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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky


Au moment de toutes les ruptures, j’organise un événement qui a pour but de soutenir des jeunes musiciens déplacés en Suisse par la guerre. Son titre est « Musique. Tout simplement ». J’aime les titres simples, avec lesquels tout le monde se sent à l’aise.
L’idée est venue spontanément. Un ami, Jil Silberstein, dont je vous ai récemment présenté un livre, m’a parlé de ses voisins qui ont accueilli une famille d’Odessa, dont Nastia, 11 ans, qui fait du violon. « Elle cherche un professeur de violon. Connaissez-vous quelqu’un ? », me demande-t-il. « Était-elle à l’école Petr Stoliarsky?», demande-je à mon tour, en faisant référence à la célébrissime école pour les jeunes musiciens surdoués qui a été créée en 1933 par le Professeur Petr Solomonovitch Stoliarsky et qui compte parmi ses alumni David Oistrakh et Nathan Milstein. Jil ne le sait pas, il part se renseigner et revient avec une réponse positive. Quelques coups de téléphone, et la solution est trouvée, et quelle solution : Alexandra Conunova, une violoniste de renommée mondiale et une personne au grand cœur, accepte de prendre la petite Nastia sous son aile. Gratuitement, ça va sans dire.
… En bonne mère russe, j’ai tout fait pour que mes enfants excellent dans la musique classique. Sans succès. Mais j’ai gardé le contact avec leurs anciens professeurs, les meilleurs. Et voici que j’apprends que Serguei Milstein, dont la classe au Conservatoire de Musique de Genève est remplie à ras bord, donne, depuis le mois de mai, des cours privés (et gratuits) à la petite Aïa, qui, en Ukraine, n’avait pas de moyens d’apprendre le piano. « Elle est douée et très travailleuse. On a à peine commencé, mais elle peut déjà faire quelque chose », m’assure Professeur Milstein dont le père a fait la gloire du Conservatoire de Moscou pendant plus de 50 ans.
J’apprends aussi que le grand pianiste argentin Nelson Goerner et le violoniste ukrainien Oleg Kaskiv, qui dirige l’ensemble de l’Académie Menuhin à Gstaad, ont « partagé » entre eux les sœurs Margarita et Elisaveta, de Kharkiv. Professeur Goerner a en plus « récupéré » Katia, élève de la dernière année de l’École centrale de musique de Moscou qui l’a quittée sans diplôme après que sa sœur ainée s’est fait arrêter pour un post anti-guerre sur un réseau social. Rusudan Avalidze Goerner, une accompagnatrice hors pair, accueille tout ce petit monde dans leur maison hospitalière. D’autre part, elle est Géorgienne, c’est donc normal.
Que faire avec tous ces talents ? Un concert collectif. On se met à travailler. Le programme se définit. Je le regarde. L’absence d’une seule œuvre russe me saute aux yeux. Mais je ne dis rien, ce n’est pas le moment. Et voilà que quelques jours plus tard on m'annonce que Darii, de Kiev, pianiste et compositeur âgé de 12 ans et qui se trouve dans la classe de Victoria Shereshevskaya, veut jouer du Prokofiev. Oh quelle joie ! Merci, Darii. Il n’y est vraiment pour rien, le pauvre Serguei Sergueievich, né pas loin de la Donetsk moderne et disparu le même jour que Staline, sa mort étant passé inaperçue.
Sara, Bogdan, Pablo et Theodore se joignent à nous, en signe de solidarité.
Le concept me paraissait très clair. La salle a été réservée, j’ai commencé à envoyer des invitations. A ma grande surprise, j’ai reçu ce message d’une dame suisse, membre de l’Association pour la promotion de la culture russe en Suisse : « Le concert m'intéresse beaucoup, mais je ne comprends pas bien l'origine des musiciens. Ils sont pour la plupart d'origine ukrainienne, pourquoi ? Je n'ai, évidemment, strictement rien contre les Ukrainiens, mais notre association prône la promotion de la culture russe : pourquoi ne pas inviter des russes alors ? »
Que puis-je lui répondre ?! Mais il faut bien répondre, et j’écris : « La grande culture russe est connue et respectée dans le monde entier pour ses valeurs humanistes. C’est pour la promotion de ces valeurs que l’Association a été créée. En tant que sa fondatrice et Russe d’origine, je trouve qu’aujourd’hui chaque Russe et russophile qui se respecte doit faire tout son possible pour maintenir le dialogue. C’est dans ce but que nous avons organisé ce concert ». Oui, c’est ça que je « prône » - le dialogue.
Hier, pendant que j’écrivais ces lignes, un courrier est arrivé d’une autre dame suisse, Anne-Catherine Schmid, âgée de 89 ans, que je n’ai jamais rencontrée. Elle a lu dans Le Temps cet article de Camille Krafft consacré aux médias russophones et elle m’écrit : « Nous qui avons aimé, nous qui aimons la Russie et l’Ukraine, nous vivons cette situation avec une souffrance qui n’a pas de nom. » Puis, plus loin : « Le cœur me dit de vous envoyer, comme symbole, cette petite somme en tant qu’encouragement moral pour que votre projet, Nasha Gazeta, survive ! » Une enveloppe est jointe, avec 100 frs. Comment ne pas pleurer ? J'ai pris le rendez-vous avec Mme Schmid, pour écouter son histoire russe.
L’existence de Nasha Gazeta au-delà de 31 décembre 2022 n’est pas garantie. Mais dans les mois qui restent je vais continuer à faire tout mon possible pour maintenir le dialogue, verbal ou musical, car c’est ce que je sais faire.
Le concert aura lieu dimanche 16 octobre 2022 à 17h à la Salle des Abeilles (Palais de l’Athénée, 2, Rue de l’Athénée, Genève). Il reste quelques places, pas beaucoup. L’entrée est gratuite mais nous faisons un appel aux dons. Les fonds récoltés seront distribués de manière égale entre les jeunes musiciens participant au concert.
Si cela vous tente, merci de bien vouloir confirmer votre présence avant le 5 octobre 2022 à nadia.sikorsky@nashagazeta.ch. Si vous n’êtes pas en mesure d’assister au concert mais souhaitez faire un don, merci de l’envoyer sur le compte de Nasha Gazeta avec la mention « Concert du 16 octobre » :
NS Connections SA
1208 Genève
Credit Suisse AG Bern
IBAN : CH78 0483 5028 5668 9100 1
Je me réjouis de vous voir et vous remercie d’avance pour votre générosité.

Cette image avec un slogan bouleversant est apparue mercredi, peu après l’annonce par le président Poutine d’une « mobilisation partielle ». J’espérais pouvoir en parler le jour même sur le plateau de la RTS, mais l’image n’était pas d’assez bonne résolution, le délai était trop court et il n’y a avait pas assez de temps pour en parler à l’antenne. Il n’y a jamais assez de temps à la télévision ! Alors je me rattrape ici.
Je tiens à vous expliquer de quoi il s’agit car ce court slogan, lancé par le mouvement de la jeunesse russe « Vesna » (« Le Printemps ») contient un élément important pour la compréhension de la situation. Vous voyez, il suffit de remplacer une seule lettre pour que le sens change radicalement : le « Non à la mobilisation » devient le « Non à la mogilisation », du mot « mogila », la tombe. « Ne nous enterrez pas ! », réclament ainsi les jeunes Russes non contaminés par le virus du patriotisme agressif et sourds aux menaces à peine camouflées du président qui, dans son discours de 14 minutes, a une fois de plus indiqué que les « patriotes » sont là, en Ukraine, à « se battre pour dénazifier le régime qui a usurpé le pouvoir à Donbass ». Qui sont donc les autres ? Les russophobes (comme moi, selon l’Ambassade de Russie à Berne), les agents étrangers. Les traitres, quoi.
Ces propos et les images de la prise d’assaut des aéroports russes par les foules saisies d’un seul désir : partir à tout prix, n’importe où, juste partir, ont réveillé en moi des vieux souvenirs. Les souvenirs du temps quand mes camarades de classe de la promotion de 1985 risquaient de se faire envoyer en Afghanistan. Cette « réponse à la demande de nos amis afghans », donnée par Brezhnev, Andropov et Cie, a duré 10 ans, dix ans inutiles. 13 835 jeunes russes y ont perdu leurs vies, selon les chiffres publiés dans le « Pravda » le 17 août 1989. 15 031, selon les chiffres publiés plus tard. En 7 mois de guerre en Ukraine, 6 000 russes y sont déjà morts, et cela selon les chiffres officiels, auxquels peu de gens font confiance.
Ces propos et ces images m’ont rappelé le désespoir des mamans de mes amis, prêtes à tout pour sauver, pour épargner leur fils. Aujourd’hui, moi-même mère de deux garçons qui représentent pour moi le monde entier, je comprends tellement mieux le cauchemar par lequel elles ont dû passer.
Pour l’instant, les étudiants ne sont pas directement concernés – seuls les réservistes avec une expérience dans l’armée sont sujets à cette « mobilisation partielle ». Mais qui peut croire qu’elle n’est que le premier acte d’une mobilisation générale, comme « l’opération spéciale militaire » l’était pour une guerre à part entière qu’en Russie on ne peut toujours pas appeler ainsi ?! C’est juste une question de temps.
Et je vois déjà les apparatchiks cyniques et blasés se frotter les mains dans les bureaux de conscription, les commissariats militaires et les dispensaires psycho-neurologiques, en attente de gros pots-de-vin. Car le tri des humains va commencer. Je peux vous parier que parmi les 300 000 hommes que M. Poutine veut, pour l'instant, mobiliser, il n’y aura pas un seul « fils à papa » - ceux-ci sont bien en sécurité dans les écoles privées et les universités en Europe (y compris en Suisse) et aux États-Unis qui ferment les yeux sur leur « provenance » pendant que leurs papas envoient les autres mourir pour leur invincibilité.
« Mais pourquoi alors vos compatriotes, plutôt que de prendre d’assaut les aéroports, ne sortent-ils pas tous ensemble dans les rues pour mettre fin à cette guerre ? » . Vous me posez cette question légitime, et je n’ai pas de réponse. Je ne peux que pleurer de honte en entendant le Professeur Georges Nivat dire : « On ne peut pas ausculter un pays qui se tait ». Non, on ne peut pas.
… 38 villes ont répondu à l’appel de « Vesna ». Au moins 1332 personnes ont été arrêtées par la police. C’est le début. La Russie se réveille. Au moins, je l’espère.
PS Je remercie mon ami Philippe Borri pour la relecture de ce texte.

Cette question sacrilège, je l’ai posée à Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université de Genève, l’une des trois rédacteurs de « Histoire partagée, mémoires divisées. Ukraine, Russie, Pologne ». Ce recueil d’articles d’une vingtaine d’historiens de différents pays est le résultat tangible d’une sérié de colloques sur l’histoire de l’Europe de l’Est organisé par l’UNIGE depuis 2014 et financé par le FNS. J’avoue que je m’attendais à une succession de textes « scientifiques », que j’imaginais ennuyeux. Pas du tout ! Le recueil se lit comme un roman, ce qui n’est pas vraiment étonnant, puisque, lisons-nous sur la couverture, « cet ouvrage montre comment, de l’histoire à la mémoire, des « romans nationaux » antagonistes sont écrits.
Le livre est sorti en 2021, aux Éditions Antipodes, à Lausanne, et attend déjà une réédition, tel a été son succès. La date de la parution est importante, car aujourd’hui de nouveaux auteurs et de nouveaux thèmes y auraient forcément été ajoutés. Mais, pas de chance : malgré tous les avertissements des historiens, la guerre a éclaté – de toute évidence, les gens refusent d’apprendre les leçons d’histoire. Est-ce un échec professionnel, un échec des mesures préventives ? Oui et non, selon la professeure Amacher, bien que la question ne lui soit pas agréable. « Le rêve de chaque chercheur qui travaille avec des questions de mémoire c’est d’avoir une certaine influence sur les politiciens, sur la société, – me dit-elle dans son bureau au boulevard des Philosophes. – Oui, la Russie a attaqué l’Ukraine après la sortie de notre livre. La conclusion négative c’est que ce livre n’a servi à rien pour prévenir le conflit, toutes les horreurs se répètent. D’autre part, le livre est épuisé, cela veut dire que le public a besoin de comprendre, et ça c’est positif. Je pense tout de même, que sans les historiens cela aurait été pire. »
Le recueil que j’ai lu très attentivement de A à Z m’avait laissé un gout amer d’impuissance devant cette montagne de blessures anciennes et récentes, de carences accumulées, des choses non-dites ou dites trop brutalement dont la liste ne fait que s’allonger. Devant le désaccord sur l’interprétation de pratiquement chaque fait, chaque événement et chaque personnage historique. Le sentiment d’impasse, dont la seule sortie, selon la professeure Amacher, est « de comprendre la perception de l’autre » et « d’admettre le tort collectif de tous les participants de cette histoire ». Wishful thinking, comme disent les anglophones ?
Le désaccord est donc sur tout sauf sur ce constat unanime : tous les gouvernements essayent d’utiliser le passé pour influencer le présent, tous jouent avec la mémoire collective et réécrivent continuellement l’histoire au profit de leur politique du jour. « Mazepa était un homme politique et donc un hypocrite de haut niveau », écrit l’historien de Kharkov Volodymyr Masliychuk en parlant d’hetman ukrainien le plus connu en Europe : immortalisé par Alexandre Pouchkine dans son poème « Poltava », ce héros de la nation ukrainienne a été décerné par Pierre Ier de Russie, un titre d'infamie, l'Ordre de Judas, créé spécifiquement pour lui pour qualifier sa traîtrise. Un exemple parmi tant d’autres.
Mais alors comment les historiens peuvent-ils faire leur travail si toutes les « sources » mentent, si aucune n’est fiable ? « Ceci est une question primordiale, admet Korine Amacher, à laquelle notre recueil a essayé d’apporter une réponse en comparant les avis divergents, en croisant les sources, en étant le plus objectif possible ».
Pour aller au fond des choses dans l’histoire tumultueuse des trois pays, les chercheurs remontent jusqu’au XI siècle, car le discours politique d’aujourd’hui revient toujours à ces origines-là. « La Rus de Kiev est le point nodal qui est un facteur dans la politique extérieure russe actuelle, explique la professeure Amacher. Dès que les Russes disent que la Rus de Kiev n’a jamais été ukrainienne, ou que les Ukrainiens affirment le contraire, la dispute redémarre. Ceci est très décourageant ».
A ma surprise, Korine Amacher n’est pas opposée à la démolition des monuments, le sport dans lequel on excelle maintenant sur le territoire postsoviétique. A son avis, il y a des monuments qui sont représentatifs d’une certaine époque, d’une certaine vision du monde mais qui n’ont pas leur place dans la modernité. Personnellement, j’aurai préféré des plaques qui expliqueraient pourquoi des idées et des actions d’un tel personnage doivent être réévaluées; la démolition des monuments contribue justement à cette réécriture de l’histoire dont nous parlons. « Peut-être, mais dans ce cas ces anciens monuments ne céderont jamais la places aux nouveaux, me répond Korine Amacher. Mets-toi à la place d’un descendant d’un esclave qui doit passer tous les jours devant un monument dédié à un esclavagiste ? »
Certes. Mais il y a des exemples plus proches de nous tout de même, et il est beaucoup plus facile pour moi de me mettre à la place d’une personne ayant perdu ses proches dans un pogrom ou dans un ghetto et qui doit maintenant passer devant les monuments de Stépan Bandera dont le nombre grandit en Ukraine. (Cet idéologue nationaliste ukrainien, collaborateur des nazies, antisémite de premier ordre, responsable des massacres des Juifs ainsi que des Polonais s’est installé après la Deuxième guerre mondiale en Allemagne de l'Ouest, où il est assassiné, en 1959, par les services secrets soviétiques.) Seront-ils démolis à leur tour ? « J’espère que oui, me répond Korine Amacher. Je suis d’accord, l’immortalisation de certains personnages historiques pose un problème, et l’Ukraine aurait dû choisir des héros qui unissent la société et pas le contraire. D’autre part, il est bien dommage qu’en Russie il y ait ceux qui souhaitent remettre Dzerzhinsky [le fondateur de KGB actuel dont le monument à Moscou a été renversé en 1991] sur son socle ». Bien dommage, effectivement.
… Et ainsi en rond, ou plutôt en cercle vicieux. A quoi bon donc apprendre l’histoire si elle ne nous apprend rien ? « C’est une question bien triste, avoue la professeure Amacher. L’histoire pose presque plus de questions qu’elle ne donne de réponses, et nombreuses questions devront être adressées une fois la guerre finie. » Elle reste néanmoins convaincue que les livres, comme le recueil en question, sont utiles et que sans les historiens il n’y aurait personne pour contredire les politiciens qui manipulent la conscience collective et pour interrompre les discours les plus radicaux. Je suis prête à lui donner raison.
En déclenchant la guerre, le président Poutine a automatiquement rendu l’Ukraine « toute blanche » et la Russie « toute noire » dans les yeux du public. Mais comment cette période sera-t-elle évaluée par les historiens des prochaines générations ? Y verront-elles des « nuances de Grey » ? Je n’en sais rien mais j’aimerai tant que ce recueil soit traduit en polonais, russe et ukrainien car c’est à ces peuples là qu’il est indispensable pour mieux connaitre leur histoire mouvementée afin de pouvoir vivre en voisinage obligé. Hélas, pour l’instant la traduction n’est pas prévue, les francophones ont donc le privilège de bénéficier de ce savoir réuni.
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Il y a quelques semaines, en vacances dans l’Amérique profonde, je reçois un message m’annonçant, que, à ma plus grande surprise, je me trouve cette année parmi ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi « les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels ». L’édition spéciale du Temps d’hier a bien confirmé que je n’ai pas rêvé.
Cette reconnaissance par mes confrères et consœurs – d’autant plus inattendue que la Russie n’est pas à la mode en ce moment – m’a profondément touchée et m’a obligée à réfléchir sur le passé du journal Nasha Gazeta et sur son avenir.
Je suis arrivée à Genève en novembre 1998, par amour. Après une brève période d’adaptation psychologique nécessaire suite au déménagement de Montparnasse à Troînex, j’ai accepté la réalité et y ai même trouvé quelques avantages. Petit à petit j’ai arrêté de vérifier si le lac était en feu et de chercher des pièces d’argent dans des plaques de beurre. Avec le temps, plutôt que de dire « en Suisse » ou « à Genève », j’ai commencé à dire « chez nous ». Je me souviens de l’étonnement de mon père qui, lors de sa première visite dans mon nouveau « chez moi », est resté assis pendant deux heures à côté d’un distributeur de la Tribune de Genève pour voir si quelqu’un ne mettrait pas une pièce. « Tout le monde a mis de l’argent ! – me disait-t-il le soir, excité et incrédule. – Et la boite n’est même pas fermée ! » « Oui, chez nous, c’est comme ça », lui répondais-je, avec une certaine fierté.
C’est à Genève que j’ai vécu les plus grandes joies et les pires déceptions. C’est ici que mes enfants sont nés. L’apprentissage, un peu forcé, du Russe et de la musique classique n’ont pas empêché ces deux « petits-suisses » à devenir des citoyens du monde : l’École internationale de Genève a renforcé leur multiculturalisme inné et les a immunisés à vie contre le racisme, le chauvinisme, l’homophobie et autres formes d’intolérance. J’ai dû beaucoup apprendre d’eux.
C’est ici également que j’ai redécouvert ma première vocation et ma vraie passion : le journalisme. Ce métier passionnant qui vous empêche de dormir la nuit, qui vous prive de vacances et de weekends tranquilles, qui vous oblige, parfois, à vous embrouiller avec votre entourage, et souvent, à vous poser des questions extrêmement dures. Ce métier passionnant qui vous permet d’apprendre tous les jours et de partager vos connaissances et préoccupations avec le public. Ce métier à la fois gratifiant et ingrat, qui vous fait forcement grandir.
Quand en 2007 Edipresse m’a proposé de lancer Nasha Gazeta, le premier site d’information russophone en Suisse, j’ai d’abord refusé : je ne voyais pas de quoi j’aurais bien pu parler, je ne connaissais pas la communauté russophone, et en plus, mes enfants vous le confirmeront, je suis vraiment nulle en technologie. Alors, faire un journal online ? Non, merci.
Et pourtant, voici quinze ans que je le fais, tous les jours, une businesswoman malgré moi. Quinze ans, contre vents et marées.
Croyez-moi, ce n’est pas facile de tenir si vous n’êtes pas allée à l’école avec la moitié de Genève et ne jouez pas au golf avec l’autre moitié ; si pour trouver le financement il ne suffit pas de faire un repas avec papa ou maman vendredi soir ou dimanche midi. Et si, en plus, votre « produit » est aussi éphémère que l’information.
Notre rédaction est réduite aujourd’hui à deux personnes. Néanmoins, nous parvenons à traiter, en russe, du lundi au vendredi, tous les événements les plus importants qui se déroulent en Suisse, dans les domaines de la politique, de l’économie, du luxe, de l’éducation, de la culture, de la santé, etc. en surpassant ainsi de loin les attentes initiales : les dirigeants d’Edipresse voyaient Nasha Gazeta comme un petit site communautaire, genevois.
Nasha Gazeta contribue à l’intégration des russophones dans la vie locale et à la promotion des valeurs et des entreprises suisses. Mais pas seulement.
Le 24 février 2022 Nasha Gazeta a dénoncé sans équivoque la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine tout en poursuivant la promotion de la culture humaniste russe, tout en gardant ouvert le dialogue. Le rôle de notre journal, conçu comme un média unificateur, a été renforcé par la tragédie que nous vivons : Nasha Gazeta est aujourd’hui la seule plateforme professionnelle où les Russes et les Ukrainiens peuvent encore communiquer, et une des rares qui n’a pas encore suspendu l’option « commentaires », contrairement à Swissinfo ou Le Temps, par exemple. C’est vers nous que les Ukrainiens qui arrivent en Suisse se tournent pour toutes sortes de conseils, et nous essayons toujours de les aider, dans la mesure du possible.
Maintenant, je mets de côté la fausse modestie et vous dis la chose suivante. L’intégrité, l’honnêteté, l’objectivité, l’approche positive, la préférence pour les bonnes nouvelles et pour la haute culture, le ton calme et les appels à la raison sont des qualités louées par tout le monde. Mais très difficiles à monétiser. Les mauvaises nouvelles se vendent mieux. La propagande paie mieux.
Depuis quinze ans Nasha Gazeta sert de pont entre la Suisse et le monde russophone, qui est plus large que la Russie seule. Tout cela avec le soutien de quelques personnes et d’institutions privées que je ne pourrai jamais remercier assez pour leur générosité et leur amitié. Cela ne peut pas continuer ainsi. Le moment est venu de décider s’il faut brûler ce pont ou le solidifier.
L’amour qui m’a emmenée à Genève s’est enfui. Mais moi, je suis là. Et je porte aujourd’hui un toast à la santé de la Suisse, le pays qui m’avait si bien accueilli et qui, je l’espère, me soutiendra. Na zdorovie ! Dommage que j’aie perdu l’habitude de jeter les verres…
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