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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

08.02.2021
Le 23 janvier 2021, Genève (c) Nashagazeta
Dès la création, en 2007, de Nasha Gazeta, je me suis imposée une règle : de ne pas couvrir l’actualité russe ou toute autre du vaste espace postsoviétique, sauf en cas de lien avec la Suisse. J’étais loin d’imaginer, à l’époque, que ces liens, historiques, politiques et culturels, seraient si variés et si nombreux à faire vibrer mes lecteurs. Fidèle à cette règle, je me suis abstenue d’écrire un seul mot dans mon journal à propos de l’opposant russe Alexeï Navalny – jusqu’au 23 janvier. C’est à cette date justement que des manifestations à son soutien se déroulèrent en Suisse. Ce jour-là je me suis rendue à la Place des Nations à Genève pour voir de mes propres yeux un groupe de gens agitant, devant la fameuse chaise, des pancartes, des drapeaux russes, ukrainiens. J’ai pris quelques photos et les ai postées – sans commentaire - sur la page Facebook de Nasha Gazeta. De toutes façons cela se serait avéré inutile : nous avons reçu un nombre record des commentaires tous azimuts de nos lecteurs reflétant le large spectre d’opinions allant de « bravo, les gars » au « quels clowns ». Chose exceptionnelle ! J’ai dû effacer deux ou trois commentaires et avertir certains autres lecteurs qui se sont laissé déborder par leurs émotions. Un baston physique dans l’espace virtuel soit, heureusement, impossible pour l’instant, mais – même virtuel et seulement verbal – il montre la profonde fissure dans la communauté russophone. Cette fissure n’est pas seulement entre ceux qui se trouvent « là-bas » (en Russie, en Ukraine, en Belarus ») et « ici », en Suisse, mais également entre ceux qui sont en Suisse tout court. Depuis ce 23 janvier les manifestations se déroulent en Suisse tous les weekends, la dernière a eu lieu à Zurich, samedi dernier. Peu de monde y participe mais elles se déroulent. Et je suis sûre que personne ne paie les manifestants, contrairement aux insinuations de certains.
(c) Nashagazeta
Et puis il y a eu le 2 février, une date pleine de « coïncidences ». Pour commencer, je me suis souvenue que c’est ce jour-là, en 1942, qu’un excellent écrivain pour enfants, le poète et dramaturge russe Daniil Harms est mort – dans la clinique psychiatrique de la prison « Kresty » (« Les Croix »), à Leningrad. Accusé de toutes sortes de crimes, il a été pleinement réhabilité par la suite. Il est probablement mort de faim – en février 1942 le taux de morts de faim a été le plus élevé de tout le siège de Leningrad. Il avait seulement 36 ans. Beaucoup moins connu en Suisse que Tchekhov, par exemple, il y a néanmoins laissé des traces : le professeur Jean-Philippe Jaccard de l’Université de Genève lui a consacré sa thèse de doctorat, ses pièces ont été montées à Genève, une exposition a eu lieu. Le 2 février 2021, à Moscou, le documentaire sur le « palais de Poutine » est sorti sur YouTube et le verdict est tombé pour son auteur, Alexeï Navalny – il a été condamné à presque trois ans de prison. Le même soir la décision a été prise, sans aucune explication, de ne pas prolonger le contrat de Kirill Serebrennikov, le directeur artistique du Gogol-centre, un théâtre moscovite controversé et très populaire. Kirill est bien connu en Suisse : la mise en scène de Cosi fan tutte à l’Opernhaus de Zurich avait été acclamée, ses films sortent sur les écrans des cinémas et le professeur Georges Nivat avait comparé son procès en 2020 avec celui de Joseph Brodsky, en 1964. La communauté internationale a activement réagi à la condamnation de Navalny. Même le DFAE Suisse a fait une déclaration demandant sa libération – le texte a été publié sur la page Facebook de l’ambassade Suisse à Moscou. Ce post a reçu moins de commentaires que le nôtre, du 23 janvier, mais un d’eux, signé par une très active lectrice de Nasha Gazeta, a attiré mon attention. Cette dame qui, si je ne me trompe pas, habite Genève, a écrit : « La Suisse devrait garder la neutralité et ne pas se mêler des affaires internes de la Russie. La Russie ne s’inclinera jamais devant aucune pression ». Elle n’est pas la seule à penser ainsi. Coller des étiquettes, jeter des pierres, détruire moralement et/ou physiquement pour réhabiliter par la suite – hélas, cet ordre des choses est bien connu en Russie, et la liste de gens talentueux exterminés et « pardonnés » post mortem par leur nouveaux « fans » est longue. Mieux vaut tard que jamais, mais post mortem, c’est vraiment beaucoup trop tard ! On peut s’étonner du hasard de la vie : les noms des nombreux bourreaux ne restent dans l’Histoire qu’« en lien » avec les noms illustres et immortels de leur victimes. « Qui reste sauf – mourra, vivra le trépassé… » a écrit une poétesse russe Marina Tsvetaeva qui aimait tant se promener sur le quai d’Ouchy, à Lausanne. Peu de gens, à l’exception des historiens professionnels, se souviendraient aujourd’hui, par exemple, d’un certain Arakcheev, le puissant favori des tsars Paul I et Alexandre I, si Alexandre Pouchkine ne lui avait pas dédié une épigramme qui commençait par « L’oppresseur de toute la Russie… » et finissait par une obscénité. Selon certains biographes du plus grand poète russe, c’est pour cette épigramme qu’il s’est vu envoyé en exil au Sud de la Russie. Je suis convaincue que la politique est, effectivement, un dirty business et j'essaye de l’éviter. Le but de ce petit texte n’est pas de déterminer si Alexeï Navalny est « bon » ou « mauvais » - avant son empoisonnement il m’intéressait très peu, et il est évident aujourd’hui que sa personne n’est pas tellement au cœur des manifestations qui continuent en Russie, bien qu’il soit devenu leur symbole. Kirill Serebrennikov quant à lui trouvera où appliquer ces nombreux talents. Ce qui est moins clair, ce sont les futures actions de la jeunesse russe qui sort maintenant dans la rue, désespérée.  En écrasant les manifestants, en créant des « martyrs » le pouvoir russe se tire une balle dans le pied car les russes adorent justement les martyres. Et l’agitation des esprits. Si je partage avec vous ces quelques réflexions c’est que je suis profondément choquée par le niveau de violence, physique et verbale, que j’observe ces jours sur les écrans TV et sur Internet, par le niveau de la vulgarité, d’agressivité… Les esprits sont chauffés à tel point qu’il suffit d’une allumette pour que tout explose et que l’irréparable se produise. Et pourtant ceux qui sortent dans les rues n’ont pas d’armes. Serions-nous les témoins d’une autre révolution, plus de 100 ans après celle de 1917 et toujours sous le slogan « Paix aux chaumières, guerre aux palais ! » ? Ne peut-on pas imaginer, en Russie, un autre mécanisme du passage du pouvoir que le coup d’état ? C’est à cela que je songe aujourd’hui.    
30.01.2021
Le plan de Londres en 1946 ressemble effectivement à un géant araignée (c) Francis Frith
Arrivée à certain âge, il est rare de faire des découvertes positives mais alors combien sont-elles plus agréables ! Parmi les dernières du genre, citons le roman de l’écrivain serbe Miloš Tsernianski, réédité par Les Éditions Noir sur Blanc, à Lausanne, presque trente ans après la première parution en français, due au feu Vladimir Dimitrijevic, dans la traduction de Vladimir Popović ? Combattant durant la Première guerre mondiale et diplomate à Berlin et à Rome au début de la Seconde guerre, Miloš Tsernianski s’est exilé à Londres pendant plus de vingt ans. Il détesta cette ville ! « J’ai écrit ce roman à Finchley, dans la banlieue de Londres, en 1946-1947. A une époque où ma femme et moi étions très proches du suicide », peut-on lire dans son journal intime. Aujourd’hui, à Belgrade, un monument est dédié à Miloš Tsernianski et on décerne dorénavant un prix littéraire portant son nom. Le roman est donc en grande partie autobiographique ce qui le rend particulièrement véridique et poignant dans chaque détail. Intemporel aussi car ces thèmes majeurs sont toujours d’actualité : émigration/immigration ; l’unité slave (si souvent remise en question depuis lors) ; l’amour et la fidélité vs. mariages et les amitiés de raison ; la préservation de la dignité humaine en toutes circonstances et à tout prix; l’amour pour la Patrie en général et pour la Russie en particulier. Pourquoi pour la Russie ? car les personnages principaux sont Russes et leur histoire est bien triste et sans happy end. Les prénoms de ces personnages sont remplis de symboles. Elle, c’est Nadia – le diminutif du prénom Nadezhda signifiant l’espoir, et tout son poids d’attentes qui l’accompagne. (Et je sais de quoi de parle !) Elle a 42 ans, cette princesse de naissance mariée depuis 26 ans au prince Nikolaï Repnine, de 10 ans son aîné et au curieux nom qui nous recèle un « mix » de Répine, comme le grand peintre russe, et Pnin, comme le personnage du roman de Vladimir Nabokov, ce vieux professeur russe qui, émigré aux États-Unis, essaie de s’intégrer dans la vie locale. Pnin y réussit mieux que Repnine dont le Londres d’après-guerre semble repousser toutes les tentatives. Nous sentons plusieurs influences dans ce texte en serbe, rempli d’emprunts très vivants du russe, de l’anglais et du français. L’influence de Shakespeare, par exemple, avec sa vision du monde comme un théâtre où chacun a son rôle à jouer. De Nabokov, par le multilinguisme, l’anglophilie et le snobisme du prince Repnine :  on imagine tout à fait, dans un roman de Nabokov, le prince prononçant ce genre de phrase : « On ne quitte pas une femme au seuil de la vieillesse. Ce n’est pas bien ». Beau et simple, n’est-ce pas ? Il y aussi du John Galsworthy avec sa saga anglaise, et du Léon Tolstoï qui croyait, lui aussi, qu’on peut tout savoir sur l’humanité en étudiant une seule famille – il suffit qu’elle soit malheureuse. Comme échapper à Dostoïevski dans un roman russe, avec ses recherches sur soi-même et sur sens de la vie ? Et même à Kafka, car la course sur place du prince Repnine est comparable à celle du héros du « Procès ».  Les 800 et quelques pages du roman nous racontent les épreuves de ce couple qui s’aime et qui essaie de se sauver. Ils sont pauvres, très pauvres, nourris parfois que des seuls souvenirs de leur jeunesse insouciante passée à Saint-Pétersbourg. Repnine agonise en se tenant responsable du destin malheureux de sa femme qu’il imagine finir ses jours en SDF dans les rues de Londres. Il fait son possible pour la convaincre de partir en Amérique, chez sa tante. De son côté, Nadia pense que, débarrassé d’elle il serait plus libre dans ses actions. La galanterie de l’un valant bien la gentillesse de l’autre. Il est frappant de constater à quel point les choses ont, globalement, peu changé !  En 1947 Les Londoniens avaient peur des Polonais (et Repnine passe souvent pour un polonais) qui étaient là « pour manger le pain des anglais ». Tout comme les Français avec leur « plombier polonais », en 2005 ! Les magazines de luxe préservent, eux aussi, leurs sujets préférés : l’argent et le sexe, la vie glamour de l’élite qui cache bien ses squelettes dans des placards. Tous ceux qui ont dû recommencer à zéro dans un pays étranger comprennent l’état d’esprit du prince Repnine, ce sentiment d’injustice, de lassitude, de désespoir… Nombreux sont ceux qui connaissent ce choix terrible entre l’acception du verdict de surqualification ou du travail dénigrant et mal payé. Repnine, le beau et noble officier, fait le deuxième choix, pour Nadia. Il est prêt a tout, sauf une chose – l’humiliation. Et cela aussi, je peux comprendre. C’est cette universalité du sujet et la compassion sans équivoque de l’auteur pour ses personnages qui place ce livre dans la liste des grandes œuvres de la littérature mondiale qui aide à mieux comprendre ces gens bizarres que nous sommes, nous les Russes… Bonne lecture ! PS Ceux qui lisent en russe trouveront mon texte plus détaillé ici. Je remercie vivement Mme Marina Troyanov pour la relecture de mes textes en français. 
18.01.2021
Ce sont-là les paroles du chant Sviachtchennaïa Voïna, ou « Guerre sacrée », l'un des plus célèbres chants de la Grande Guerre patriotique (1941-1945) en Union soviétique. Écrites par le poète Vassili Lebedev-Koumatch, ces paroles ont été publiées le 24 juin 1941 par les journaux Krasnaïa Zvezda et Izvestia, soit à peine deux jours après l'attaque allemande. Le lendemain, le 25 juin, Alexandre Alexandrov, fondateur des célèbres Chœurs de l'Armée rouge (qui porte son nom depuis 1946) et auteur de l'Hymne de l'Union soviétique, en composa la musique. Le temps manquait pour imprimer les textes et les partitions, les chanteurs et les musiciens devaient les copier dans leurs cahiers. Le chant retentit pour la première fois le 26 juin 1941 à la gare ferroviaire de Belorousskaïa, à Moscou, exécuté par une partie des Chœurs de l'Armée rouge pour encourager les soldats qui attendaient leur départ pour le front. Selon les témoignages, son succès a été tel qu’il a fallu le répéter cinq fois. Difficile d’imaginer un chant plus patriotique ! Pourtant la radio, source principale de l’information à l’époque, ne l’a pas diffusé avant le 15 octobre 1941, car les autorités estimaient que les paroles étaient trop tristes et tragiques : au lieu de promettre la victoire rapide avec des pertes minimales, elles préparaient les troupes pour une bataille longue et sanglante. Mais à partir de cette date, alors que l’armée allemande avait bien avancé sur le territoire russe, Sviachtchennaïa Voïna fut diffusé par Radio Moscou tous les matins, juste après le carillon du Kremlin. Très rapidement, le chant est devenu populaire dans le sens littéraire du mot et a contribué à remonter le moral des troupes. Chanté sur tous les fronts du pays, sur le champ de bataille, dans les tranchées, sur les terrains d'aviation, dans les hôpitaux…Aujourd’hui encore, tous ceux qui ont vécu dans la période soviétique le connaissent par cœur. La situation que nous vivons aujourd’hui n’est, évidemment, pas la même bien qu’elle a un petit goût de guerre. A l’époque l’ennemi était évident, visible et « tangible », ce n’est pas le cas du méchant virus. Et pourtant ! Il est bien connu que c’est en temps de crise que la culture, faussement considérée comme « la force douce » seulement, devient la plus efficace, car c’est en temps de crise qu’on ressent un besoin plus grand de s’accrocher à quelque chose qui nous tire vers le haut, qui nous aide à surmonter le quotidien. La Suisse a été épargnée par la guerre, et c’est en partie ce manque   d’expérience qui expliquerait l’attitude si réservée du gouvernement face à la culture, l’incapacité de l’utiliser pour la bonne cause. Pourtant où pourrait-on mieux et si facilement garder ses distances et respecter toutes les autres mesures sanitaires que dans les théâtres, salles de concerts, dans les cinémas, et mieux encore dans les bibliothèques et les musées ? Par contre l’absence d’une culture vive et vivante contribue à la démoralisation générale de la population et à la montée d’une colère qui ne se manifeste pas toujours de noble façon à en juger par les commentaires de certains des lecteurs de Nasha Gazeta et pas seulement. Il n’est donné à personne de choisir le temps dans lequel on vit. Nous vivons donc aujourd’hui, dans le temps qui nous est donné, et je vous propose de vivre pleinement, en vous appuyant sur la culture et en la soutenant. Le chant Sviachtchennaïa Voïna est donc apparu deux jours seulement après la guerre. Nous allons bientôt « fêter » une année de la pandémie. A ma connaissance, cette période sinistre n’a produit ni chants qualifiables comme patriotiques, ni aucune autre œuvre capable de remonter le moral et rester dans le temps. Je vous invite donc à écouter le Sviachtchennaïa Voïna, interprété par les Chœurs de l’Armée rouge en 1942 – gare à la chair de poule ! https://www.youtube.com/watch?v=ZhRN6OLXR4c  
04.12.2020
 Les périodes historiques se succèdent, mais une chose reste inchangée – l’amour des Russes aisés pour les objets beaux, exclusifs et chers de la haute joaillerie et de la haute horlogerie. C’est la raison pour laquelle les belles pièces prévues à leur intention affluent dans les ventes aux enchères. Ces objets ont été créés à différentes époques et cherchent aujourd’hui de nouveaux propriétaires. Quelques-uns des lots qui seront présentés aux traditionnelles enchères « russes » de décembre, chez Piguet – Hôtel des Ventes Genève, l’illustrent parfaitement. C’est une des rares occasions pour les connaisseurs de compléter leur collection : chaque pièce a son histoire, et pour certaines il a même fallu mener une véritable enquête. Comme ceci.  « Les objets qui se retrouvent chez nous n’ont pas toujours été gardés au sein d’une même famille pendant plusieurs générations, nous raconte Bernard Piguet, le directeur et propriétaire de la maison de vente qui porte son nom. Il arrive que la procédure visant à établir l’authenticité d’une pièce et sa provenance prenne plusieurs mois et soit d’une complexité comparable à celle d’une procédure financière de due diligence. » C’est précisément le cas d’une boîte de prestige dont le couvercle figure deux griffons enchâssés dans des arabesques en or ajouré – posés sur le fond en émail rouge et blanc, ils gardent le monogramme de Nicolas II composé de diamants de plus de 9 carats en tout. Cette boîte, qui n’est pas destinée à un usage particulier mais qui est d’un raffinement merveilleux, fait tout de suite penser à certaines pièces de Fabergé, et plusieurs indices laissent supposer qu’il y a bien une « parenté ». Mais comment le prouver et, au préalable, distinguer l’original d’une imitation, pour déterminer la valeur de l’objet et en fixer le prix ? Manifestement, les arguments des experts londoniens de Sotheby’s, qui ont déjà mis en vente cette pièce pour 200 000 livres en 2018, n’ont pas suffi à son acquéreur de l’époque qui, pris d’un doute, a décidé de se rétracter. Cet incident n’a pas effrayé les spécialistes de l’équipe de Bernard Piguet, il les a au contraire incités à réaliser leur propre enquête, que l’on peut considérer comme un modèle du genre. Ils ont dû non seulement établir l’itinéraire précis qui a conduit la boîte de Russie, à l’époque prérévolutionnaire, jusqu’en Suisse, en 1966, mais aussi, comme dans les contes russes, résoudre trois énigmes : pourquoi Nicolas II a-t-il offert cette boîte à deux reprises, pourquoi le poinçon du maître Mikhaïl Perkhine apparaît-il en deux versions différentes et pourquoi n’y avait-il pas de numéro d’inventaire ? Pour jouer le rôle de Sherlock Holmes, on a fait appel à la compatriote du grand détective Christina Robinson, qui s’occupe des objets russes chez Piguet. En ce qui concerne la « question n° 1 », tout était relativement élémentaire : le poinçon personnel du grand joaillier russe Mikhaïl Perkhine, qui a travaillé aux côtés de Carl Fabergé, authentifie la provenance de la boîte. Seulement, elle n’a pas été envoyée au magasin de la maison Fabergé, mais au cabinet de Sa Majesté Impériale, autrement dit dans le « fonds de cadeaux » du tsar. « Le tsar ne versait pas d’argent à ses sujets, raconte Christina Robinson à Nasha Gazeta. La tradition voulait que l’on récompense les militaires ou les fonctionnaires qui s’étaient distingués en leur offrant des cadeaux précieux, comme ce type de boîte, sachant que ces cadeaux pouvaient être échangés contre des espèces sonnantes et trébuchantes ou démontés pour en vendre un diamant ou deux selon les besoins financiers du récipiendaire. » Bien entendu, on a du mal à croire aujourd’hui que quelqu’un aurait accepté de se séparer du cadeau du tsar, car ce serait d’une part enfreindre le principe selon lequel « à cheval donné on ne regarde pas la bride », et d’autre part laisser échapper un objet d’une rare beauté. C’est pourtant ce qu’a fait le premier bénéficiaire de la boîte en 1897, le général Fiodor Alexandrovitch von Feldmann, directeur du lycée impérial Alexandre, tuteur honoraire du Conseil tutorial des établissements de l’impératrice Marie, en la restituant à l’« entrepôt » du tsar contre 1 760 roubles, une somme fabuleuse à cette époque. La boîte n’est pas restée longtemps à l’entrepôt – deux ans plus tard, elle a été envoyée en cadeau au conseiller de l’empereur Guillaume II, Maximilian von Lyncker, pour sa contribution au succès de la rencontre entre les empereurs russe et allemand le 8 novembre 1899. On sait également que Nicolas II avait décidé de dissiper ainsi un malentendu entre les épouses des autocrates : sans raison apparente, l’impératrice Augusta n’avait pas accompagné Alexandra Fiodorovna à la gare de Potsdam, mais avait pris congé d’elle au palais, ce qui avait donné lieu à des ragots. L’incident qui couvait fut clos grâce au précieux cadeau offert à un proche du Kaiser – c’est ainsi que la boîte de Saint-Pétersbourg s’est retrouvée en Europe. Von Lyncker est mort en 1923, laissant quatre filles. Passé un certain temps, le banquier et fortuné collectionneur français François Dupré a fait l’acquisition de la boîte. Il est mort en 1966 laissant cette boîte dans le coffre d’une banque suisse, où elle a été conservée jusqu’au décès de Mme Dupré en 1977. Puis elle est restée dans la même famille jusqu’à ce jour. Pour expliquer la présence des trois poinçons de Mikhaïl Perkhine apposés à des périodes différentes, Christina Robinson a dû s’adresser au Dr Ulla Tillander-Godenhielm, une dame d’une grande rigueur scientifique et morale, dont l’autorité en matière de bijoux historiques russes est indiscutée. Comme toute chose géniale, cette énigme avait une solution simple. Dans les ateliers de Fabergé, il était d’usage de marquer toutes les composantes des objets produits. Or, lors de la production de cette boîte, Mikhaïl Perkhine a modifié son poinçon. Voilà pourquoi on voit son ancien poinçon sur le bord intérieur de la base, créée dans les ateliers, et le nouveau – sur le fond et sur le couvercle, créé par le maître lui-même. La souplesse de la charnière et l’impeccabilité des parois cannelées de la boîte témoignent à leur tour de l’extrême virtuosité des joailliers, ce qui était rare même au cours de ce « siècle d’or ». La troisième énigme a elle aussi été élucidée. Si l’objet ne présente pas de numéro d’inventaire de Fabergé, c’est que les pièces destinées au cabinet impérial et non à la vente en magasin n’étaient pas numérotées : les services impériaux avaient leur propre système de référence dans leurs livres de comptes qui ont été retrouvés par le Dr Tillander-Godenhielm. « Ces quelques “imperfections” ne font que prouver, à mes yeux, l’authenticité de la boîte, car un imitateur aurait certainement essayé de les éviter », nous confie Christina Robinson. Quel sera le destin de la boîte et quelles aventures l’attendent encore ? Nous en saurons plus après les enchères de la maison Piguet qui auront lieu du 8 au 10 décembre. Mais l’exposition est déjà ouverte au public. www.piguet.com    
22.11.2020
Pedro Kranz dans son bureau à l'agence Caecilia. 2015 (c) N. Sikorsky)
« Il y a des gens irremplaçables. Mais surtout il n’est plus là celui vers qui je pouvais toujours me tourner pour trouver conseil et soutien », - telle a été la réaction spontanée de Galina Logutenko, directrice adjointe de la Philharmonie de Saint-Pétersbourg, à qui j’ai annoncé la triste nouvelle. « Je l’aimais beaucoup et je suis très triste », a réagi le pianiste Evgeny Kissin, qui collaborait depuis vingt ans avec Pedro Kranz. « Mes condoléances à nous tous », m’écrit un autre pianiste russe, Nikolaï Lugansky. La même chose du côté de la Suisse. « Pedro était un collègue respecté et respectueux. J’ai pu l’apprécier dès notre première rencontre à Bilbao il y a une soixantaine d'années, - se souvient maestro Charles Dutoit. - Récemment, nous avons eu le plaisir de partager quelques bonnes soirées ensemble et pu profiter de sa convivialité, de sa gentillesse et de son sourire communicatif. Sa disparition aussi soudaine a été un choc douloureux. Je conserve de lui et de sa merveilleuse épouse Vicky un souvenir ému ».
Charles Dutoit, Steve Roger, Martha Argerich, Pedro Kranz. Victoria-Hall, Genève, 2014 (Archive de Charles Dutoit)
« Pedro Kranz était plus qu’un ami. J’ai beaucoup appris de lui et j’avais encore tant à apprendre... Je garderai le souvenir d’un homme d’une immense culture en général et en musique en particulier. A 82 ans il avait encore l’envie et l’enthousiasme des débuts, toujours prêt pour de nouvelles aventures. Je suis fier d’avoir été son associé et d’avoir fait un bout de chemin avec lui et je souhaite à chaque artiste d’avoir un jour la chance de travailler avec quelqu’un qui lui ressemble... bien qu’il soit unique », a partagé Steve Roger, Directeur général 
de l’Orchestre de la Suisse Romande. « J'avais 22 ans, il y a de cela 33 ans maintenant. Étudiant à l'université, j'allais régulièrement au concert avec un ami.  Un soir, dans la grande salle du Conservatoire de musique de Genève, lors d’un concert de musique de chambre avec des œuvres de Borodine et Tchaikovski, je remarquais un très beau couple sur le rang devant moi. On sentait qu'ils s'aimaient beaucoup et que la musique était leur passion, leur vie. J’appris plus tard qu’il s’agissait de Pedro et Vicky Kranz. Cette image ne m'a jamais quitté », m’a confié Philippe Borri, un collaborateur de longue date de l’Orchestre de la Suisse Romande. Si j’avais contacté plus de personnes pendant le week-end, j’aurais pu rassembler davantage de témoignages, mais ce n’est pas la quantité qui compte. Ce qui ressort d’évident c’est que Pedro Kranz était unanimement aimé !
Vicky et Pedro Kranz et maestro Yury Temirkanov. Victoria Hall, Genève, septembre 2017 (c) N. Sikorsky
Au long des années notre relation professionnelle s’est transformée en une tendre amitié. Je n’ai eu qu’une seule fois l’occasion de l’interviewer. C’était il y a cinq ans. Le centenaire de Sviatoslav Richter, passé inaperçu en Suisse, nous servit de prétexte. C’est à cette occasion que j’ai découvert certains détails de la vie si riche de Pedro, né Piotr, en Tchéquie, en 1938, et que j’ai entendu quelques anecdotes « des vies des artistes » - oh combien nombreux sont ceux qui ont bénéficié de ses services, de sa bienveillance durant les 55 ans de sa carrière. Kirill Kondrashin, Gennady Rozhdestvensky, Mstislav Rostropovich, David Oistrakh, Sviatoslav Richter, Leonid Kogan, Yuri Temirkanov, Evgeny Kissin, Grigory Sokolov – pour ne citer que des grands noms de la culture russe. Mon seul regret aujourd’hui c’est de ne pas en avoir enregistré davantage, de n’avoir pas réussi à le convaincre d’écrire un livre car matière il y avait. Pedro Kranz a été un des derniers mohicans d’une profession unique et en voie de disparition, une profession qu’on n’enseigne nulle part – celle d’impresario. Dans cette profession tout tient sur des matières qui sont fragiles et qui ne s’achètent pas : la confiance, la décence, la réputation. Selon les propres mots de Pedro Kranz, pour y réussir il est primordial d’aimer les musiciens et de les accepter tels qu’ils sont avec tous leurs nombreux caprices. L’image scénique diffère souvent de la personne réelle qu’on fréquente. Pedro Kranz aimait et acceptait ses musiciens, lesquels le lui rendaient bien tout comme le public. Les abonnements à la série « Les grands interprètes » proposée par l’agence Caecilia en témoignent bien puisqu’ils se vendaient en quelques jours seulement et confirmaient la règle : l’offre déterminant toujours la demande ! Pedro Kranz avait travaillé dans l’agence Caecilia dès 1964. Employé d’abord, puis associé et propriétaire enfin. Il se donnait à son métier avec passion mais cela ne l’empêchait pas d’être un businessman pragmatique. II savait qu’il n’était pas éternel, et l’avenir de l’agence le préoccupait. Il a trouvé un repreneur, le travail va continuer. Tout restera-t-il « comme avant ? » C’est le temps qui le dira.
Pedro Kranz et Nadia Sikorsky, Saint-Pétersbourg, décembre 2018
Mais, aujourd’hui, je suis triste car je sais que je ne le croiserai plus jamais au Victoria Hall, que nous ne prendrons plus jamais un café ensemble sur la terrasse de « Lyrique », que le nom « Pedro Kranz » n’apparaîtra plus jamais sur l’écran de mon téléphone portable et que je n’entendrai plus sa voix, toujours prête â blaguer, me héler : « Coucou, Nadia, comment ça va ? » Je suis athée mais je veux croire de tout mon cœur que, désormais, avec sa Vicky adorée qui l’a précédé de deux années, ils peuvent – là-bas, de l’autre côté – s’adonner à leur passetemps favori : écouter une musique céleste loin de tous les soucis du monde. Paix à son âme. Светлая память.  

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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