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L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

01.05.2021
Lettre d'Ivan Tourgueniev à son traducteur allemand Friedrich von Bodenstendt, 1863 (c) Fondation Martin Bodmer

Avant de devenir journaliste je voulais être actrice. Le programme que j’ai préparé pour l’examen d’entrée dans un prestigieuse école d’art dramatique à Moscou devait comprendre, en plus des fables et poèmes, un texte en prose. J’ai choisi la « Lettre d’une inconnue » de Stefan Zweig que j’ai apprise par cœur, 22 pages, en russe. Avant de passer l’examen officiel, mon grand-père m’avait organisé une audition chez une célèbre actrice. J’ai commencé à déclamer. Elle écoutait attentivement puis m’a interrompue : je m’étais trompée d’un mot, à la page 16. Juste un mot incorrect mais il s’est trouvé que cette dame avait appris ce texte par cœur, elle aussi, et bien avant moi.

Je ne pourrais pas le reproduire intégralement aujourd’hui, mais les mots « Mon enfant est mort hier » brûlent encore dans ma tête. A l’époque, j’avais 16 ans et n’avais pas encore d’enfants. Je ne comprenais pas la véritable ampleur de ces mots mais ils me donnaient des frissons. Je comprends bien leur portée aujourd’hui, ayant vécu amours et trahisons, enchantements et déceptions. Et ils me donnent des frissons, encore et toujours. En apprenant que la Fondation Jan Michalski consacre une exposition à Stefan Zweig, mon premier réflexe a été de prendre le volume couleur lilas foncé de ma bibliothèque, l’un des deux volumes de Zweig qui m’avaient accompagnée de Moscou à Paris, puis de Paris à Genève, et de me replonger dans ce texte bouleversant.

Je ne vais pas vous raconter la biographie de Stefan Zweig. Rappelons juste qu’il est né en 1881 dans une riche famille juive, à Vienne, et qu’il est mort à Petrópolis, près de Rio-de-Janeiro. Il s’est installé là-bas après plusieurs années d’errance propulsée par l’ascension au pouvoir de Hitler. Il ne se sentait nulle part en sécurité, nulle part chez lui. Finalement, le Mal qu’il observait lui est devenu insoutenable – le 22 février 1942 Stefan Zweig et sa femme ont pris une dose fatale de somnifères. On les a découverts dans leur maison, ils se tenaient par la main. Zweig a ainsi rejoint, « de son gré », les six millions de coreligionnaires : personne n’échappe à son destin.

Walt Whitman. Life, vers 1888 (c) Fondation Martin Bodmer

Vous l’avez compris – le lecteur russophone est bien familier avec l’œuvre de Stefan Zweig. Il était très populaire en Union soviétique. Il suffit de dire que c’est Maxim Gorki lui-même qui a écrit la préface de ses Œuvres en 12 volumes qui commençaient à paraître dans les années 1920, à la grande joie de l’auteur qui adorait la littérature russe. En 1928 Zweig a s’est rendu en URSS à l’occasion du centenaire de naissance de Léon Tolstoï et a été chaleureusement accueilli. Tout allait bien. Mais, contrairement à beaucoup d’autres intellectuels européens de l’époque, il a vite changé d’avis sur la réalité soviétique, trop retouchée. En 1936, dans une lettre à Romain Rolland, il compare la technique stalinienne avec celle de Hitler ou de Robespierre – les trois considéraient que les opposants idéologiques étaient des comploteurs et les éliminaient. Ce constat lucide lui a valu un refroidissement avec celui qu’il considérait comme « la conscience européenne », sans parler des éditeurs soviétiques.

Après la mort de Staline, les choses ont changé. En 1956 une sélection des œuvres de Zweig a été publiée, en deux volumes donc. Cette fois c’est le critique littéraire Boris Soutchkov qui a signé la préface, il a été libéré en 1955 après plusieurs années passées au Goulag pour espionnage. Une accusation fausse, évidement. Son texte long de trente pages reste instructif et actuel car, si on met de côté les passages obligés de l’époque sur « l’écrivant bourgeois » qui n’a pas tout compris comme il fallait, il révèle ce qu’il y a de plus important chez Zweig : sa capacité de voir le Bien dans l’homme, malgré tout. On peut seulement imaginer à quoi pensait M. Soutchkov en relisant l’autobiographie de Zweig, Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, que j’aurais aimé pouvoir appeler son requiem.

L’exposition de la Fondation Jan Michalski à Montricher est organisée en collaboration avec la Fondation Martin Bodmer et présente Stefan Zweig sous un angle peu connu, celui du collectionneur. On collectionne toute sorte de choses – des timbres et boites d’allumettes aux hippopotames... Zweig quant à lui, collectionnait les manuscrits des auteurs qu’il aimait. Cet amour, une chose irrationnelle, est le seul lien entre ces brouillons, notes et billets intimes publiés et enterrés, signés de Goethe à Rimbaud, Whitman et Balzac. En essayant de déchiffrer leurs écritures j’ai regretté de ne pas avoir à mes côtés un graphologue – pour déchiffrer les traits cachés des personnalités derrière. Et j’ai eu des palpitations comme lorsqu’on entre dans les coulisses – pas d’un théâtre, mais d’un processus de création littéraire.

C’était d’ailleurs le but de Zweig-le-collectionneur, formulé en 1939 dans une conférence prononcée à New York sur  « Le Mystère de la création artistique » et cité dans la salle d’exposition: «  Pour permettre au plus grand nombre possible cette dernière et suprême jouissance, il serait excellent, à mon avis, que les musées ne montrent pas seulement les œuvres définitives, mais aussi les études préparatoires, les esquisses, les projets qui les ont précédés afin que les hommes ne considèrent pas toujours négligemment l’œuvre achevée comme si elle était tombée du ciel mais se rendent compte que ces merveilles ont été créées par leurs frères, de hommes comme eux, créées avec peine, avec souffrance, avec joie, arrachées à la matière brute au prix des plus grands efforts de l’âme. » Voici chose faite.

A ma grande joie, j’ai trouvé six trésors russes dans cette exposition : de la fable d’Ivan Krylov, notre La Fontaine à nous, apprise à l’école, à la lettre d’Ivan Tourgueniev (connu aussi comme le mari de la chanteuse Pauline Viardot), écrite en français à son traducteur allemand et contenant le poème « Mésange », en russe. C’est cela, la grande Europe culturelle.

Honoré de Balzac. La messe de l'Athée, 1836 (c) Fondation Martin Bodmer

Mais quel est, enfin, le lien avec Martin Bodmer ? Comme l’explique Marc Adam Kolakowski, commissaire de l’exposition, contraint à l’exil par la menace de nazisme, Zweig choisit de se séparer de sa collection qu’il estimait « plus digne de <lui> survivre que ses propres œuvres ». Une vente a donc été organisée, avec l’aide du libraire viennois Heinrich Hinterberger. La majeure partie de la collection fut alors recueillie par M. Bodmer et sauvegardée jusqu’à nos jours. Zweig connaissait Bodmer de réputation mais pas personnellement. Je peux imaginer qu’il a entendu parler de ce bibliophile durant son séjour à Zurich en 1917-1920 – le 27 février 1917 sa pièce « Jérémie » y était produite.

Dans les destins bien parallèles de Stefan Zweig et Martin Bodmer un « croisement » m’a frappée, qui date de 1914. Cette année-là, nous rappellent les organisateurs de l’exposition,  Zweig réalise de nombreuses acquisitions pour sa collection, dont: Une ténébreuse affaire, manuscrit complet des épreuves corrigées du roman de Balzac ; un fragment de sermon de Bossuet ; la lettre-traité À Madame de Forbach sur l’Éducation de Diderot ; un fragment de commentaires bibliques de Jean Racine ; un volumineux recueil de vingt-trois poésies de Rimbaud et le fragment Voyage à l’Amazone de Bernardin de Saint-Pierre. Il publie également son premier essai important sur la thématique de « La collection d’autographes comme œuvre d’art » dans la revue viennoise Deutscher Bibliophilen-Kalender.

Martin Bodmer, âgé de quinze ans, achète de son côté un exemplaire de la traduction allemande de La tempête de Shakespeare par August von Schlegel, parue en 1912 avec des illustrations d’Edmond Dulac (1882-1953). Sa mère lui offre une édition bibliophilique du Faust de Goethe, parue en 1909. Il démarre ainsi sa collection de livres.

Un de mes auteurs préférés, Mikhaïl Boulgakov, affirme dans son célèbre roman « Maître et Marguerite » que les manuscrits ne brûlent pas. L’exposition à la Fondation Jan Michalski en est la preuve. Allez-y jusqu’au 29 aout, elle vaut le déplacement !

23.04.2021
(DR)

Le présentateur Darius Rochebin, ex-vedette de la télévision suisse, connu en Russie seulement grâce à son interview de Vladimir Poutine, en 2015, reviendra dès lundi prochain sur la chaîne française LCI. Vous le savez, il y anime, depuis l’automne 2020, une émission « Le 20 Heures de Darius Rochebin ». Je devrais plutôt dire « animait » car suite à une publication dans le Temps et dans d’autres nombreux journaux ainsi qu’au début d’une enquête commanditée par la RTS après plusieurs dénonciations de son comportement jugé inapproprié il s’est retiré de l’antenne. L’enquête étant terminée sans avoir apporté de preuves de ces allégations et M. Rochebin ne faisant l’objet d’aucune procédure judiciaire, il y retourne. Je ne connais pas personnellement M. Rochebin, comme tout le monde je l’ai vu à la télé ou encore sur la terrasse d’un restaurant thaï au centre-ville. Seul ou avec son épouse mais sans les gardes du corps, un immense privilège des vedettes en Suisse. Je suis contente pour lui ! « Happy end » ? Pas tout à fait, car sa réputation est ternie et le soupçon demeure.

Avant lui, il y a eu Placido Domingo qui, après plus de 50 ans d’une carrière brillantissime, a vu tous ses contrats annulés par les maisons d’opéra qu’il a couvert de gloire et d’argent. L’hypocrisie ne connaisse pas de limites : j’ai vu des mélomanes se faire photographier devant son immense portrait dans le foyer du Metropolitan Opera à New York, alors qu’il avait été  dénoncé publiquement par l’administration dudit théâtre. Face à ces accusations, M. Domingo s’est comporté avec la plus grande dignité. La plainte a été finalement retirée. Quant à moi, j’ai eu la chance de l’avoir rencontré, à la Philharmonie de Berlin, en 2015 et j’avoue avoir rarement rencontré un homme aussi galant. En décembre 2019 j’ai eu le bonheur de le voir « live », à La Scala de Milan – les 45 minutes d’ovation du public en larmes ont ému le grand ténor qui, lui aussi, a versé une larme. Ces jours-ci, il est au Théâtre Bolchoï à Moscou, où il chante et donne des master classes. Un autre « happy end » ?

Le chef d’orchestre Charles Dutoit est un des musiciens les plus connus de la Suisse. Suite à l’accusation de harcèlement sexuel par quatre femmes à la fois et de l’enquête qui s’ensuivit, M. Dutoit, alors âgé de 81 ans et marié avec une femme charmante, a dû quitter son poste à l’Orchestre symphonique de Montréal.  Cinq autres orchestres ont également annulé ses contrats. La plainte des quatre femmes a, finalement, été retirée. Sans l’attendre, le grand chef russe Yuri Temirkanov avait eu l’élégance d’offrir à son collègue passionné de culture russe un contrat de trois ans comme chef invité de son illustre Orchestre philharmonique de Saint-Pétersbourg. L’activité professionnelle de Charles Dutoit perdure donc en Russie et ailleurs. Encore un « happy end » ?

Hélas, pas de happy end la semaine dernière mais une fin tragique passée carrément inaperçue en Suisse et fort remarquée dans la communauté théâtrale russe. Liam Scarlett, le chorégraphe britannique âgé de 35 ans est mort. Le communiqué du Royal Opera House ne dit rien sur les circonstances de cette disparition prématurée mais son entourage parle de suicide. Cet artiste au grand talent honoré, malgré son jeune âge, de prix prestigieux, a été accusé, à son tour, de harcèlement – cette fois, par des garçons, ses élèves et danseurs. L’enquête interne menée par Covent Garden n’a trouvé aucune preuve. Néanmoins, en mars 2020 Liam Scarlett avait été licencié et tous ses projets rayés de l’affiche. Dans « le bon vieux temps » de Staline c’était l’usage eu égard des « ennemis du peuple », qui mouraient, eux aussi, pour être réhabilités des décennies plus tard.

Je n’ai aucune envie de rentrer dans le jeu de « qui a tort et qui a raison » - je n’étais pas là avec une chandelle. Je pense qu’il est autant difficile d’être une femme, surtout une femme jeune et jolie, qu’un homme, surtout un homme célèbre et aisé. J’aimerai parler d’un phénomène qui porte aujourd’hui le nom anglo-saxon de cancel culture. Cette pratique, venue des États-Unis et traduite en français par la « culture de l’annulation », consiste à dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, des individus, groupes ou institutions responsables d'actions, comportements ou propos perçus comme problématiques. Ce lynchage public qui ne vise que les célébrités, ignore la présomption d’innocence et précède le travail de la justice « officielle ».

Le nom est moderne accompagné par les moyens modernes, mais le phénomène en soi est bien ancien : c’est une autre forme d’une chasse aux sorcières, sauf que le feu vif sur la place centrale est remplacé par le rôtissage lent sur les réseaux. A ce propos, vous le savez peut-être, une des dernières « sorcières » à avoir été exécutée en Europe était une Suissesse, originaire de Saint-Gall. Elle se prénommait Anne Göldin. On lui a coupé la tête à Glaris le 18 juin 1782. En 1991, une cinéaste Gertrud Pinkus a tourné un film sur son histoire, « Anne Göldin, la dernière sorcière », en septembre 2007 un musée qui lui est consacré, a été inauguré à Mollis. Une procédure de réhabilitation a été entamée en novembre 2007 par le Grand Conseil du canton de Glaris, avant qu'Anna Göldin ne soit définitivement innocentée le 27 août 2008. Que voilà une bonne leçon !

29.03.2021
L'OSR, notre orchestre (c) Niels Ackermann

Nous sommes tous à bout. A bout de patience, de tolérance, de compréhension.

Les dernières décisions du Conseil fédéral prises après que l’espoir nous ait fait miroiter une réouverture, même partielle, des établissements culturels et des restaurants, ont provoqué la colère. Lénine avait écrit, en 1904, un texte devenu célèbre « Un pas en avant, deux pas en arrière », sur la crise au sein du tout jeune parti communiste russe. C’est à cette triste danse que ressemble le déroulement de la crise sanitaire en Suisse. L’opinion publique qui se profile spontanément sur les réseaux sociaux etc., pourrait se résumer d’une manière de plus en plus claire en un seul même mot  de cinq lettres  qu’on retrouve dans plusieurs langues : honte, odium, shame, позор. Eh oui c’est vraiment le cas !

Mais marre de la politique, c’est de culture que j’aimerais vous parler aujourd’hui, ce trésor immatériel déclaré « non vital » par nos dirigeants. Qu’ils parlent pour eux mais pas pour nous tous ! Les concerts au Victoria-hall me manquent beaucoup plus que les rayons des grands magasins – je n’y ai d’ailleurs pas mis le pied depuis leur réouverture. La conférence de presse de l’OSR (virtuelle, inutile de préciser) annonçant sa prochaine saison qui promet d’être magnifique m’a remplie de joie, tandis que j’ai failli pleurer en apprenant que l’agence Caecilia s’est trouvée forcée d’annuler le reste de la saison en cours, y compris le concert du grand Grigory Sokolov que j’attendais tant – il ne reviendra que dans un an, en avril 2022 ! Évidemment, même avec 50 personnes autorisées dans une salle, l’exercice aurait été inutile pour une agence privée, sans subventions publiques. Et puis, 50 personnes au Victoria-Hall – c’est juste absurde. En revanche, sa saison 2021-2022 sera en grande partie russe, et je m’en réjouis.

Aucun cluster dans un lieu culturel n’a été enregistré en Suisse. Rien n’est plus facile à distancier et à contrôler qu’un public au théâtre ou dans une salle de concert – beaucoup plus facile que dans un magasin ou dans un bus ! Et pourtant, l’interdiction est totale. Le sevrage est dur, et le manque de culture « live » se manifeste sous formes variées.

A mon avis, c’est l’OSR qui a été le plus inventif des institutions genevoises en cette période bizarre : il a joué sous la pluie sur la plage, se déplacait dans le canton en roulotte de cirque, il a organisé des concerts en tête à- tête pour des personnes confinées. Tout cela en parallèle avec ses activités principales : répétitions, enregistrements, collaboration avec le GTG. Et le public le lui a bien rendu : le nombre de visionnages sur sa chaîne YouTube a augmenté de 900% !

Pour ma part, j’ai passé de nombreuses soirées à regarder les spectacles extraordinaires du Metropolitan-opera. Toute la saison de la plus prestigieuse (avec La Scala, peut-être) scène d’opéra du monde a été annulée – pour la première fois en plus de 100 ans d’existence.

Mais chaque soir un chef-d’œuvre est offert au public, gratuitement, à commencer par les spectacles avec le feu légendaire Luciano Pavarotti, des années 1970, jusqu’aux dernières productions.  Un vrai bonheur !

L’attention de mes propres lecteurs change aussi le focus : depuis l’ouverture des musées, ils préfèrent nettement nos articles sur les expositions aux briefings sur la situation sanitaire !

Rien ne remplace les émotions ressenties dans une salle de concert ou au théâtre plutôt que sur son canapé, les émotions que nous partageons avec les musiciens et les acteurs sur scène et les spectateurs alentour. La vente des abonnements est ouverte. Abonnez-vous, soutenez la culture vivante et faites-vous plaisir.

01.03.2021
Cosmonaute russe Sergueï Ryzhikov récite les poèmes de Boris Pasternak (DR)
Noël est passé, Pâques se fait attendre, mais les miracles se produisent même dans les périodes les moins propices. J’en veux pour preuve cette possibilité de poser une question depuis mon bureau genevois, à une personne dans l’espace et de recevoir une réponse instantanée. Mon métier de journaliste m’avait amenée dans les endroits les plus improbables : j’ai passé une journée au sein de l’armée suisse, une autre dans une abbaye ou encore dans une prison pour mineurs, j’ai survolé le canton de Vaud à bord d’un ULM. Mais une communication spatiale, ça c’était une première ! Je dois cette expérience inouïe à Monsieur Georges Nivat, grand slaviste français, professeur honoraire à l’Université de Genève qui m’avait parlé de l’invitation à participer au « dialogue cosmique » avec le colonel Sergueï Ryzhikov, commandant de la mission spatiale habitée Soyouz MS-17. Ce cosmonaute de 46 ans qui avait déjà, entre octobre 2016 et avril 2017, passé 173 jours 3 heures 15 minutes et 21 secondes dans l’espace s’y trouve à nouveau avec ses deux collègues, un Russe et une Américaine. En date du 18 novembre 2020 il quitta le navire spatial pour se promener dans l’espace libre pendant 6 h 47 minutes. Nul doute qu’il y a de quoi s’occuper, là-haut. Mais il aime tant la poésie, qu’il ne peut s’en passer ! Et le voilà qui lance un projet intitulé « Le mot et l’espace » qui réunit, chaque mois, des critiques littéraires autour d’un sujet particulier. Une connexion avec la station spatiale s’établit, Sergueï Ryzhykov les rejoint sur l’écran et ils parlent de poésie. La première fois on aborda « Eugène Onéguine » de Pouchkine, la deuxième fois fut consacrée à Joseph Brodsky, et, maintenant c’était le tour d’un autre Prix Nobel russe, Boris Pasternak. Né le 10 février 1890, Pasternak n’aimait pas cette date et préférait fêter son anniversaire le 11 février – tant il lui était impensable de faire la fête le jour de la mort de Pouchkine ! Cette discussion un peu surréaliste s’est tenue le dernier jour ouvrable de février depuis quatre lieux différents : la ville Korolev qui porte le nom du constructeur de fusées Sergueï Korolev et abrite, entre autre, le centre technique et de contrôle des vols spatiaux, de l'agence spatiale russe Roscosmos, un village nommé Peredelkino près de Moscou où se trouvait la datcha de Pasternak transformée en musée à son nom,  depuis Esery, en France voisine, ou habite Georges Nivat, et la station spatiale donc. Un des plus célèbres poèmes de Boris Pasternak a été choisi comme point de départ de la discussion, un poème qu’il a retravaillé tout au long de sa vie. Le voici, en version de 1912, traduit par Henri Abril :   Février Février. De l’encre et des larmes! Dire à grands sanglots février Tant que la boue et le vacarme En printemps noir viennent flamber. Prendre un fiacre. Et pour quelques sous, Passant carillons et rumeurs, Aller où l’averse à tout coup Éteint le bruit d’encre et de pleurs. Où, tels des poires qu’on calcine, S’abattent des milliers de freux Dans les flaques, jetant un spleen Stérile et sec au fond des yeux. Le vent est labouré de cris, La neige fond en noirs îlots ; Et plus les vers seront fortuits, Mieux ils naîtront à grands sanglots. Le cosmonaute russe était là, devant nous, à réciter les poèmes de Boris Pasternak que le pouvoir soviétique avait forcé à renoncer à son Prix Nobel décerné en 1958 suite à la publication en novembre 1957 en Italie aux Éditions Feltrinelli de son roman Docteur Jivago. Les poèmes choisis par Sergueï Ryzhikov portent tous sur la notion du temps, qui, on imagine bien, prend une toute autre dimension dans l’espace. Il nous montre les photos prises d’en-haut de la mer de Galilée et le mont Thabor en Israël, les endroits saints pour les chrétiens et présents dans les vers de Pasternak ; de l’Oural enneigé en Russie ; de la Géorgie que Pasternak aimait et traduisait sa poésie ; et mêmes de « nos » Alpes à nous. Cette dernière photo a été la réponse du cosmonaute à ma question sur le changement des saisons vu de l’espace… Je ne vous cacherai pas : entendre, à la 32ème minute de l’émission, la réponse à mon humble question depuis l’espace, cela m’a fait quelque chose !
La mer de Galilée vu de l'espace (c) S. Ryzhikov
Les Alpes vues de l'espace (c) S. Ryzhikov
Depuis sa maison à Esery, Georges Nivat a partagé certains de ses trésors : des photos et des livres dédicacés par Boris Pasternak qu’il a bien connu et dont il étudiait l’œuvre et aux funérailles de qui il avait assisté à Peredelkino, le 4 juin 1960. Un moment de grande émotion.
Professeur Nivat partage... (c) Nashagazeta
Ce contact cosmique m’a fait réfléchir à une chose : un homme enfermé dans l’espace pendant des mois peut se passer de nombreuses choses terrestres mais pas de la poésie. N’est-ce pas là un miracle et la réponse à tous ces débats sur la mort imminente de la « haute culture », sur la possibilité de remplacer le génie créatif humain par l’intelligence artificielle ? Et nous tous en cette bizarre période de pandémie, ne trions-nous pas quand nous séparons le bon grain de l’ivraie ? La géographie de l’audience de cette émission particulière a été fort variée : Moscou, Kaunas en Lituanie, la Mongolie, Florence, l’Ouzbékistan, le Tatarstan, Arkhangelsk, la Roumanie, la Kyrgyzstan, la Géorgie, Donetsk en Ukraine, la Serbie, la France, Genève, le Kazakhstan, Toronto, la Bulgarie, la Slovaquie, Varsovie… Avec l’amour pour la poésie comme seul point commun. Un autre miracle ? Lisez des poèmes :  ils vous aideront à flotter en apesanteur, et parfois même au sens propre du terme. https://www.youtube.com/watch?v=McmGKeNxgn0      
24.02.2021
(c) CICAD
On attribue le copyright de l’abject slogan, qui, en russe, se lit au complet comme « Mort aux juifs, pour sauver la Russie », aux membres des Cent-Noirs (ou Centurie noire), un mouvement nationaliste et monarchiste d'extrême-droite apparu dans l'Empire russe pendant la révolution de 1905, ou à Nestor Makhno, fondateur de l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne qui, après la révolution d'Octobre et jusqu'en 1921, combattait à la fois les Armées blanches tsaristes et l'Armée rouge bolchévique. En l’occurrence, la provenance importe peu, ce qui compte c’est le caractère insubmersible de ce slogan qui remonte toujours à la surface dans les moments de crises tels. Les points de suspension remplacent le mot la « Russie » car ceux qui ont besoin d’être sauvés varient tandis que ceux qui doivent être rossés restent les mêmes. En Russie comme en Suisse et dans tous les pays qui se veulent civilisés, pareils slogans et les actes qui les accompagnent sont considérés comme criminels et donc punissables. Hélas, il n’est pas toujours possible de trouver leurs auteurs. En tant que rédactrice de Nasha Gazeta, j’avais reçu l’invitation à la conférence de presse de la Coordination Intercommunautaire contre l'Antisémitisme et la Diffamation (CICAD), qui s’est tenue hier, online, au Club suisse de la presse. Quelques jours plus tôt cette organisation avait justement dénoncé deux actes antisémites récents. Le 30 janvier une femme avait déposé un paquet de lardons et un cochon en peluche devant la synagogue de Lausanne, fermée au moment des faits. Une brève dépêche de l’ATS a relayé que la Ville de Lausanne avait fermement condamné cet acte par la voix du conseiller municipal Pierre-Antoine Hildbrand, en charge notamment de la sécurité, qui disait avoir éprouvé « un sentiment de répulsion » en l’apprenant.
(c) CICAD
Quelques jours plus tard une situation semblable s’est produite à Genève. Le 3 février une autre femme voulait souiller les portes de la synagogue de la Communauté Juive Libérale avec des tranches de porc avant de les jeter vers l'édifice. Le communiqué distribué par CICAD à cette occasion souligne que « cet incident est loin d’être anodin car il n’est pas sans rappeler la Judensau (littéralement en allemand : « Truie des Juifs ») terme utilisé pour désigner des motifs animaliers métaphoriques apparus au Moyen Âge dans l’art chrétien anti-Juifs et dans les caricatures antisémites presque exclusivement dans les pays de langue germanique ». Nul besoin d’être théologien pour comprendre que l’usage du cochon envers les juifs et surtout devant la synagogue ne vise qu’un seul but – leur humiliation.  Peu après l’annonce de la conférence de presse de CICAD, un autre incident du genre a eu lieu, cette fois c’est la synagogue de Bienne qui a été profanée : une croix gammée, des slogans «Sieg Heil» et «Juden Pack» ont été gravés sur sa porte à l'aide d'un objet tranchant. Le Conseil municipal de Bienne et le Conseil-exécutif du canton de Berne ont fermement condamné cet acte de vandalisme. Plaintes pénales et investigations sont en cours, la « belle de Lausanne » a déjà été identifiée. Par ailleurs, nous n’avons observé ni manifestations de soutien des juifs en Suisse, ni discussions sérieuses dans la presse locale bien que plusieurs media ont relayé les faits. Il semblerait que l’écho du passé colonial (qui touche peu la Suisse) ou le problème de la burqa (portée par quelques dizaines de femmes seulement, selon les statistiques) préoccupent davantage que la tranquillité de milliers de concitoyens habitant sur le territoire actuel de la Confédération depuis le 13ème siècle et ayant obtenu il y a un peu plus de 150 ans l’égalité des droits. On se demande pourquoi ? Hier donc, le Président de la CICAD Alain Bruno Lévy et son Secrétaire général Johanne Gurfinkiel ont présenté le rapport annuel dont les auteurs observent une hausse significative des actes antisémites en 2020 : +41%, 147 cas en tout. Heureusement, selon les orateurs, trois cas seulement peuvent être considérés comme graves, la plupart se passant sur les réseaux sociaux. En même temps, les intervenant ont tiré la sonnette d’alarme sur la banalisation des faits historiques et ont cité à titre d’exemple les propos d’un Monsieur en Valais qui compare l’introduction potentielle du passeport de vaccination avec le régime d’un camp de concentration. 36% des actes recensés en 2020 concernent les théories du complot juif et l’obsession récurrente de trouver des juifs “à la manœuvre”, complotant pour nuire à l’humanité. Il paraît évident que la crise sanitaire mondiale accentue cette phobie, tout comme au Moyen Age quand les juifs étaient accusés d’avoir provoqué la peste. Les antisémites de nos jours peuvent trouver des « sources d’inspiration » dans le succès vaccinal d’Israël, dans l’initiative anti-burqa suisse, ou bien dans la nouvelle loi française contre la radicalisation. Tous les prétextes sont bons. En Union soviétique, circulaient des satires antisémites en vers du genre « s’il n’y plus d’eau dans le robinet c’est que les juifs ont tout bu ».  La Suisse comme la plupart des pays européens, a sa propre « histoire juive » dans laquelle on trouve des bourreaux et des justes. Je salue tous les efforts entrepris par le gouvernement suisse pour le rétablissement de la vérité et de la justice, ainsi que la décision des autorités de Genève d’ériger un mémorial aux victimes de la Shoa – il était temps. Il est évident qu’un cochon en peluche n’est pas une bombe et que personne, dans les rues suisses, ne scande le slogan cité au début de ce texte. Du moins pour l’instant. Néanmoins, les actes terroristes qui se sont produits en France durant ces dernières années ont rendu les juifs en Suisse vulnérables, ils sont devenus « un groupe à risque », dont la protection reste la responsabilité de l’État. Toutes mes connaissances juives en Suisse qui appartiennent au groupe d’âge moyen ou encore plus jeunes m’ont affirmé n’avoir jamais senti les effets néfastes de l’antisémitisme dans ce pays. Pourvu que ça dure.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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On nous parle de la guerre en Ukraine depuis plus de trois ans. On nous la sert à toutes les sauces. Mais je parie que la plupart d’entre vous n’ont pas encore eu l’occasion d’entendre une voix comme celle que je retranscris pour vous aujourd’hui. Le 5 mai prochain, l’écrivain Dmitry Petrov sera l’invité du Cercle russe à l'Université de Genève. Je lui ai parlé quelques jours auparavant.

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