En février de cette année, presque exactement au moment du deuxième anniversaire du début de la guerre en Ukraine, je vous ai parlé d'un artiste de Saint-Pétersbourg qui, à l'époque, vivait déjà depuis un an et demi à l'EVAM, l’Établissement vaudois d’accueil des migrants. Il se trouve que le jour même de cette publication, j’ai eu l'occasion de transmettre son dossier à un collaborateur proche de la présidente de la Confédération Viola Amherd – ce non pas dans le but d’obtenir de quelconques privilèges, mais plus simplement pour donner un exemple concret du genre de situation dans laquelle se trouvent certains Russes qui s'opposent ouvertement à la guerre.
Malheureusement, ni moi, ni Konstantin Mitenev n'avons reçu de réponse à notre appel. Mais le 29 avril dernier, le Tribunal administratif fédéral de Saint-Gall se prononçait à propos du recours de Konstantin Mitenev contre la décision du Service fédéral des migrations (SEM) de l'expulser. Le jugement, dont je possède une copie, relate toute l'affaire, que vous connaissez déjà. Le raisonnement du SEM a été également résumé ; il concluait que « les allégations du requérant selon lesquelles il serait considéré comme un « agent étranger » à son retour au pays ne reposaient sur aucun élément concret » et que « rien ne permettait d’admettre que l’intéressé serait appelé à rejoindre l’armée dans le cadre de la mobilisation, notamment au regard de son âge ainsi que de son handicap. » La décision de le renvoyer en Russie était en conséquence parfaitement légale.
Le Tribunal administratif fédéral a confirmé la justesse de cette décision, rappelant que « des réfugiés sont des personnes qui, dans leur État d’origine ou dans le pays de leur dernière résidence, sont exposées à de sérieux préjudices ou craignent à juste titre de l’être en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social déterminé ou de leurs opinions politiques ». Mais une position ouvertement anti-guerre n'est-elle pas une déclaration d'opinion politique ? Et les autorités suisses ne savent-elles pas que, dans la Russie d'aujourd'hui, même des « délits » moins graves qu'un piquet de grève solitaire devant le Palais des Nations à Genève sont punissables ?
En tout état de cause, le Tribunal a décidé :
–de rejeter le recours ;
–de rejeter la requête d'assistance judiciaire ;
– de réclamer au requérant la somme de 750 francs pour frais de procédure.
Ayant reçu une copie de ce jugement, j’ai été curieuse de savoir qui étaient les juges impliqués. Il s’est avéré que la décision d'expulser Konstantin Mitenev n'a pas été prise par un collège de juges, mais par un seul juge : Gregory Sauder, diplômé de la Faculté de droit de l'Université de Fribourg et membre actif de l’UDC. Les positions de ce parti sur la guerre en Ukraine sont bien connues ; il est donc, à mon humble avis, impossible d'être absolument certain de l'impartialité de la personne en question – d'autant qu'elle a pris seule sa décision, en l'absence de Konstantin Mitenev et de son avocat. Avocat qui, soit dit en passant, partage mes doutes.
Certes, un tribunal suisse, contrairement à tout tribunal soviétique, ne prétend pas être « le plus humain du monde ». Du moins peut-on attendre qu’il fasse preuve d’un minimum d'humanité ! Or c’est sur quoi comptait l'artiste, qui se dit extrêmement déçu par la décision du Tribunal administratif fédéral et y voit un parti pris politique.
Comment, suite à pareille décision, sa situation a-t-elle évolué ?
« L'homme au visage impénétrable à qui j'ai parlé au Service cantonal de la population (SPOP) m'a expliqué clairement – et avec insistance – que j'étais en situation irrégulière », me confie-t-il. « Lorsque je lui ai demandé de préciser ce que cela signifiait, il n'a pas répondu. En fait, après la décision du tribunal de Saint-Gall, j'ai perdu mon allocation en espèces (300 francs par mois) et la gratuité des transports publics. Mais j'ai conservé mon allocation “en nature” ; je peux donc obtenir de la nourriture gratuite au magasin de l'EVAM. Par ailleurs, en raison de cette décision d'expulsion, j'aurais dû perdre la chambre que j’occupe ici le 17 mai, mais je ne l'ai pas encore perdue. Il me reste aussi l'assurance maladie, l'assistance médicale et la possibilité d'utiliser un taxi gratuit pour me rendre à mes rendez-vous chez le médecin ».
Quelle suite possible à cette triste affaire ? Peut-on espérer une révision de la décision ? L'avocat de Konstantin Mitenev pense qu’il est nécessaire d’attendre quelques mois avant d’essayer de déposer un nouveau recours, en insistant sur l'état de santé de l’artiste et en tentant de modifier légèrement l'argumentation.
« Le tribunal suisse a dit que la Russie dispose d'excellents services médicaux et que je ne perdrai rien à poursuivre mon traitement là-bas », a ajouté Konstantin Mitenev, non sans une triste ironie. Ensuite il m’a fait part du dialogue qu'il a eu avec un consultant médical du portail des services d’État de la Fédération de Russie. Ce dialogue s'est déroulé comme suit :
« Bonjour. Je souhaite bénéficier d'une invalidité à Saint-Pétersbourg. Puis-je le faire si ma jambe a été amputée en Suisse ?
- Êtes-vous allé en Suisse pour vous faire opérer de la jambe ?
- Non. Je suis un artiste. J'ai voyagé en Suisse pour mes expositions.
- Je ne vous comprends pas. Vous êtes allé en Suisse pour exposer avec une jambe défectueuse ?
- Non. Après l'amputation de trois orteils, la clinique N5 de Saint-Pétersbourg m'a renvoyé avec le diagnostic "en bonne santé, capable de travailler".
- En Suisse, vous avez donc eu des problèmes de santé et avez été admis dans un hôpital local ?
- Oui, c'est exact. Les médecins ont découvert une gangrène et m'ont amputé du pied droit.
- Que voulez-vous faire ?
- Je veux faire une demande d'invalidité à Saint-Pétersbourg parce que j'habite à Saint-Pétersbourg.
- Je crains que vous n'ayez des difficultés avec l'invalidité et les soins médicaux à Saint-Pétersbourg.
- Quel genre de difficultés ?
- Tout d'abord, la clinique où vous avez été traité et d’où vous êtes sorti ne vous donnera pas d'avis favorable sur la nécessité d'enregistrer votre handicap. Vous avez déjà reçu un diagnostic et un résumé de votre état de santé lorsque vous étiez au sein de la Fédération de Russie.
Deuxièmement, si des médecins et des cliniques suisses ont pratiqué sur vous une intervention chirurgicale à la suite de laquelle vous avez besoin d'un statut d’invalide, vous devez faire une demande d'invalidité en Suisse.
- Oui, mais en Suisse, on me dit que je dois retourner dans la Fédération de Russie, étant citoyen de la Fédération de Russie et non de la Suisse.
- Et avec l'argent de qui avez-vous pu vous faire opérer et vivre en Suisse ?
- Eh bien, des organisations caritatives.
- Que voulez-vous de moi ? Je vous ai expliqué l'aspect juridique de votre question. Après, c'est à vous de décider quoi faire. »
On pourrait croire que c'est drôle si ce n'était pas à ce point triste.
Après avoir effectué des recherches sur Internet, Konstantin Mitenev a découvert que, selon le droit suisse, une personne devenue invalide en Suisse – et c'était son cas, puisque l'amputation a été pratiquée au sein des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) où sa prothèse est en fabrication – a droit à l'assurance-invalidité. Il a donc envoyé une demande à l'EVAM et attend une réponse. Il a également appris qu'il existe un Comité des droits des personnes handicapées au sein du Haut-Commissariat des Nations-Unies aux droits de l’homme, à Genève, auquel il a également adressé une demande. Laquelle réponse ne lui est pas encore parvenue.
J’espère vivement que les réponses suivront – et qu’elles seront positives. Je vous tiendrai au courant.
P.S. Chers lecteurs! Le Temps ne publiera pas ce texte. Je compte donc sur vous pour relayer l'information!
On a tellement parlé de l’événement depuis le début de l'année qu'il semble que l'ouverture de l'opéra ait été plus longue que l'opéra lui-même, qui n'a duré que 24 heures. Résumons.
Mon tout premier éditorial sur la guerre en Ukraine date du 24 février 2022 et il s'intitulait « Échec et mat diplomatique » : je suis en effet convaincue que la tâche des diplomates est d'empêcher les guerres et que, si celles-ci se déclenchent, c'est que les diplomates n'ont pas été au mieux de leur forme. Dans un jeu d'échecs, l'échec et mat est l'issue finale ; dans les jeux politiques, il est par contre possible de sortir de l'impasse. Le fait que près de deux ans et demi se soient écoulés et qu’aucun accord n’ait été trouvé me convainc de la justesse du diagnostic initial : quelque chose ne va pas dans le royaume diplomatique international. Ne va pas du tout. Le sommet qui s'est achevé hier en a fourni un nouveau et triste témoignage.
J’ai à plusieurs reprises exprimé mes doutes, non pas à propos du fait que la Suisse puisse organiser une Conférence visant à trouver une issue à la guerre qui s'éternise, mais de la voie choisie par la Confédération, s’agissant de la préparer et de communiquer à son sujet. Sur l'antenne de la RTS, j’ai eu l'occasion d'exprimer mon point de vue, tant à la Présidente de la Confédération Viola Amherd elle-même qu'au porte-parole du DFAE Nicolas Bideau. Mon point de vue se résume au fait qu'en politique internationale, il n'est pas toujours possible de choisir ses partenaires ou ses adversaires, et que l'art des diplomates consiste donc à négocier et à se mettre d'accord avec ceux que « Dieu a envoyés », si l'on peut dire. Par conséquent, si l'on considère que l'objectif principal des organisateurs de la Conférence est bien de mettre fin à la guerre le plus rapidement possible – ce qui n’est pas concevable sans l’implication du président Poutine –, c'était une erreur diplomatique de ne pas l'inviter. « Il ne serait pas venu de toute façon », m'a objecté Nicolas Bideau. Peut-être bien, mais cela aurait été son choix, tandis qu’il était de la responsabilité de la Suisse de l'inviter. « Il aurait perturbé la conférence », m’a assuré mon confrère du Temps Frédéric Koller. Je ne pense pas que, la Russie eut-elle reçu une invitation, ses tentatives dans cette direction auraient été plus actives qu'elles ne l'ont été, et je maintiens donc mon jugement.
Quatre jours avant la conférence, M. Bideau a posté sur les réseaux sociaux une vidéo concoctée par le ministère suisse des Affaires étrangères ; une vidéo professionnelle et convaincante glorifiant l'illustre histoire de la Suisse en tant que médiatrice dans de nombreux conflits prolongés. On y voit à l'écran des dirigeants du Mozambique, de la Colombie, de la France et de l'Algérie, on voit Mikhaïl Gorbatchev serrer la main de Ronald Reagan... En effet, il y a là de quoi être fier. Mais en l’occurrence, le dialogue avait été mené, avec l'aide de la Suisse, sur un pied d'égalité ; or c'est ce "détail" crucial qui fait défaut dans le cas présent. En l'absence d'une invitation officielle adressée à la Russie, les propos du ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis selon lesquels « la Suisse a tout fait pour assurer la participation du président Poutine » ne peuvent être pris au sérieux : en marge de la Conférence, il a été ouvertement dit que la Suisse allait dans le sens de l'Ukraine, qui ne voulait voir aucun des "moscovites". Il en va de même des propos de Ruslan Stefanchuk, président du Parlement ukrainien ; lequel, à la veille de la Conférence, a rendu visite à ses collègues suisses et leur a rappelé – ainsi qu'aux journalistes – qu'il ne fallait pas confondre agresseur et agressé pour justifier l’absence de la Russie à la Conférence de paix. Cependant, il est surprenant de constater que le même jour, soit le 12 juin, la RTS a diffusé les propos d'Andriy Yermak, chef de l'administration du Président ukrainien, adressés aux médias européens : « Nous avons l'intention de préparer ensemble un plan commun, en obtenant le soutien de tous les pays responsables. Et nous envisageons la possibilité d'inviter la Russie au deuxième sommet. »
Qu'est-ce donc que ce deuxième sommet ? Où aura-t-il lieu et quand ? L'histoire est restée muette sur tout cela, mais on peut conclure de ces paroles que Kiev était prêt à négocier avec la Russie dont la réponse, cependant, ne s’est pas fait attendre et a probablement diminué cette volonté. Le 14 juin, de fait, le président Poutine déclarait qu'il mettrait fin aux hostilités dès que Kiev commencerait à retirer ses troupes des régions du Donetsk, de Louhansk, Kherson et Zaporojie et abandonnerait l'idée d'adhérer à l'OTAN. Le président Zelensky a qualifié cet ultimatum comme digne de Hitler, ce qui a mis fin à « l'échange d'amabilités » entre les deux principaux acteurs du conflit, et nous n’avons pas progressé d’un iota. En fait, pas tout à fait. Le même jour, les dirigeants de l'OTAN ont décidé de prendre en main la gestion d'un soutien militaire à l'Ukraine par les pays occidentaux, jusqu'ici contrôlée par les États-Unis – au cas où Donald Trump remporterait les prochaines élections.
A mon avis, la deuxième erreur diplomatique de la Suisse a été de donner au président Zelensky, sinon le droit formel, du moins la possibilité pratique d'inviter lui-même des chefs d'État – ce qui aurait dû être la prérogative de la seule Confédération Helvétique. Je me permets de croire que ce fait a dissuadé des acteurs mondiaux aussi importants que la Chine, le Brésil, l'Afrique du Sud et l'Inde de participer à la Conférence au niveau suffisamment élevé : ils ne veulent manifestement pas prendre parti et endommager de facto leurs relations avec la Russie. La déclaration de Viola Amherd selon laquelle « l'initiative de la Suisse a été bien accueillie » me semble donc exagérée : les personnalités publiques devraient se préoccuper non seulement de la substance du message qu'elles adressent à leur public, mais aussi de la manière dont ce message est perçu !
A la veille de la Conférence, l'atmosphère s'échauffait : les médias suisses parlaient de possibles cyberattaques et de vols de données organisés par la Russie, rappelant les événements de l'année dernière et les hackers pro-Kremlin NoName. La guerre de l'information s'est déroulée selon toutes les règles de cet art qui n'en est pas un. Les cyberattaques n'ont pas tardé à se manifester : deux jours avant la Conférence, les autorités suisses ont indiqué qu'elles s'étaient produites « comme prévu »… précisant qu'elles ne constituaient pas une menace sérieuse, mais qu'elles avaient seulement surchargé certains sites web tels que celui du Service fédéral des douanes. La responsabilité des cyberattaques a été revendiquée par le groupe NoName57, qui s'est déjà illustré en juin 2023 et en janvier 2024.
On ne peut que s'émerveiller des subtilités de la politique suisse. Sur fond de préparatifs de la Conférence de paix et d'assurance d'un soutien total à l'Ukraine, la « Chambre de réflexion » du Parlement, en pleine session d'été, a adopté une proposition d'Esther Friedli (UDC/SG), visant à ne pas accorder le statut S à tous les Ukrainiens, mais seulement à ceux provenant d’une région située à proximité des combats armés. Cette proposition remonte à plusieurs mois, mais n'a été soutenue que maintenant par des députés du PLR et du Centre. La difficulté de mettre en pratique une telle approche est évidente, car la situation sur le front évolue en permanence, mais le Conseil national devra l'examiner. Quelle que soit la décision finale, la formulation même de la question indique une division croissante dans les cercles politiques suisses.
Sur les cinq cents médias accrédités à la Conférence (la liste n'a pas été rendue publique), se trouvaient six médias de langue russe : TASS, RIA Novosti et Kommersant du côté « gouvernemental », tel que défini par les organisateurs suisses, et Meduza, Dozhd et Nasha Gazeta du côté non gouvernemental – mon journal purement suisse s’est vu inclus dans ce groupe pour des raisons linguistiques, je présume. Des conversations en marge de l'événement et un entretien (en russe) avec un journaliste de Kiev m’ont appris que l'Ukraine s'opposait catégoriquement à la présence de tout journaliste russophone, mais que, dans ce cas, la Suisse ne l’avait pas écouté. Ce qui, bien sûr, est juste.
C'est ainsi que le 14 juin, je suis arrivé dans la capitale du canton de Nidwald, la ville de Stans – une commune de 5000 âmes (bien vivantes, contrairement à celles de Gogol), située au bord du magnifique lac des Quatre Cantons, à dix minutes en voiture du Bürgenstock. Bien entendu, il était intéressant de savoir comment la population locale percevait cet « événement historique » : lors de la réservation d'un hôtel, par exemple, son employée n'a pas tout de suite compris de quelle conférence il s'agissait. La dame à qui j’ai parlé à la gare a exprimé un point de vue plutôt suisse, c'est-à-dire pragmatique, disant qu'il n'y avait rien de mal à ce que le monde ait appris l'existence du Bürgenstock et à ce que les hôtels et les restaurants soient pleins pendant quelques jours. Les avantages matériels ont également satisfait le Président de la commune. Mais j’ai aussi perçu l'autre côté du pragmatisme : « Biden ne vient pas. Poutine ne vient pas. Soyons francs : tout ce qui va se passer là-haut n'a aucun sens, mais les embouteillages du week-end sont garantis », m’a confié un chauffeur de taxi.
L'événement coûtera à la Confédération 10 à 15 millions de francs au bas mot ; mais ce n'est pas trop cher payé pour une publicité mondiale de la Suisse et son retour au statut d'État négociateur sur la scène internationale… ce qui est exactement ce que le caricaturiste suisse Patrick Chapatte a vu comme étant l'objectif principal de la Conférence. Et il n'est pas le seul ! Le 15 juin, le Luzerner Zeitung, principal journal régional, a publié en première page une photo de la présidente de la Confédération, Viola Amherd, et du fils de réfugiés kosovars, Granit Xhaka, capitaine de l'équipe nationale de football qui défend le prestige du pays à l'Euro 2024. Les photos étaient accompagnées de la légende suivante : « Auftritt Schweiz ! » ; ce qui peut se traduire par « Suisse, sur scène ! » ou « Suisse, ta sortie ! ». (Soit dit en passant, samedi, les Suisses ont battu les Hongrois 3-1 ; les joueurs n'ont donc pas démérité).
Le monde a en effet appris à connaître le Bürgenstock, cela bien qu'en début d'année ce nom était inconnu même de nombreux Suisses. Sans parler des étrangers – y compris des Russes – qui l'ont confondu avec Birkenstock… ce qui a illico entraîné une hausse des actions de cette marque de chaussures.
Que dire du Bürgenstock, que les locaux appellent fièrement « le nid d'aigles » et qui accueille depuis 1873 les Grands (ou simplement les riches) de ce monde ? D’abord officiellement appelé Le Grand Hôtel Bürgenstock et aujourd'hui Bürgenstock Resort Lake Lucerne, ce luxueux complexe hôtelier est situé à 450 mètres d'altitude, offrant une vue époustouflante, vraiment époustouflante, sur le lac des Quatre Cantons. Rien que pour la vue, l'ascension en vaut la peine !
En temps normal, vous pouvez faire une magnifique promenade de deux kilomètres à pied jusqu'au sommet de la crête, ou utiliser l'ascenseur extérieur le plus haut d'Europe – lequel vous y conduira en quelques minutes. En 1954, Audrey Hepburn donnait sa main et son cœur à Mel Ferrer dans la chapelle locale. En 1960, 1981 et 1995, la Conférence de Bildenberg s'y est tenue en sorte d’améliorer le dialogue entre l'Europe et l'Amérique du Nord. La première de ces conférences s'est tenue en présence du président américain Jimmy Carter. Lors de la présente réunion, son successeur a été représenté par la vice-présidente Kamala Harris, dont j’ai pu suivre en direct l'atterrissage à bord d'un hélicoptère de l'armée américaine.
Aujourd'hui, le complexe comprend trois hôtels cinq étoiles, dix restaurants et bars, 30 salles de conférence, deux spas et une immense piscine. Il a acquis ce look relativement récemment, en 2017, peu après son rachat par un fonds d'investissement du Qatar. Malheureusement, il n'a pas été possible de savoir qui, parmi les participants à la Conférence, occupait les chambres les plus chères – à 16 000 francs suisses par nuit –, mais il est bien possible que ce fut le chef de la délégation qatarie Sheikh Mohammed bin Abdulrahman bin Jassim Al-Thani, Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères du Qatar.
Comme du reste beaucoup de cités suisses, la capitale du canton de Nidwald ressemble à une ville de poupées : des succursales de l'UBS et, pour l'instant, du Crédit Suisse s’y succèdent à quelques pas les unes des autres ; plusieurs églises communiquent entre elles au moyen de cloches, étouffant le carillon produit par celles nouées au cou des vaches. Beaucoup de restaurants bondés aux terrasses fleuries. Le tout lavé, nettoyé, taillé et repassé. Devant cette beauté, on ne peut s'empêcher de penser : comment peut-on parler ici de guerre ?
D'ailleurs, aucun signe propre à trahir la Conférence ne figure dans la ville : aucune banderole saluant les participants, pas de cordons de police, pas de gens en civil qui regardent autour d'eux d'un air soupçonneux. Le seul indice attestant de l'événement est le va-et-vient des hélicoptères toutes les cinq à dix minutes : l'armée suisse a construit cinq héliports temporaires dans la ville d'Obbürgen, près du Bürgenstock, afin de transporter les participants. Vladimir Zelensky est arrivé vendredi soir depuis l'aéroport de Zurich, à bord de l'un de ces hélicoptères.
Selon les informations diffusées par le ministère suisse des Affaires étrangères à la veille de l'ouverture de la Conférence, 101 délégations avaient confirmé leur participation – dont 92 délégations étatiques, représentées dans 57 cas au niveau correspondant au terme "sommet". Un tel rassemblement en Suisse ne s'était jamais produit auparavant et, compte tenu des 160 invitations envoyées, le chiffre est vraiment bon. Nicolas Bideau ne cache pas sa satisfaction : « La participation à la Conférence reflète une réelle diversité ; on est loin de l'entre-soi occidental dont on a entendu parler en amont de l'événement ». Cette question pourtant : actuellement, 193 États sont membres de l'ONU ; il serait donc intéressant de savoir quels sont les 32 autres pays – outre la Russie – qui n'ont pas reçu d'invitation ? Et pourquoi ?
L'Europe, même si la crédibilité de ses deux chefs de file que sont Emmanuel Macron et Olof Scholz a été mise à mal par les résultats des dernières élections, a été le mieux représentée. Malgré cet échec, les leadeurs européens, et avec eux d'autres participants au G7 en Italie, ont réussi à se mettre d'accord sur une allocation de 50 milliards d'euros supplémentaires à l'Ukraine, mais également sur l'utilisation des avoirs russes gelés pour sa reconstruction. Cette dernière décision ayant été publiquement qualifiée de vol par le président russe.
Il appartenait au ministère suisse des Affaires étrangères de décider quels participants seraient transportés en hélicoptère vers la montagne et lesquels ne le seraient pas. Ceux qui n'ont pas été héliportés pouvaient parvenir à la Conférence en voiture, en bateau ou même en remontée mécanique : le port et le téléphérique ont été mis à leur exclusive disposition pendant les trois jours de la Conférence. La zone interdite, ou « zone rouge », est entrée en vigueur au Bürgenstock dès le jeudi 13 juin à midi : à partir de ce moment et jusqu'à la fin de l’événement, seules les personnes munies d'un permis spécial délivré par la police – soit quelque 430 résidents locaux – ont été autorisées à y accéder. Les voitures privées ont également fait l'objet d'un enregistrement spécial. Cyclistes, coureurs et randonneurs n'étaient pas autorisés à passer. Les journalistes accrédités ont été transportés vers le lieu de la Conférence au moyen de bus spéciaux quittant Stans toutes les demi-heures. L'un d'entre eux m’a emmené en haut de la montagne le matin du 15 juin. Pendant les vingt minutes qu’a duré le trajet, tous les passagers de notre bus ont été fouillés à deux reprises par la police.
Hélas, le samedi matin était non seulement brumeux et gris, mais aussi pluvieux, ce qui a gâché le charme des beautés naturelles. Du moins cela nous a mis dans l'ambiance du travail. C'est pourquoi, en chemin, j’ai prêté attention aux nombreuses voitures de police et aux équipements militaires, ainsi qu'aux grandes portions de route coupées des prairies alpines au moyen des barbelés. Le chemin vers la paix était clairement pavé d'obstacles.
L'atmosphère dans le centre des médias était professionnelle et amicale : les collègues discutaient, échangeaient des opinions, des cartes de visite et pronostics sur l'adoption d'une déclaration commune, mais encore, le cas échéant, sur son contenu. Le ministre suisse des Affaires étrangères, Ignacio Cassis, a traversé l'espace réservé à la presse sans se presser. Les journalistes ont été bien nourris, mais la connexion Internet a été plusieurs fois interrompue. A qui la faute : à l'altitude, à la pluie ou aux hackers russes ?
À 13h30, une heure plus tôt qu’annoncé dans l'avant-programme, Viola Amherd (en allemand) et Vladimir Zelensky (en anglais) se sont adressés à la presse. La différence de positions et d'ambitions était évidente, jusque dans les brèves déclarations qu'ils ont faites. La Présidente suisse a reconnu qu'« un processus de paix sans la Russie est inconcevable » et n'a pas caché ses « objectifs modestes », en appelant à des « mesures concrètes » en faveur de la paix. Le président ukrainien a, quant à lui, déclaré que la guerre en cours n'était favorable qu'à Poutine ; il a parlé de « l'histoire qui s'écrit ici ». Il a encore noté que l’actuelle Conférence réunissait des délégations de tous les continents et que c'était ainsi, soit par des efforts conjoints, que l'on mettrait fin à la guerre.
J’ai ensuite assisté à l'arrivée des délégations, reçues par Viola Amherd et Vladimir Zelensky, en tant qu'hôtes de l'événement. C'était amusant. La Présidente de la Confédération (en costume-pantalon bleu) et le président de l'Ukraine (dans son habituelle tenue couleur kaki) se tenaient à bonne distance l'un de l'autre, chacun près de son drapeau national. À un moment donné, on a pu voir que Mme Amherd avait proposé à M. Zelensky de s’approcher, mais celui-ci n'a pas accepté. Le protocole a donc été le suivant : chaque chef de délégation successif a d'abord serré la main de Viola Amherd et s’est fait prendre en photo avec elle, puis a répété la même procédure avec Vladimir Zelensky. Après quoi, tous trois étaient pris en photo.
D'après ce que l'on a appris, le chef de chaque délégation a disposé de trois minutes en séance plénière. Trois minutes, est-ce beaucoup ou peu ? Beaucoup si l'on sait quoi dire. 26 personnes se sont exprimées lors de la première session plénière ; Kamala Harris est intervenue la première après Viola Amherd et Vladimir Zelensky, suivie d'Ursula von der Leyen. L'équilibre des pouvoirs était donc clair. Un peu après 16 heures, Ignazio Cassis a indiqué que les négociations sur la déclaration finale progressaient, exprimant l'espoir qu'elles allaient « dans la bonne direction ». Différents scénarios ont alors été envisagés, jusqu'à un texte de déclaration sans consensus, mais avec la possibilité pour chaque État de dire s'il l'approuve ou non. Il n'est pas nécessaire d'être Sherlock Holmes pour deviner que, de ce fait, la Conférence était loin du consensus. J’ai aussi noté que le streaming était en allemand, anglais et ukrainien, et que les discours d'ouverture et de clôture de la Conférence, ainsi que la conférence de presse finale, étaient disponibles en traduction chinoise, française et russe – « les langues de l'ONU », comme le souligne le site web du ministère suisse des Affaires étrangères.
Le débat s'est poursuivi le lendemain. Et pas seulement en séance plénière, où les discours des orateurs n'ont pas brillé par leur originalité. Ainsi, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a déclaré aux journalistes que son pays était prêt à dialoguer « avec toutes les parties », comme le prévoit le projet de déclaration commune. Il n'a pas condamné les pays du Sud dont les délégations, déjà à Bürgenstock, ont tenté de persuader l'Ukraine de faire des concessions, car chacun « a le droit de dire ce qu'il veut ». Par contre, ces mêmes pays ont été condamnés - en séance plénière, de manière tout à fait diplomatique - par le président lituanien Gitanas Nauseda, qui a appelé au rétablissement des frontières d'avant-guerre de l'Ukraine et a qualifié d’impossible la reddition de l'Ukraine. Et il n'était pas le seul. Beaucoup ont conclu leur discours par les mots « Gloire à l'Ukraine ». Beaucoup aussi ont déploré l'absence de la Russie, et certains, comme le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, se sont adressés directement à Vladimir Poutine, l'exhortant à réintégrer la famille internationale et à respecter le droit international. L'un des derniers intervenants a été le conseiller à la Sécurité nationale des États-Unis, Jake Sullivan - les États-Unis ont été le seul pays à prendre la parole à deux reprises.
Que dire en conclusion ? Le succès d'un événement doit être jugé en fonction des objectifs réellement atteints. Les objectifs de la Conférence qui s'est achevée hier ont été clairement énoncés dans le communiqué du gouvernement : « Le but du sommet est d'initier le processus de paix. […] Le sommet est également l'occasion de discuter pour la première fois au plus haut niveau de la manière dont la Russie peut être intégrée dans ce processus et du moment où elle peut l'être. Du point de vue du Conseil fédéral, la prolongation de la situation nécessitera à terme l'implication des deux parties. En organisant ce sommet, la Suisse fait un premier pas pour entamer le processus vers une paix juste et durable en Ukraine. La Suisse poursuit ainsi sa longue tradition de promotion du dialogue ».
Du point de vie la tradition, ce qu’énonce ledit communiqué est juste. Même chose concernant la nécessité pour l’ensemble des parties prenantes de participer au processus. Mais le président Poutine n'aimera probablement pas attendre la décision de quelqu'un d'autre pour l'inviter à la table des négociations. Les organisateurs de la Conférence étaient-ils au courant de la réunion que le président russe a eu avec le corps diplomatique à Moscou le 14 juin, au cours de laquelle il a déclaré sans ambages, parlant du Bürgenstock : « Nous aimerions bien sûr nous attendre à ce qu'une décision sur le retrait des troupes, sur le statut de non-aligné et sur le début du dialogue avec la Russie, dont dépend l'existence future de l'Ukraine, soit prise à Kiev de manière indépendante, et non sur ordre de l'Occident, bien qu'il y ait bien sûr de grands doutes à ce sujet ». Sans doute le ministère suisse des Affaires étrangères n'aurait-il pas dû formuler ce point du programme de manière aussi directe ? Là encore il s'agit là d'un malheureux problème de langage diplomatique ; de ceux qui offrent aux adversaires du processus de paix l'occasion de se moquer, et qui empêche certains de ses partisans d'y participer pleinement.
En fin de compte, il n'a pas été possible de parvenir à une déclaration finale unanime: le texte, que le ministre ukrainien des affaires étrangères Dmytro Kuleba a qualifié d'"équilibré", a été soutenu par 85 délégations – avec l'absence notable, parmi les signataires, de tous les pays du BRICS, ainsi que du Mexique, de l'Indonésie, de la Thaïlande et de l’Arménie. Le représentant de l'Arménie s'est absenté de la salle juste au moment de prendre la parole. Une coïncidence? En d'autres termes, la division entre les opinions qui existait avant la Conférence n'a pas pu être éliminée. La question de l'inclusion de la Russie dans le processus de négociation est restée ouverte, tout comme celle d'un éventuel prochain sommet.
Avec ce résultat, peut-on parler du progrès significatif vers la paix tant attendu de cette Conférence ? De l'avis de la présidente Viola Amherd, certainement. De mon point de vue, avec beaucoup d'hésitation : peut-être. En ce qui concerne le retour de la Suisse sur la scène internationale, on peut considérer l’objectif atteint.
Je rencontrais Elena Zhemkova il y a presque exactement un an, lors de la fondation de la section suisse de Memorial, à Berne. À l’époque, l'organisation de défense des droits de l'homme née en 1987, qui luttait pour le rétablissement de la vérité historique et la préservation de la mémoire, avait déjà été interdite par les autorités russes ; l'équipe d'auteurs de Memorial international avait reçu le prix littéraire Jan Michalski 2021 pour son livre OST : Letters, Memoirs and Stories from Ostarbeiter in Nazi ; enfin, en octobre 2022, Memorial avait reçu le prix Nobel de la paix. J’étais donc très heureuse de retrouver Elena Zhemkova parmi les orateurs invités par la Fondation Jan Michalski… et déçue de constater qu'il y avait de nouveau peu de russophones dans la salle. N’est-il pas surprenant que notre histoire continue d'intéresser davantage les étrangers – ce d'autant qu'Elena Zhemkova s'exprimait en russe, une traduction simultanée en français étant offerte aux auditeurs ?
Le thème de la conférence était ainsi formulé : « La mémoire du Goulag ». Il ne m’est pas possible de reproduire intégralement cette rencontre de trois heures, dont le programme comprenait deux documentaires, un reportage consacré au journaliste Vladimir Kara-Murza condamné à 25 ans d’emprisonnement pour ses opinions, et un diaporama de photographies du chercheur polonais Thomas Kizhny tirées du livre La Grande Terreur en URSS 1937-1938. Je me contenterai donc de relater l’essentiel de l'entretien d'Elena Zhemkova avec le journaliste et chercheur français Thierry Wolton, auteur d’Une histoire mondiale du communisme en trois volumes.
Thierry Wolton : Comment l'héritage soviétique continue-t-il de peser sur les Russes d'aujourd'hui ?
Еlena Zhemkova : Nous vivons aujourd'hui une période si terrible qu'il est très important de comprendre d'où elle tire son origine, d'où elle est revenue et quel héritage nous avons reçu. Il faut réaliser que la période soviétique a duré très longtemps. Plusieurs générations. 70 ans, Ce qui, comparé à la durée du Reich allemand, par exemple, est très long. En outre, il convient de saisir l'échelle d’un tel phénomène : même selon les calculs minimalistes de Memorial, il y eut environ 12 millions de victimes directes de la terreur stalinienne. Si l'on y ajoute les victimes de la famine – que personne n'a jamais complètement recensées –, si l'on y additionne tous les déportés et les membres des familles de tous les réprimés, on parle déjà de dizaines de millions de personnes. La cruauté du régime stalinien fut sans précédent : pendant les 18 mois qu’a duré la Grande Terreur, plus de 700 000 personnes ont été fusillées ; des centaines de milliers d'autres ont été emprisonnés et expédiés dans des camps pour de longues périodes. Ces répressions ont touché toutes les couches de la population sans exception ; toutes les nationalités ; toutes les tranches d'âge. Ainsi, parlant d'héritage, il faut d'abord évoquer la peur dont les Russes ont hérité. Nous voyons aujourd'hui à quelle vitesse cette peur revient : le pouvoir n’a pas même besoin de faire peur, il suffit de la rappeler. Deuxièmement, nous avons hérité du manque de confiance des gens dans les lois et le droit ; dans la foi que la loi serait à même de protéger les individus. Troisièmement, nous sommes les héritiers d'un peuple imprégné de double pensée. De cynisme. Ce terrible héritage est en train de revenir rapidement.
Quelles sont les traces laissées par tout cela ? Bien sûr, il y a les archives de l'État et des diverses autres institutions ; toutefois, pendant longtemps, nous n'avons pu y accéder, et aujourd'hui nous ne le pouvons plus. La mémoire familiale, avec ses archives, est bien restée, mais très souvent les gens avaient peur de parler ; ils refusaient sciemment de conserver cette mémoire… les parents ne voulant pas traumatiser leurs enfants. Enfin, il restait quelques traces matérielles du Goulag, mais celles-ci étaient rares, peu soutenues et disparaissaient très vite.
Je ne voudrais pas que vous ayez l'impression que Memorial fut créée par un petit groupe de personnes dont je faisais partie. Le désir des gens de connaître la vérité sur le passé était si fort, et tant de personnes étaient impliquées, que Memorial a émergé comme une expérience de chimie pratiquée au lycée, au cours de laquelle un grain de poussière est jeté dans une solution saturée, si bien qu’un cristal commence soudainement à croître à partir de la solution claire. Notre grande chance fut que notre groupe de jeunes enthousiastes soit immédiatement rejoint par des personnes qui faisaient la même chose depuis de nombreuses années sur une base volontaire. Hélas, ils ne sont plus en vie : Arseni Roginsky, Larisa Bogoraz, Sergeï Kovalev... Commença alors le travail quotidien, ennuyeux, dur.
Notre premier congrès a réuni des représentants de six cents organisations de 600 villes, soit plus d'un millier de personnes – et pas seulement des citoyens d'URSS. C'est alors que, dans un discours, Arseni Roginsky a suggéré de créer des fiches d'archives afin de restituer le sort de chaque victime. L'académicien Andreï Sakharov a dit la même chose lors de cette première réunion : tant que les destins sont inconnus, notre travail devait continuer.
Depuis, 35 ans se sont écoulés. Comment résumeriez-vous ?
Il est assez difficile de résumer en quelques mots les trois décennies et plus de travail de nombreuses personnes ; mais je vais essayer. Tout d'abord, nous avons réussi à créer un réseau ; à mettre en relation des personnes de différents pays pour qui ce sujet est important. Deuxièmement, nous avons réussi à promouvoir l'idée clé de Memorial : à savoir que pour vivre normalement aujourd'hui, il est nécessaire de comprendre et de repenser le passé ; qu'il est impossible de construire un État de droit sans rendre justice aux victimes et punir les auteurs des crimes. À mon grand regret, nous avions raison, et la vie d'aujourd'hui le confirme : les crimes impunis du passé permettent à ce terrible passé de revenir.
Nous avons accompli beaucoup sur le plan pratique : des archives ont été rassemblées, des collections ont été créées, des centres muséaux ont été ouverts, des livres ont été publiés, de nombreuses expositions et conférences ont été organisées. Le thème du passé est devenu clair. Enfin, la plus importante base de données contenant de courtes biographies de victimes de répressions politiques a été créée - elle en contient trois millions et demi ! Lorsque je mentionne ce chiffre, je me pose toujours une question : de quel succès pouvons-nous nous prévaloir dès lors que nous savions qu'elle devrait contenir au moins douze millions de biographies ? Il est vrai que trois millions et demi de ces biographies furent collectés sans l'aide de l'État : avec son aide, nous aurions pu collecter toutes les informations en trente ans. Donc moins d'un quart, ce n'est pas suffisant. Mais bien de personnes, du moins, purent connaître le sort de leurs proches et reconstituer l'histoire de leur famille !
Ces archives étaient-elles accessibles avant l'interdiction de Memorial ?
Oui, bien sûr. Il est important de comprendre que nous ne parlons pas seulement des archives de Moscou. Des personnes de différentes régions de Russie et d'ailleurs ont collecté de telles archives, qui pouvaient être consultées lors d'expositions et par le biais de publications. Reste qu’il y a une dizaine d'années déjà, nous nous sommes rendu compte que c'était insuffisant et qu'il fallait numériser les archives pour en améliorer l'accès. Les documents relatifs à la période du Goulag ont déjà été numérisés à 90 % et nous préparons actuellement leur ouverture au public, prévue pour l'automne de cette année.
Quels types de documents sont rassemblés dans ces archives ?
Les plus divers ! Par exemple, en plus des documents eux-mêmes, de nombreux témoignages oraux ont été enregistrés ; de nombreux travaux d'écoliers auxquels nous avons fait appel ont été collectés – plus de 40 000 ! Il existe donc de nombreux documents relatifs à la Seconde Guerre mondiale et au sort des civils emmenés pour le travail forcé.
Vous avez mentionné le travail effectué dans d'autres pays. À quels pays pensiez-vous ?
Il faut savoir que lorsque Memorial a commencé ses activités, c'était encore l'Union soviétique. Après son effondrement, le travail sur l’étude du passé soviétique s'est poursuivi dans les nouveaux États indépendants qui ont émergé à sa place, ce qui l'a immédiatement rendu international. Il se poursuit également en Allemagne, en Italie, en République tchèque, en France, en Pologne....
Regrettez-vous quelque chose que vous n'avez pas pu faire ?
La formule « justice pour les victimes, punition pour les criminels » n’est pas sécable. Nous avons réussi à faire beaucoup pour la première partie de cette formule, mais très peu pour la seconde. Même la réhabilitation des victimes n'était pas seulement incomplète, elle était souvent outrageusement pathétique et pas assez publique. La Loi fédérale sur la réhabilitation des victimes de la répression politique, adoptée en octobre 1991, prévoyait une indemnité de 10 euros (!) pour chaque mois passé dans les camps. De nombreuses personnes ont refusé de recevoir cet argent tant c'était humiliant ! En outre, l'État faisait valoir sa « pauvreté ». Les « privilèges » accordés en vertu de cette Loi ont également été progressivement réduits – ceci jusqu'en 2005, lorsque le régime de Poutine les a supprimées pour les remplacer par des paiements dérisoires. En d'autres termes, le peuple a été de nouveau trompé par le pouvoir !
Autre élément fondamental : très souvent, les coupables n'ont pas été punis. Oui, nous savons qu'en Allemagne, les procès des criminels de guerre n'ont pas été complets et ont de plus traîné pendant de nombreuses années, mais ils ont tout de même eu lieu ! En Russie, il n'y en a pas eu, et l'explication donnée était la suivante : « Ils sont tous morts, il n'y a personne à punir ». Donc personne n'a jamais été puni.
Autre point important. Non seulement la liberté et l’honorabilité ont été retirés aux victimes des répressions, mais aussi tous les biens ; littéralement, tout a été confisqué à ceux qui avaient été déportés. Rien n'a été restitué… à moins que vous ne comptiez une compensation de dix mille roubles pour une grande maison à la campagne – c'est ridicule !
Ni les auteurs des crimes commis, ni leurs exécutants et participants n'ont été lustrés. D'ailleurs, le discours continue à circuler selon lequel Staline ne savait rien. Ignorait tout. Toutefois, c’est là mon avis, Memorial a su mettre à disposition une ressource très importante, appelée « Stalin's Firing Lists » : il s'agit là d'un fac-similé des listes des 44 000 personnes qui devaient être fusillées, signées personnellement par Staline et les membres du Politburo. Aucun des signataires n’a été puni.
Dans certains pays, les tentatives de lustration ont dégénéré en chasse aux sorcières, comme aux États-Unis. Si cela n'a pas été fait jusqu'à présent, il n'y a guère d'espoir que cela se fasse ?
La position de Memorial a toujours été que les informations sur les crimes commis doivent être connues. Les noms des auteurs doivent être connus. Pour être honnête, je n'étais pas en faveur de la lustration, j'ai été orienté sur cette question par la position des anciens prisonniers du Goulag eux-mêmes : ils ne voulaient pas de vengeance, ils voulaient de la reconnaissance publique. Et pour cela, ils avaient besoin de procès ; d'une consolidation juridique des délits en tant que tels. On ne cesse de trébucher sur le cadavre non enterré qui gît sur la route.
Je considère comme un échec fondamental le fait que l'affaire du Parti communiste ait été perdue devant la Cour constitutionnelle, malgré le fait que mes collègues de Memorial, qui ont agi en tant qu'experts indépendants, aient préparé un grand nombre de documents. Si l'affaire s'était terminée différemment, elle aurait pu être suivie d'un procès systémique, mais cela n'a pas été le cas. Il reste donc beaucoup à faire.
P.S. Les statistiques présentées lors de la conférence ont fait forte impression sur le public, tout comme les œuvres de Vsevolod Zaderatsky (1891-1953), composées au Goulag en 1937-1938 et interprétées par le pianiste Yasha Nemtsov. Ce compositeur d'origine ukrainienne, diplômé du Conservatoire de Moscou en piano, composition et direction d'orchestre, donnait des leçons de piano au tsarévitch Alexeï, fils de Nicolas II…
Mon amour de l'opéra m’éloigne de plus en plus du Grand Théâtre de Genève, dont je sors presque toujours avec un sentiment de légère (ou pas si légère) insatisfaction, et m’approche de l'Opernhaus Zürich, où, au contraire, le plaisir est presque toujours garanti. Et si, au début, se rendre à Zurich pour une représentation semblait être une véritable entreprise, c'est maintenant devenu une habitude. En plus, les trains suisses sont si agréables pour y travailler !
Récemment, j’ai eu le plaisir d'assister à une représentation de « Carmen » dans une mise en scène d'Andreas Homoki et sous la direction musicale de Gianandrea Noseda - la possibilité d'observer l'orchestre et son chef depuis une loge a été un bonus supplémentaire. Il convient d'ajouter que cette production a été réalisée en collaboration avec l'Opéra Comique de Paris, où elle a été jouée l'année dernière, et où « Carmen » a été créée en 1875.
Je ne vais pas vous insulter en reprenant le sujet de cet opéra le plus populaire au monde, dont les mélodies nous accompagnent partout, y compris dans les ascenseurs et sur les répondeurs, en remplacement de "an operator will be with you shortly".
La scénographie du spectacle est assez minimaliste, le point le plus lumineux sur scène étant le trou "doré" du souffleur. Le scénographe Paul Zoller s'est inspiré de la salle de l'Opéra Comique elle-même, avec ses murs en briques rouge et marron et ses poutres en acier peintes en gris foncé. Mais il n'y a besoin de rien d'autre : le "mobilier" superflu ne détourne donc pas l'attention des interprètes, et l'intemporalité de l'intrigue sur fond d'époques changeantes est transmise discrètement - simplement par le changement de costumes, qui passent des habits traditionnels au début de la représentation aux très modernes à la fin.
D'autres nuances qui relient l’action à notre époque sont subtilement insérées dans la production. Tout d'abord, l'affiche – avec l'image d'un cigare. Certes, Carmen et ses copines travaillent dans une fabrique de cigares, mais une autre image aurait pu être choisie. À mon avis, ce choix n'est pas fortuit : comme les filles qui fument sur scène, il s'agit d'un défi lancé à la société qui lutte contre le tabac, un défi qui n'est pas moins fort que ne l'était Carmen elle-même à la fin du 19e siècle.
Un autre moment a attiré mon attention. Au premier acte, lorsque Micaëla apparaît à la recherche de Don José, elle est entourée, comme vous vous en souvenez, de jeunes hommes qui commencent non pas à la molester, mais à flirter de plus en plus ouvertement. Et soudain, le plus actif d'entre eux, Moralès (le baryton arménien Aksel Daveyan) se plie en deux : le coup qu'il a reçu sur ses parties génitales de la part de la timide Micaëla, dans sa robe grise avec une croix rouge sur la poitrine, l'a surpris, lui et le public. À notre avis, cette allusion à l'émancipation féminine et au thème actuel du harcèlement sexuel est suffisante, pas besoin d’aller plus loin.
Je me suis rendue à Zurich tout d'abord pour Marina Viotti - l'ayant entendue en concert il n'y a pas si longtemps, j’étais sûre que le rôle de Carmen était pour elle. La mezzo-soprano née en Suisse et élevée en France était au sommet de sa forme, tant sur le plan vocal qu'artistique : son allure spectaculaire, son tempérament et sa plasticité étaient au rendez-vous.
J’ai aussi beaucoup aimé la soprano moldave Natalia Tanasii dans le rôle de Micaëla. Natalia est bien connue du public zurichois, puisqu'en 2017-2019, elle était membre de l'International Opera Studio du théâtre. Les récentes prestations de Natalia comprennent le rôle de Mimì dans La Bohème à l'Opéra national de Hambourg et au Théâtre national de Prague.
Le ténor albanais Saimir Pirgu dans le rôle de Don José était tout à fait à la hauteur ; ce personnage est la personnification de ce qui arrive aux bons garçons qui n'écoutent pas les conseils de leurs mères ! Frasquita (Uliana Alexyuk, née en Ukraine et formée au Studio d'opéra du Théâtre Bolchoï de Moscou) et Mercédès (l'Irlandaise Niamh O'Sullivan) ont également fait honneur au spectacle – avec Marina Viotti, elles formaient un excellent trio.
La seule ombre au tableau était peut-être, malgré le magnifique costume de toréador, le baryton-basse polonais Łukasz Goliński dans le rôle d'Escamillo. J’ai également regretté l'absence de danses dans le deuxième acte, où la musique ne fait que suggérer leur nécessité. Mais cela n'a pas gâché le sentiment général très agréable, léger et joyeux de la représentation, que vous aurez encore le temps de voir en commandant des billets sur le site du théâtre.
Les pages reproduites dans cette chronique ne proviennent ni des archives secrètes du NKVD des années 1930, ni de celles du KGB des années 1970, ni même de celles de l’actuel FSB. Non, elles sont extraites de la biographie de Pier Paolo Pasolini, le grand cinéaste, poète et écrivain italien assassiné dans la nuit du 1 au 2 novembre 1975 sur la plage d’Ostie – ceci pour des raisons toujours non élucidées. Du moins : de la récente traduction russe du livre de Roberto Carnero Pasolini, Morire per le idee (« Mourir pour les idées » - ciao, Georges Brassens !) publié par une maison d’édition moscovite AST. Ceci avec, à la clé, des dizaines des pages biffées à l’encre noir.
En dépit d’une enfance passée au sein de l’Église catholique, Pasolini a « mal tourné » : il est devenu marxiste, communiste dans ses opinions politiques et homosexuel dans sa vie privée. Ce mélange a plus d’une fois épaté ses admirateurs comme ses détracteurs… fait qui, de toute évidence, fut également le cas de l’éditeur russe en question – lequel explique les « pages noires » au moyen de la nouvelle législation en cours. On peut comprend sa prudence. Effectivement, le 30 juin 2013 le texte de la loi sur L'interdiction législative de la propagande homosexuelle en Russie auprès des mineurs a été ratifié par le président Vladimir Poutine. Depuis son entrée en vigueur la même année, le nombre de crimes haineux ciblant la population LGBT de Russie a été multiplié par cinq. En novembre 2022, cette même loi a été étendue en sorte de concerner également les personnes majeures, interdisant ainsi la « propagande » des « relations sexuelles non traditionnelles » et le « déni des valeurs familiales ». Pour rappel, cette nouvelle législation a un antécédent : le 2 février 1934 la loi anti-homosexuelle était introduite par Joseph Staline ; le 1 avril de la même année l’article correspondant était ajouté dans le Code pénal – l’acte consensuel devenant punissable de 3 à 5 ans d’emprisonnement, tandis que l’acte forcé était passible, lui, de 5 au 8 ans d’emprisonnement. Du fait même de cette loi, la biographie de Piotr Ilych Tchaïkovsky écrite par Nina Berberova dans les années 1930 ne devait être publiée en Russie qu’après l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev.
Bonheur que toutes ces lois et tous ces ordres qui épargnent responsabilité de leurs exécuteurs !
Ce qui se passe aujourd’hui dans le monde littéraire russe qu’on sait être le creuset d’une grande, immense, littérature est abominable. De nombreux écrivains déclarés « agents de l’étranger » ont dû opter pour l’exil. D’autres sont persécutés – dans leurs personnes ou à travers leurs ouvrages.
Natalia Troukhanovskaya, rectrice de l’Institute Pouchkine, a ainsi recommandé aux étudiants et doctorants « d’étudier plutôt des auteurs qui n’ont pas affichés de positions antirusses ». Cette mesure affecte Lioudmila Oulitskaya, une des écrivaines russes les plus connues au monde : ses livres ont disparu des librairies moscovites. La réaction de cette « agente étrangère » actuellement établie à Berlin a été formidable : « Natalia Troukhanovskaya a absolument raison : ce n’est pas la peine de compliquer sa propre vie, ni celle des étudiants ».
L’étude comparative du programme de littérature pour les lycéens russes a mis en valeur la liste des œuvres biffées. Après 1984 d’Orwell, L’étranger de Camus, le Brave New World de Huxley et La Métamorphose de Kafka, ce sont Vie et destin de Vassili Grossman, La Maison du Quai d’Iouri Trifonov, les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, Omon Ra de Victor Pelevin et les poèmes de Dmitry Prigov, ardent critique du réalisme socialiste, qui se sont évaporés. Par miracle, les livres d’Alexandre Soljenitsyne sont préservés. Pour l’instant…
D’autre part, l’opus intitulé La Chute d'un empire : la leçon de la Russie, de Tikhon Chevkonov, évêque de l’Église orthodoxe russe et confesseur personnel présumé de Poutine, a été rajouté, one me dit, à la liste des lectures obligatoires.
A tous ceux parmi vous qui ne parviennent pas à comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Russie, je recommande de lire tous ou partie de ces livres mis à l’index. A tous ceux qui ne parviennent pas à comprendre ce qui se passe en France voisine et qui s’importe en Suisse, je recommande Soumission de Michel Houellebecq, paru le 7 janvier 2015 – le jour de l’attaque lancée sur la rédaction de Charlie Hebdo. Il n’y a pas de coïncidences dans la littérature : lisez donc ce livre, le temps qu’il ne soit pas lui aussi interdit.
Tous les fanatiques, tous les régimes arbitraires ou totalitaires ont toujours redouté la bonne littérature et ils en auront toujours peur car la bonne littérature possède le don de la prophétie et le pouvoir d’un jugement ultime. Pourvu seulement qu’elle soit lue !
PS La semaine dernière, Fred Dewilde, artiste de BD, survivant du Bataclan, s'est suicidé. «Ses démon, ses traumas qu'il essayait d'exorciser depuis 2015 par son art, par ses témoignages, auront eu raison de lui», ont écrit ses amis dans les réseaux sociaux.
Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.
En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.
8 мая талантливая российская виолончелистка Анастасия Кобекина выступит в женевском Виктория-холле – вместе с ней на сцену выйдет швейцарский пианист Жан-Селим Абдельмула: их дуэту уже десять лет.
Как уже знают многие читатели Нашей Газеты, 5 мая писатель будет в гостях у Русского кружка Женевского университета. Если вы еще сомневаетесь, идти или нет, прочитайте это интервью.
Как уже знают многие читатели Нашей Газеты, 5 мая писатель будет в гостях у Русского кружка Женевского университета. Если вы еще сомневаетесь, идти или нет, прочитайте это интервью.
8 мая талантливая российская виолончелистка Анастасия Кобекина выступит в женевском Виктория-холле – вместе с ней на сцену выйдет швейцарский пианист Жан-Селим Абдельмула: их дуэту уже десять лет.
1 мая не является официальным выходным днем, закрепленным в Швейцарии на федеральном уровне. К празднику Объединение профсоюзов (USS) подводит итоги и отмечает ухудшение положения трудящихся.
COMMENTAIRES RÉCENTS