable de s'identifier à n'importe quel personnage.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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