
Le dernier film du grand cinéaste italien, qu’on sait avoir participé à la compétition du festival de Cannes de cette année, est sorti sur les écrans suisses. Je l’ai vu et vous le recommande de tout cœur.
Nous connaissons tous cette affirmation selon laquelle l’Histoire ne supporte pas de subjonctif. De « si ». C’est juste ; mais l’avantage de l’art sur la science historique consiste justement dans son figuratisme. Dans l’acceptation du « si ». On ne peut donc que regretter que davantage de créateurs contemporains ne profitent pas de ce privilège, et que, du coup, une visite au cinéma ou au théâtre ne change pour nous, spectateurs, pas grande chose par rapport à ce que nous voyons à la télévision – depuis chez nous. Ce n’est pas le cas de Nanni (Giovanni) Moretti, un réalisateur, scénariste et acteur de cinéma italien, lauréat d’une trentaine de prix internationaux… y compris de la Palme d'or du Festival de Cannes 2001 pour La Chambre du fils. Un vrai artiste ne peut pas se permettre d’être une personne immorale, mais il peut se donner licence de rêver et d’emmener le public dans son rêve, comme Nanni Moretti le fait pour une durée de 96 minutes.
Le 19 aout 2023, ce maître qu’on surnomme « le Woody Allen italien » dans la mesure où, dans ses films, il joue souvent son propre rôle, fêtera ses 70 ans. Aujourd’hui ce n’est pas vieux, mais les artistes – et surtout les artistes italiens – ont une petite tendance à la tragedia dell’arte. Ceci explique pourquoi nous entendons dans ce film si drôle les notes du requiem : Moretti parle de ses collègues ; il réfléchit au sens de l’Art ; à la différence entre la tragédie shakespearienne et un thriller de passage ; au dilemme du cinéaste contraint de choisir entre le film de son rêve et une série de Netflix… Comme s’il faisait le bilan.

Le titre-même du film nous pousse à y voir davantage qu’une touchante tragicomédie humaine : une fable philosophique. Le titre original est Il sol dell'avvenire – ce qui se traduit littéralement par « Le soleil d’avenir ». En Russie on l’a traduit par « La lumière de l’avenir », mais je préfère la traduction française, « Vers un avenir radieux », car ce petit vers apporte une notion de mouvement ce qui est opportun puisque le film, pour sa part, appelle clairement à l’action : au tout début, des communistes italiens écrivent sur un mur un immense graffiti de couleur rouge : « Vers un avenir radieux ». (La raison pour laquelle en Russie on a choisi le titre « La lumière de l’avenir » plutôt que « L'Avenir radieux », qui vient tout de suite à l’esprit, est claire : l’allusion eût été trop directe à L'Avenir radieux [en russe : Светлое будущее], le roman d'Alexandre Zinoviev publié pour la première fois par L’Âge d’Homme, en Suisse, le 15 mars 1978, sur la suggestion du professeur Georges Nivat. Roman qui a reçu la même année le prix Médicis étranger et provoqué le mécontentement des autorités soviétiques – ce qui a valu à son auteur un séjour forcé en Allemagne et la privation de la citoyenneté soviétique.)
Mais si on regarde encore plus loin, il faut se rappeler que l’expression « l'avenir radieux » est une notion religieuse, philosophique et idéologique qui signifie le désir de l’humanité de construire une société idéale et/ou d’y accéder. Cette notion est utilisée par les athéistes aussi bien que par les croyants ; pour ces dernières il est souvent synonyme du Royaume des cieux. Remarquons que les politiciens de tous azimuts qui ne cessent pas de nous promettre cet avenir radieux peuvent bien appartenir aux deux catégories.
J’ignore si Nanni Moretti croit en Dieu, mais il est évident qu’il est resté un idéaliste. Dieu merci ! Dans son quatorzième film, comme dans beaucoup de ses précédents, se trouvent entrelacés le cinéma et la vie, le passé et le présent.

Giovanni, un réalisateur vieillissant (interprété par Nanni Moretti lui-même) essaye de rattraper le temps perdu ; il se fait la promesse solennelle de réaliser davantage qu’un film tous les cinq ans. Il commence le nouveau tournage de fort mauvaise humeur : la dépendance aux anti-dépresseurs et aux somnifères le fatigue ; sa femme qu’il a épousée il y a quarante ans (actrice Margherita Buy) veut le quitter et sa fille (actrice Valentina Romani) lui annonce son intention d’épouser un ambassadeur polonais qui aurait pu être son père… si pas son grand-père. Vous voyez le tableau. Le film qu’il tourne dans le film se passe à Rome en 1956 : le cirque hongrois y débarque et y trouve un accueil chaleureux non seulement de la part des enfants mais aussi d’Ennio, le rédacteur-en-chef de L’Unità, l’organe du Parti communiste italien – un rôle interprété avec brio par Silvio Orlando.
Mais la vie intervient : le monde apprend avec stupeur que les tanks soviétiques sont rentrés dans Budapest. Ennio, tiré en tous sens par les sentiments contradictoires et en absence de directives claires, ne se presse pas pour commenter cet événement dans son journal et ne sait plus comment se comporter avec ses camarades hongrois. Incapable de trahir son parti et l‘URSS, mais sachant au fond de lui que quelque chose ne va pas, Ennio se trouve au bord du suicide : le réalisateur lui montre comment mettre sa tête dans la cravate de chanvre.

Là, il faut se souvenir de quelques faits historiques. Le Parti communiste italien, connu sous ce nom depuis mai 1943, s'impliqua de façon importante dans la lutte contre le régime fasciste, surtout durant la guerre civile de 1943-45. Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec ses presque deux millions de membres, il constituait une force politique majeure. Palmiro Togliatti, de retour de l’URSS, en était à la tête. Toutefois l'alignement sur l'Union soviétique maintenu par Togliatti isole toujours plus le parti : en 1956, le soutien officiel – y compris à travers le journal L’Unità – de la répression de l'insurrection de Budapest, entraîne la rupture de l'alliance avec le Parti socialiste.
Et voici que Nanni Moretti, utilisant son droit de créateur, « change » l’histoire. Sous l’influence de Vera, une belle communiste dont Ennio est amoureux, ce dernier se transforme : au lieu d’écrire un éditorial dénonçant les Hongrois ou de se pendre, il organise une manifestation devant le siège du Parti communiste. Cette magnifique scène où les dirigeants regardent à travers les fenêtres de l’étage élevé les « simples communistes » m’a rappelé la Place Rouge avec sa tribune du Mausolée de Lénine… Toutefois nous sommes en Italie, et un miracle se produit : les dirigeants écoutent la vox populi, ce que Ennio annonce, euphorique, sur la une de son journal – « Adieu, l'Union Soviètique ! »

On sait que le travail sur le scénario du film a été terminé en 2021, mais il se trouve en quelque sorte prophétique – nul besoin de souligner les parallèles avec la situation actuelle. Nanni Moretti nous montre que l’Histoire ne s’écrit pas toute seule : elle est écrite par les hommes qui prennent les décisions et en assument la responsabilité.
Au final, la marche triomphale de l’ensemble des protagonistes nous fait sourire et fait monter nos larmes aux yeux en même temps: toutes ces personnes, unies par la foi en la Justice, marchent vers l’avenir radieux qui commence là où les gens osent dire la vérité.