ABONNEZ-VOUS À CE BLOG PAR E-MAIL

The subscriber's email address.
Saisissez votre adresse e-mail pour vous abonner à ce blog et recevoir une notification de chaque nouvel article par e-mail.

L’accent russe | Le blog de Nadia Sikorsky

11.02.2022
(c) Nashagazeta

L’un des plus grands artistes et activistes contemporains a passé à peine 24 heures en Suisse, mais j’ai eu la chance d’assister à la table ronde avec sa participation organisée par le Musée cantonal des beaux-arts (MCBA), à Lausanne.

Le but de cette rencontre a été de marquer la sortie mondiale, en traduction française (par Louis Vincenolles, chez Éditions Buchet-Chastel, Paris) des mémoires de Ai Weiwei. Y ont participé, en plus de l’auteur, Isabelle Gattiker (directrice du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève) et Uli Sigg, modestement mentionné dans le programme comme « collectionneur », mais en fait l’ancien ambassadeur suisse en Chine, ami proche de Ai Weiwei qui, selon ses propres mots, « lui doit tout ». Directeur du MCBA Bernard Fibicher s’est félicité du fait que le grand artiste chinois n’a honoré de sa présence que deux villes francophones – Paris et Lausanne.

C’est à Lausanne, dans l’ancien bâtiment du MCBA au Palais Rumine, que j’ai vu les œuvres d’Ai Weiwei « live », en 2017, pour la première fois. Mes enfants ont été fascinés par un dragon coloré avec une queue interminable et moi – par une salle remplie de graines de tournesol, que tous les soviétiques adorent grignoter. Or, les graines de tournesol d’Ai Weiwei n’étaient pas comestibles : j’ai appris plus tard que l’installation au MCBA n’était qu’un fragment d’un projet géant présenté au Turbine Hall du Tate Modern à Londres, en 2010. Dans son livre, l’auteur explique que 1600 artisans chinois ont été engagés par lui pour produire en céramique et peindre à la main les 100 millions (!) de graines, dont chacune était unique et différente des autres.

Ayant reçu le livre quelques jours avant son arrivée dans les librairies, je n’étais pas sûre trouver cet « accent russe » indispensable. J’ai ouvert le livre au hasard, suis tombée sur la page 127 et lu : « Parmi les poètes russes qu’il [le père d’Ai Weiwei - NS] appréciait, Essenine et Maïakovski avaient tous deux mis un terme à leurs souffrances en se suicidant ». Oh, la joie ! Je n’avais pas à chercher plus loin, tout y était : la poésie, les souffrances, la mort. La quintessence de la Russie. Je suis retourné au début du livre et m’y suis plongé, sans pouvoir le lâcher jusqu’à la fin.

Le livre d’Ai Weiwei fait partie de ces livres-témoignages que j’aime tant. Son titre est tiré d’un poème écrit en 1980 par le père de l’artiste, le célébrissime poète Ai Qing (1910-1996), comparable par l’influence de son œuvre en Chine avec Louis Aragon en France (selon un ami diplomate, spécialiste de la Chine). Ce poème figure en tant qu’épigraphe, et voici ces lignes :

1000 ans de joies et de peines, Dont il ne reste aucune trace

Hommes qui vivez, profitez de la vie N’espérez pas que la terre en gardera le souvenir

Cette autobiographie, dédiée au père et au fils d’Ai Weiwei, retrace un peu plus de cent ans de l’histoire de la Chine – à partir de 1910, l’année de la naissance de Ai Qing et de la mort de Léon Tolstoï, jusqu’en 2015. Elle s’appuie sur ces trois vies pour parler de trois générations de Chinois, d’innombrables personnes que l’auteur n’a jamais rencontrées. Écrit par un Chinois, le livre aurait pu l’être par un Russe, tant il y a de parallèles – il suffirait de remplacer les noms propres et les noms géographiques et c’est tout. (Certains lieux pourront d’ailleurs être préservés, comme « La Petite Sibérie » où Ai Qing a été exilé.) Regardez, par exemple, comment Ai Weiwei décrit sa vision du monde dans son enfance. « Petit garçon, je voyais le monde comme sur un écran scindé en deux parties. D’un côté, les impérialistes américains se pavanaient en smoking et hauts-de-forme, la canne à la main, suivis per leurs laquais : les Anglais, les Français les Allemands, les Italiens et les Japonais <> De l’autre, Mao Zedong flanqué de ses tournesols – c’est-à-dire : les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, en quête d’lndépendence et de libération, en lutte contre le colonialisme et l’impérialisme ; les représentants de l’avenir, c’est nous ». Cette vision du monde est identique à celle qui m’a été imposée à moi, dans mon enfance. Et l’importance de graines de tournesol prend une tout autre ampleur, n’est-ce pas ?

Le récit d’Ai Weiwei de la vie de son père qui avalait des livres du révolutionnaire et théoricien marxiste russe Georgi Plekhanov, qui admirait Marc Chagall à Paris et réagissait aux morts des poètes Serguei Essenine et Vladimir Maïakovski comme s’ils étaient des membres de sa famille, m’a rappelé les histoires de beaucoup de mes compatriotes : après la proximité au pouvoir – la disgrâce, prison, exil ; l’impossibilité de publier ses œuvres ; la « rééducation sociale » ; les innombrables humiliations – de l’obligation de laver les WC à celui de se promener dans la rue avec des oreilles d’âne sur la tête ; la pénitence publique, la surveillance permanente, les accusations de droitisme et d’oisiveté…  Avec une réhabilitation par la suite, en 1978. Grâce à Dieu, de son vivant.

(c) Nashagazeta

Il est impossible de lire sans émotion la description de la scène quand le Père, assisté par le Fils, brule sa bibliothèque – tous les albums de Rembrandt, les volumes de Whitman, Baudelaire, Maïakovski, Lorca, Nazim Hikmet… « Nous les avons empilés à côté d’un feu de jardin, et j’arrachais les pages pour les jeter une à une dans le brasier. Elles se tordaient sous la chaleur et disparaissaient, tels des fantômes engloutis par les flammes. Alors qu’elles se transformaient en cendres, une force étrange prit possession de moi. A dater de ce jour, elle allait prolonger peu à peu son contrôle sur mon corps et sur mon esprit, jusqu’à prendre une forme que même l’ennemi le plus fort trouverait intimidante ». Pendant la lecture, les spectres de Mandelstam, Brodski, Chalamov et tant d’autres victimes du Système, qui parle toujours la même langue, devenaient presque tangibles devant mes yeux.

Il est étonnant à quel point le parcours de Ai Weiwei rappelle celui de son père, malgré les 50 ans d’écart – la pérennité du Système ne fait aucun doute. Comme son père, il est parti faire ses études à l’étranger – mais il a choisi l’Amérique et pas la France. Il y a gouté à un peu de tout – du statut de boursier au bon collège, figurant dans la production de Turandot de Franco Zeffirelli au Metropolitan Opera à celui de quasi vagabond qui gagnait sa vie en dessinant les portraits des touristes dans la rue. Son talent naturel et l’influence du poète Allen Ginsberg et du peintre Andy Warhol l’ont remis sur le droit chemin. Comme son père, Ai Weiwei a été persécuté par l’état, kidnappé, mis en détention, humilié encore et encore… Mais, comme son père, il a résisté.

Et n’est-il pas étrange de lire, dans notre contexte actuel, que, lors de la visite d’Ai Weiwei à Bâle en 2003, en pleine épidémie du SARS en Chine, ces hôtes, les célèbres architectes Jacques Herzog et Pierre de Meuron, ont reçu une proposition de l’isoler dans une cage de verre afin d’éviter de s’exposer au virus ?!

Le livre d’Ai Weiwei, aussi historique que personnel, contient également des traits d’un manifeste artistique et social, grâce aux extrapolations de l’auteur. Je me permets de partager avec vous quelques-unes, qui m’ont le plus marqués.

« N’oublie jamais que dans un système totalitaire, la cruauté et l’absurdité marchent main dans la main ».

« Pour moi, l’art est dans une relation dynamique avec la réalité, avec notre mode de vie et nos perspectives de la vie <> L’art qui cherche à se distinguer de la réalité ne m’intéresse pas. »

« Quand le pouvoir de l’administration est sans limite, quand le pouvoir judiciaire n’est pas l’objet d’aucun contrôle, quand l’information est cachée au public, la société est vouée à fonctionner en l’absence de toute justice et de toute moralité ».

« Quand un État restreint les mouvements d’un citoyen, cela signifie qu’il est devenu une prison. N’aimez jamais une personne ou un pays que vous n’avez pas la liberté de quitter ».

« Même dans les circonstances les plus sombres, les individus peuvent conserver le pouvoir d’être humain, et la société est formée par les actions d’innombrables individus. Les gens ont leur propre sens du bien et du mal, qui ne peut pas être totalement remplacé par les principes de l’autoritarisme. »

« Tolérer la distorsion de l’histoire est le premier pas qui conduit à la tolérance de l’humiliation dans la vraie vie ».

« Pour moi, plaider pour la liberté est indissociable de s’efforcer d’y parvenir, parce que la liberté n’est pas un but, mais une direction, et elle se réalise à travers l’acte même de résistance. »

« L’expression de soi est au cœur de l’existence de l’homme. Sans le son de voix humaines, sans chaleur ni couleurs dans nos vies, sans les regardes attentifs, la Terre n’est qu’un caillou insensé suspendu dans l’Espace ».

… Ai Weiwei raconte dans son livre qu’une nuit, après une interrogation pendant la détention en 2011, il songeait à son père en se rendant compte à quel point il le connaissait mal. « Je ne lui ai jamais demandé ce qu’il pensait, je ne m’étais jamais demandé comment était selon lui le monde qu’il voyait de son œil valide. Je ressentis un vif regret de ce fossé désormais infranchissable entre lui et moi. C’est là, à cet instant, que l’idée d’écrire ce livre m’est venue, pour éviter à Ai Lao de souffrir un jour le même regret ».

Je vous invite à lire ce remarquable livre et à réfléchir comment éviter ce même regret à nos enfants.

(c) Nashagazeta
26.01.2022
Sergeï Loznitsa "Babi Yar. Contexte"

Aujourd’hui et demain le festival de films indépendants Black Movie présente un documentaire du réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa, déjà connu du public genevois grâce à ses « Victory Day » et « Funérailles d’État ».

Dans l’interview enregistrée en 2019, Sergei Loznitsa m’avait expliqué que, en sa qualité de cinéaste, son but était de dire toute la vérité, sans détour. Et, c’est tout à son honneur, c’est exactement ce qu’il fait, en choisissant les thèmes les plus douloureux pour la mémoire collective soviétique.

En résumé et en deux mots, son dernier long métrage documentaire, « Baby Yar », dont la première a eu lieu en 2021 au Festival de Cannes où le film a été primé, est consacré au massacre des 33’771 Juifs et Juives par les nazis assistés des collaborationnistes ukrainiens, qui a eu lieu en deux jours dans un quartier de Kiev, sous l’œil passif de la population. Mais deux mots ne suffisent pas.

Le mot « Contexte » est important dans le titre du film, car, en plus de la tragédie elle-même, il explique les événements qui l’ont précédée et ceux qui l’ont suivies. Les deux heures d’images ressorties de nombreuses archives publiques et privées de Russie, d’Allemagne et d’Ukraine et présentées comme telles, sans un mot de commentaire, commencent par le bruit d’une explosion. Puis une autre, et d’autres encore. Une fumée noire couvre le ciel. Mais les rares passants continuent à traverser la rue comme si de rien n’y était. Quelques secondes plus tard on voit une petite foule se réunir sous un haut-parleur public, qui annonce au son de la voix légendaire de Youri Lévitan que « aujourd’hui, à 4 h du matin » la guerre a commencé. Les avions de l’ennemi sont dans l’air, les tanks de l’ennemi sont dans nos rues. Mais que voit-on ? Les enfants ukrainiens les accueillent avec des fleurs et reçoivent un poli « danke » en retour. Plus tard, des hommes en uniformes soviétiques marchent, les mains en l’air – leur procession n’en finit pas. D’autres, des centaines, sont assis par terre en attendant de monter dans les camions – 25 hommes par camion, compte un nazi à haute voix. Une grand-mère avec un foulard blanc sur la tête pleure devant les ruines de sa maison brulée… Les corps humains sur l’herbe verte…

Le spectateur devient un témoin incrédule de l’accueil réservé aux occupants dans la ville de Lviv, le 30 juin 1941 : des fleurs, des applaudissements, des portraits de Staline arrachés, l’orchestre joue les marches militaires allemandes. On y croit à peine : cela était-il orchestré par les Allemands dans les buts propagandistes ?! Le lendemain déjà les Juifs locaux sont emmenés dans le bâtiment de la prison où les corps des anciens prisonniers, exécutés dans la foulée par le NKVD avant de quitter la ville, trainent encore par terre. La faute des Juifs ? Collaboration avec des organes soviétiques et avec NKVD. Puis – les corps, les corps et encore les corps que les femmes, privées de la possibilité de les laver selon la tradition, les nettoient avec les branches d’arbres.

Un mois plus tard, le 1 aout, Lviv, renommé Lemberg, ressemble à une ville allemande modèle. Les swastikas partout, les marches allemandes, les fleurs pour les « libérateurs ».

Kiev est occupée à son tour le 18 septembre, avec l’enthousiasme de la population. Mais une série d'explosions secoue la ville cinq jours plus tard. A qui la faute ? On ignore, mais comme punition, les nazis décident d’exterminer tous les Juifs de Kiev. Ils sont machiavéliques, les nazis : dans l’ordre publié, les Juifs sont invités à se présenter au cimetière juif – avec des vêtements d’hiver et leurs possessions précieuses. Disciplinés, ils se présentent. On connait la suite : en deux jours, le 29 et le 30 septembre, les 33 771 sont fusillées et enterrés en plusieurs couches superposées dans la ravine de Baby Yar.

Sergei Loznitsa raconte que deux textes l’ont aidé à comprendre l’ampleur de la tragédie : le roman documentaire « Baby Yar » d’Anatoly Kouznetsov et l’essai « L’Ukraine sans Juifs » de Vassily Grossman. Cet essaye déchirant, écrit en 1943 par un correspondant de guerre, n’a été publié en russe qu'une fois seulement durant la période soviétique, en 1991. Il est maintenant disponible online en russe, et en français.  Un extrait de ce texte est utilisé dans le film. Il s’agit d’énumération, si on peut dire ainsi, du type des personnes qui se sont trouvé dans la ravine : les artisans, les boulangers, les couturiers, les enseignants, les musiciens, les grand-mères – celles qui savaient préparer un strudel aux pommes et aux noix et celles qui ne savaient pas, leurs enfants et leurs petits-enfants… Et cetera. Tout un peuple, dont le seul crime commun était d’exister.

Je ne sais pas pourquoi mais c’est cette liste qui m’a le plus touchée dans le film. Peut-être à cause de strudel, qui a évoqué les souvenirs d’enfance bien que ma tante de Kiev le fît aux merises, et je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon depuis ! En lisant cette liste donc je me suis donc posé une question, LA question peut-être : comment est-ce possible que des gens qui ont cohabité pendent des décennies avec d’autres, leur achetant du pain, leur empruntant du sel et des livres, allant chez eux pour soigner leurs dents, emmenant chez eux leurs enfants pour les leçons de musique, leur commandant leurs robes de mariée, soudainement ne les reconnaissent plus et observent sans émotion leur souffrances et leurs morts ? Comment est-ce possible ?! Bien sûr, je ne parle pas pour tout le monde, je vise seulement cette grande majorité dont le nom est la Foule anonyme.

Les prisonniers de guerre soviétiques couvrent la ravine après le massacre sous les ordres des Nazi. Regardez la taille de cette ravine! 1 octobre 1941

Chaque film contient un twist, un turning point, et « Baby Yar » n’est pas une exception. Il arrive quand, petit à petit, l’armée soviétique commence à reprendre les territoires occupés. A partir de ce moment le spectateur a l’impression de revenir en arrière et reste tout aussi incrédule : les mêmes gens accueillent en fanfares les autres libérateurs, les mêmes jolies filles en costumes nationaux leurs offrent des fleurs, et ce sont les portraits de Hitler qui sont maintenant arrachés…

Un groupe des journalistes américaines visite Baby Yar en 1943, ils notent dans leurs cahiers que « de 50 à 80 000 des citoyens soviétiques ont trouvé ici leur mort ». Quelques minutes plus tard on entend un type à l’air très débrouillard qui parle de 100 000 morts et se plaint des « monstres fascistes » qui « nous ont obligés de construire les fours pour brûler les corps ». Le mot « juif » n’est plus prononcé. Il n’est plus d’usage.

Une colonne d’hommes traverse l’écran dans le sens inverse, ce sont des Allemands captifs, l’expression sur leurs visages est la même que chez les Russes au début du film. Quelque uns sont pendus, et la Foule se presse pour mieux voir ce spectacle, la même Foule. Y-a-t-il une limite au mimétisme humain ?

Une partie très importante du film est composée de témoignages enregistrés lors d’un procès à Kiev, en 1946. La salle est pleine à craquer. Étonnement, aucun des témoins ne verse une seule larme en racontant les horreurs vues et vécues. Mais le récit du professeur Artobolevsky qui décrit une vielle femme juive avec ses cheveux gris au vent, emmenée par les nazis, vaut une tragédie grecque.

… En 1952 la municipalité de Kiev décide de vidanger les eaux sales de l’usine de briques dans la ravine de Baby Yar…

Vassily Grossman, l’auteur du chef-d’œuvre « Vie et destin », parle dans ses « Carnets de guerre » de cette capacité du cerveau humain d’être affecté par la mort d’un passant renversé par une voiture et de rester indifférent à la disparition de millions de personnes. Selon lui, cette capacité nous préserve de la torture morale permanente et de la folie, mais de l’autre côté nous permet d’oublier les atrocités commises.

Le film « Baby Yar » de Sergei Loznitsa nous rappelle une de ces atrocités, c’est un mea culpa personnel de l’auteur. Il est symbolique que ce film soit projeté demain, le 27 janvier, la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes d’holocauste, ainsi proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005.

Le mot holocauste vient du grec ancien, holocaustosis, et signifie la destruction par le feu ou le sacrifice. Pas de commentaire.

03.01.2022
La décision de la Cour suprême russe de liquider l’ONG Mémorial International, annoncée le 28 décembre, suivie le lendemain par l’ordonnance de dissolution de son Centre des droits humains, m’a bien distraite des préparations festives… Je vous ai déjà raconté le début de cette sordide histoire il y a quelques semaines, à l’occasion de l’attribution du Prix Jan Michalski à l’ouvrage collectif des quatre auteurs du Mémorial International. Et voici la fin. Au moins, pour aujourd’hui : L’organisation internationale volontaire et publique Mémorial, cette société historique, éducationnelle, charitable, œuvrant pour la défense des droits de l’homme mais qualifiée « d’agent étranger » (voir « ennemi du peuple ») par les autorités russes est liquidée sous le prétexte formel – le refus de se proclamer justement cet « agent étranger », définition prescrite par la loi. « L’affaire de Mémorial » est pour moi un papier tournesol de la société russe d’aujourd’hui. Quand j’en ai parlé, sur ses pages, avec l’écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa,  nous espérions toutes les deux que tout n’était pas perdu, que les ténèbres ne gagneraient pas. Mon faible espoir a été nourri également par le fait que la date de l’annonce du verdict ait été plusieurs fois retardée – naïve, j’ai cru que le pouvoir jouait simplement au chat et à la souris, et que la « grâce » viendrait juste avant le Nouvel an, plus célébré en Russie que Noël. Hélas…  Je réalise maintenant que la date du verdict n’a pas été choisie par hasard, elle est bien symbolique pour le pays qui adore les symboles. Le 27 décembre était le lendemain du 30ème anniversaire de la dissolution de l’Union soviétique, l’événement qualifié par le président Vladimir Poutine comme la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. Il est effectivement hautement symbolique que ce soit ce jour-là que le Système décide de liquider une organisation accusée de la création de l’image « erronée » de l’histoire du pays et de tentatives de ternir le passé soviétique – ce qui va à l’encontre des efforts du Système de glorifier ce même passé et d’encourager le patriotisme de clocher tout en refusant de qualifier sans équivoques la période des années 1930 comme celle de la terreur par l’état.  Le jour de l’annonce du verdict, je l’ai relayé dans Nasha Gazeta par une brève de quelques lignes – il m’a fallu du temps pour digérer la nouvelle et écrire un texte plus conséquent. Parmi les réactions des lecteurs il y a eu celle-ci : « Impossible d’y croire ». Effectivement. Et cela fait peur de réaliser que trente ans après la chute de l’URSS nous sommes revenu à la case départ : la manipulation de l’opinion publique, la recherche et la poursuite permanente des ennemis internes et externes, l’extermination (plus souvent morale que physique, je vous l’accorde) des opposants. Les défenseurs de la lettre de la loi diront que personne n’est au-dessus de la loi, que « Mémorial » avait été prévenu et plus d’une fois, et qu’il fallait être plus malin pour vaincre le Système. Soit. Mais même dans les ghettos et les camps nazis, se trouvaient des courageux qui refusaient de coudre l’étoile jaune sur leurs vêtements, et se sont leurs noms qui restent dans l’Histoire. Oui, ils étaient fusillés, naturellement. « Et sous Staline, les dirigeants de « Mémorial » auraient été fusillés, eux aussi », disent les nostalgiques. Effectivement, nous n’en sommes pas encore là, ou du moins pas encore. Mais voici un autre symbole : le président de la Cour constitutionnelle russe Valérie Zorkin admet que le retour de la peine de mort en Russie soit possible, bien que peu probable. Il écrit dans son tout nouveau livre « La justice constitutionnelle : la procédure et le sens » que l’introduction du moratoire sur la peine de mort en 1997 a été « une concession aux valeurs impropres au sens de la justice russe ». Alors, qu’est-ce que c’est que ce sens de la justice russe ?  Trente ans plus tard nous revenons à la case départ, et les foules ne sortent pas dans les rues pour s’y opposer. Ce « silence des agneaux » est, à mes yeux, la vraie tragédie russe. Quand quelqu’un pose une question rhétorique sur comment nos pères et grands-pères ont-ils permis l’horreur de 1937, la réponse est évidente : comme ça exactement, en silence. L’histoire se répète devant nos yeux.  Devant nos yeux le Système, sans « chips » et autres inventions de l’intelligence artificielle, essaye d’effacer la mémoire collective d’un passé encombrant, mémoire reconstruite goutte par goutte par « Mémorial » durant plusieurs décennies. De l’effacer, en sachant parfaitement qu’une société sans mémoire, inconsciente et amnésique est beaucoup plus facile à gérer. Le Système n’est pas une créature abstraite, il est composé de gens. Et nous connaissons bien les gens qui se comportent de cette manière – en décidant un beau jour de commencer une nouvelle vie et en balayant tout ce et ceux qui ont rempli cette vie jusque-là. La raison d’un tel comportement, que ce soit au niveau personnel ou étatique, est identique : c’est la lâcheté. Mais nous savons tous aussi que la vie est un boomerang, et que le passé nous rattrape toujours. Le lendemain de l’annonce du verdict de la cour russe, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a demandé à Moscou de « suspendre » la décision de dissoudre Mémorial. Je doute que cette voix qui crie dans le désert soit entendue. Le Système qui se croit invincible triomphe aujourd’hui en oubliant le colosse aux pieds d’argile. Entre temps, la décision honteuse de liquider « Mémorial » peut être considérée comme historique dans le sens qu’elle restera dans l’Histoire d’où rien ne s’efface réellement.  PS Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte. 
23.12.2021
Quinta del Sordo, c. 1900
La Ilustración Española y Americana, 15 juillet 1909
En octobre dernier je vous ai parlé de l’exposition que la Fondation Beyeler à Bâle consacre à Francisco Goya à l’occasion du 275e anniversaire de sa naissance.  Dans ce texte je vous ai recommandé Le Roman de Goya de Lion Feuchtwanger. Je maintiens cette recommandation, mais j’ai depuis découvert un autre livre qui m’a beaucoup impressionné et que j’aimerais partager avec vous, d’autant plus que l’exposition continue jusqu’au 23 janvier. Il s’agit du roman « Saturne » de Jacek Denhel, écrit en 2011 et paru aux Éditions Noir sur Blanc en 2014 déjà. Ce jeune auteur – né en 1980 –, peintre, poète et traducteur polonais a été proclamé par le magazine « La Nouvelle Pologne » comme l’enfant prodige de la littérature polonaise contemporaine. Au premier regard le roman de Denhel est composé de trois dialogues séparés. Nous entendons les voix de trois hommes – Francisco lui-même, son fils Xavier (dont on sait très peu de choses) et Mariano, son petit-fils adoré, dont le portrait est exposé actuellement à Bâle. Malgré cette forme originale de narration, en trois premières personnes, le genre est proche d’une saga familiale qui couvre trois générations d’hommes liés par le sang et séparés par l’incompréhension. Le sous-titre du roman est d’ailleurs éloquent : « Peintures noires de la vie des hommes de la famille Goya ». Grâces aux manières d’expression et aux intonations très différentes, Denhel a réussi à créer trois formidables portraits verbaux dignes du pinceau de Goya, ainsi qu’une grande fresque de l’Espagne du début du 19 siècle, dans laquelle un de ses plus grands peintre commença à se sentir mal à l’aise. Voici devant nous Goya lui-même, le grand maître vieux et sourd, l’autorité absolue, le génie reconnu, le despote ayant garanti à son fils un solide héritage, le bon vivant incontournable, le coureur des jupons incorrigible, l’homme de grand tempérèrent et à l’énergie inépuisable qui ne supporte pas l’oisiveté. Il bosse jusqu’à son dernier soupir, en gardant, toujours jusqu’à son dernier soupir, le besoin d’aimer et d’être aimé. A ses côtes – son épouse Pepa, silencieuse la plupart du temps. Francisco la trompe à droite et à gauche, tout en l’aimant à sa façon, quelque part au fond de son âme. Deep down. Il y a des hommes comme ça, et ils ne sont pas si rares. A la mort de Pepa c’est Leocadia qui prend sa place, une femme qui aurait pu être sa fille. Malgré la différence d’âge, non seulement elle rend le vieux Goya heureux, mais elle trouve son bonheur de femme avec lui. Il y a des hommes comme ça. Ils sont plus rares. Quant à Xavier, son fils unique, Goya l’appelle « la coquille vide ». Effectivement, le fils ne ressemble pas du tout à son père : pédant ennuyeux et froid, il vit un mariage sans amour, dans un état permanent de semi-léthargie. Il ne supporte pas son père et le traite de tous les noms – vieux renard, blaireau bouffi, vieil oiseau grisonnant, parmi les noms les moins méchants. Il l’accuse de tous les péchés imaginables et le soupçonne même d’avoir couché avec sa propre femme. Voici de quoi l’imagination maladive est capable quand couplée avec la jalousie – cette maladie si bien décrite par l’écrivain russe Yuri Olesha en 1927. Xavier est l’exemple classique d’un fils qui vit dans l’ombre de son célèbre père, privé de ses talents – on dit en russe « la nature s’est reposée sur lui ». Comme chaque personne médiocre, il hait le génie, tandis que le génie ne peut que le mépriser. On arrive à Mariano. Cet enfant béni de la nature, né avec la fameuse cuillère d’argent dans la bouche, me rappelle certains élèves de l’École Internationale de Genève. Il appelle son père « une boulette » et lui préfère mille fois son grand-père qui lui sert de role model. Avec cette nuance : « Si mon grand-père était un diamant brut, extrait de la terre sale de Feundetodos, je serais moi un diamant taillé ». Oui, pour la modestie Mariano ne craint personne. Vous avez certainement compris que le sous-titre du roman nous envoie tout droit à la série « Peintures noires » qui est au centre du film « Quinta del Sordo » (Maison du Sourd) crée par le cinéaste français Philippe Parreno spécialement pour l’exposition à Bâle. Je vous rappelle que cette série de quatorze fresques peintes avec la technique de l’huile al secco (sur la surface de plâtre d’une paroi) a été créé par Goya pour décorer les murs de sa maison près de Madrid. Elles sont exposées au musée du Prado depuis 1889 et ne quittent jamais ses murs à cause de leur extrême fragilité. Cette série est au cœur du roman de Dehnel, avec l’hypothèse que l’auteur réel n’est pas Francisco Goya mais Xavier qui a attendu la mort de son père pour se mettre à la peinture et exprimer toute sa rage accumulée. L’édition lausannoise du roman présente les images de toutes les quatorze fresques. En comparant leurs descriptions avec les monologues de Xavier, vous pourrez vous faire votre propre opinion sur la véracité de cette hypothèse. Jacek Dehnnel y croit de toute évidence. Le titre « Saturne » qu’il a donné à son roman a un double sens. Le premier est une allusion évidente à « Saturne dévorant un de ses fils », également appelée « Saturne dévorant son enfant » ou simplement « Saturne » (en espagnol : « Saturno devorando a un hijo »). Quand on connait la relation entre Francisco et Xavier, on peut effectivement supposer que c’est comme ça que ce dernier la visualise r. Une des Peintures noires, cette fresque a été également transférée sur une toile après la mort de Goya pour être présentée à l’Exposition universelle de 1878, où elle n’a pas trouvé d’acheteur. Une œuvre de Goya qui reste sans attention ?! Difficile d’y croire sauf si l’on imagine que les acheteurs potentiels de l’époque, plus proches de Goya, ont remarqué l’absence de sa puissance expressive habituelle et ont senti un « fake ». Cet argument soutiendrait l’hypothèse. Mais le titre a aussi un deuxième sens, et pas moins intéressant. L’une des traductions de « Saturno » de l’espagnol est le plomb. Du temps de Goya, les peintres utilisaient un pigment synthétique blanc opaque à base de plomb, appelé la céruse, ou blanc de plomb ou encore blanc de Saturne. Sa toxicité, connue depuis l'époque romaine, est affirmée au XVIIIe siècle – 10 mg de plomb pur absorbé par l’organisme humain peut affecter le cerveau de manière irrévocable. En espagnol, l’empoisonnent par le plomb s’appelle saturnismo. Son usage est progressivement interdit au début du XXe siècle, jusqu’à l’adoption, en 1921 par le Bureau international du travail, d’une convention interdisant l’utilisation de la céruse avec plus de 2% du plomb par les ouvriers peintres. Le cerveau de Francisco Goya était-il affecté par le blanc de Saturne ? Serait-il l’explication de son caractère explosif et turbulent ? Je n’en sais rien. Mais je trouve Francisco, avec tous ses défauts, vieux et sourd, nettement plus attirant que sa progéniture bien-pensante. Car il est un authentique. Mais il y a encore bel et bien un autre secret de Goya dans ce roman de Dehnel, un secret totalement inattendu. Celui-ci est révélé par Goya lui-même sur son lit de mort et le lecteur le découvre tout à la fin du livre. Pour rien au monde je ne vous dévoilerai de quoi il s’agit. PS Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte.             
02.12.2021
Lors de l'interview (c) Nashagazeta
J’ai rencontré Lioudmila Oulitskaïa le 23 novembre 2021 à Montricher ; la célèbre écrivaine russe, qui fait partie du jury du prix Jan Michalski de littérature, est venue remettre la récompense 2021 à un collectif d’auteurs membres de Memorial International, pour un ouvrage paru en 2016 en russe et récemment en anglais dans la traduction de Georgia Thomson sous le titre OST : Letters, Memoirs and Stories from Ostarbeiter in Nazi Germany (Granta, 2021) – je vous en ai parlé il y a une semaine.  J’ai profité de cette l’occasion pour parler à Lioudmila Oulitskaïa, un de mes écrivains préférés, et je partage avec vous cette interview dans sa version intégrale, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton. Lioudmila, une expression courante en Russie est « l’étranger nous aidera ». Mais est-ce toujours le cas ? Si l’on en juge par les réactions à l’attribution du prix Nobel de littérature à Svetlana Alexievitch, ainsi que du prix Nobel de la paix à Dmitri Mouratov, la reconnaissance des mérites des « nôtres » par l’Occident suscite aujourd’hui chez certains tout autant d’énervement que du temps de Bounine, Pasternak, Brodsky… Notre rencontre a lieu deux jours avant que la Cour suprême de Russie ne rende son verdict dans l’« affaire Memorial » [La décision a été reportée au 14 décembre – NS]. Pensez-vous que l’intérêt que l’Occident porte à ce procès a pu influencer les juges ? Fait-il sur eux l’effet d’un chiffon rouge ? Et en particulier, est-ce le cas du prix de la Fondation Jan Michalski, qui est la raison de votre venue en Suisse ? C’est une question très difficile. Nous vivons à une époque où le monde devient de plus en plus unifié, planétaire, et où les intérêts individuels, privés, des groupes ou des États deviennent de plus en plus conventionnels. Nous avons tous de plus en plus d’intérêts, de soucis, de problèmes communs... Donc il me semble que moins nous penserons aux frontières, plus nous nous soucierons les uns des autres, plus nous ferons preuve d’empathie, plus vite nous surmonterons tous les désagréments que nous rencontrons constamment. Et pourtant – être reconnu à l’étranger peut-il nuire en Russie ? J’espère que non. D’une manière générale, il est toujours difficile de se laisser guider par l’opinion d’autrui. On ne doit absolument pas s’auto-évaluer, car lorsque quelqu’un le fait, il se sous-estime ou se surestime. Alors comptons les uns sur les autres pour ajuster nos jugements. C’est pour cela que nous nous rencontrons et communiquons : pour mieux nous comprendre. C’est extrêmement important. L’événement d’aujourd’hui me rend très heureuse, car il favorise une meilleure compréhension mutuelle.  Quelle décision de la Cour suprême concernant Memorial attendez-vous ? J’attends que le combat commence, et il sera très rude. J’espère que Memorial ne le perdra pas. Après tout, il ne s’agit pas du combat entre Memorial et certaines autorités abstraites. En fait, nous assistons à la lutte entre le Bien et le Mal, sur lesquels repose l’Univers. Il s’agit de la lutte entre la Mémoire et l’Oubli, du désir de préserver la mémoire de notre passé, de nos ancêtres disparus, et de la transmission de cette mémoire à la postérité. C’est quelque chose d’extrêmement important, car la mémoire est propre à l’espèce humaine : aucune autre espèce ne se souvient de son histoire, seuls les humains le peuvent. C’est pourquoi il est important d’écrire, de parler, il est important de ne pas oublier. C’est surtout l’intelligentsia qui a soutenu Memorial. Non seulement il n’y a pas eu de protestations massives, mais même sur internet, sur les sites de l’organisation, j’ai vu beaucoup de commentaires très peu flatteurs. Qui Memorial dérange-t-il ? Il m’est très difficile de répondre à cette question. Vous savez, il existe chez nous des « coins sombres ». Lorsque nous rentrons chez nous, nous traversons une rue, une cour, puis tombons dans un passage genre coupe-gorge. Et là nous rencontrons les gens les plus louches, les plus ambigus, ceux qui commettent des horreurs – parfois pour quatre sous, parfois simplement pour leur plaisir personnel. Le règne des ténèbres – voilà ce que nous voyons aujourd’hui. Tout ce qui est à présent dirigé contre Memorial vient de là, de tout ce qui, dans l’opinion publique, est le plus bas, le plus vulgaire, le plus repoussant. Dans l’opinion publique, hélas, il y a aussi des choses hideuses, et moi qui suis née sous le régime soviétique, je le sais très bien. C’est pourquoi il faut rester soi-même, il faut réfléchir et répondre honnêtement à la question de savoir si on est « pour » ou « contre », si on dira « oui » ou « non ». Dans le cas présent, je suis personnellement pour Memorial, à cent pour cent. En discutant avec des amis en Russie et avec des gens qui y vont régulièrement, je ne peux m’empêcher de constater un pessimisme grandissant en ce qui concerne l’avenir de notre pays. Beaucoup de gens sont partis, et il est admis que ce ne sont pas les pires. Et les départs continuent. Vous, vous restez. Pourquoi ? Qu’attendez-vous ? Je ne pense quand même pas que nous reviendrons en 1937 : nous savons où conduit la pente, et jusqu’où on peut tomber. On peut tomber dans une répression totale, dans la destruction de la société civile. Il s’agit d’une confrontation très ancienne, la confrontation entre l’État et l’individu. L’être humain ne peut pas vivre sans État, c’est une particularité de son espèce. L’homme est un animal social, alors il crée l’État, et l’État crée l’atmosphère dans laquelle il vit. C’est pourquoi la nature de l’État dépend de chacun de nous, car il n’existe pas par lui-même, il est notre créature. C’est une histoire très ancienne qui a commencé avec l’émergence des sociétés humaines, des villages, des villes. Depuis qu’est apparue la distinction entre « eux » et « nous », entre eux qui vivent sur l’autre rive du fleuve ou derrière la montagne et nous qui sommes ici. Le thème de l’étranger, de l’ennemi, le thème de la peur que l’être humain éprouve pour son semblable – c’est ce que nous devons éliminer en nous, c’est ce dont nous devons nous débarrasser, car cela a empoisonné et empoisonne encore la vie de l’humanité, a entraîné et entraîne encore des discordes, des persécutions, des pogromes et le génocide de différents groupes de population. Si nous ne portons pas cela à notre conscience, si chacun ne fait pas personnellement ce cheminement de pensée, nous resterons là où en étaient les générations précédentes. Je voudrais sortir de là et vivre dans un monde meilleur. Vous vivez en Russie, mais vous ne cachez pas vos opinions : vous avez clairement pris position sur la Crimée et la guerre avec l’Ukraine, vous avez correspondu avec le détenu Mikhaïl Khodorkovski et vous avez été déclarée persona non grata en Azerbaïdjan pour avoir essayé de vous rendre dans le Haut-Karabakh. Serait-il impossible de vivre en dehors de la politique ? Même pour un écrivain ? Ou surtout pour un écrivain ? Dans mon cas, c’est un cri du cœur : je ne supporte pas la politique et je vis très bien sans elle. J’aimerais ne pas savoir qu’on a un président, ni comment il s’appelle. Cela ne m’intéresse pas beaucoup. Les problèmes de l’individu me touchent beaucoup plus que les problèmes de l’État. Ma fonction en tant qu’écrivain, si c’est de cela qu’on parle, est d’écrire sur l’Homme. Mon héros, c’est l’Homme. Je m’occupe uniquement de l’Homme et de ses souffrances ; leurs causes sont les plus diverses, et très souvent il souffre par la faute de l’État qui se montre cruel, injuste, vindicatif envers ses citoyens. Tout cela doit être amendé. C’est pour cela que j’apprécie tant l’organisation Memorial, elle nous rappelle que certaines choses dépendent de nous. Pas beaucoup, hélas. Mais tout ce qui dépend de nous, nous devons le faire. Et cela concerne en particulier l’action de la Fondation Jan Michalski. Je prends part de temps en temps à diverses rencontres officielles, je pense que c’est mon devoir, mais je le fais sans enthousiasme particulier. Et ici, pour la première fois depuis des années, j’ai eu beaucoup de plaisir à participer à cette manifestation, parce qu’elle était dénuée de tout caractère officiel. J’avais pourtant l’impression que la Suisse était un pays terriblement protocolaire, correct, stérile… Nous sommes venus à la Fondation en autobus, et sur la route nous n’avons pas vu un seul être humain, rien que des vaches très propres. Et soudain cette impression de stérilité a disparu, parce qu’il y avait devant nous un auditoire brillant, bienveillant, intéressé, qui comprenait ce qu’était la souffrance dans ce monde. Honnêtement, je ne m’attendais pas à ce que la Suisse me fasse un tel cadeau. Et pourquoi cela ? Vous avez eu de mauvaises expériences ? Lors d’un de mes premiers séjours ici, j’ai rencontré un réalisateur suisse qui disait pis que pendre de ce pays. Il disait que c’était le pays de l’argent : où que tu ailles – le fric, le fric, le fric. Étant du genre hippie, il parlait de la Suisse avec dégoût, disait que c’était le porte-monnaie du monde. Mais lui-même y vivait et était issu d’une famille riche. Alors j’ai pensé que chacun reçoit en héritage une situation particulière : les uns vivent dans la pauvreté, parmi les malheureux, les offensés, parfois même affamés ; les autres sont repus et gâtés dans l’opulente Suisse. Pourtant, personne ne peut avoir l’âme en paix. Il est extrêmement important d’avoir une claire vision du monde, la conscience que tout n’est pas rose, et que même dans la belle Suisse il y a des problèmes. Parlons un peu du rôle de la littérature dans notre vie. La Russie était jadis le pays du monde où l’on lisait le plus. Des générations entières ont été littéralement nourries de littérature. On pense communément que la jeune génération lit beaucoup moins, si toutefois elle lit. Vous avez dit vous-même que vous préférez à présent au roman des formes littéraires courtes. Que se passe-t-il ? Jadis, il y a eu lieu une formidable révolution culturelle : je parle du début de l’imprimerie. Cette révolution est en marche depuis que le texte est devenu accessible à tous et non à un pourcentage privilégié de la population, depuis que cette population s’est mise à lire. Nous sommes à présent au bord d’une nouvelle révolution, à la frontière d’une nouvelle civilisation, frontière que nous franchissons tous ensemble. Il est très difficile de prédire de quoi demain sera fait, parce que beaucoup de notions dans lesquelles nous avons été élevés et avons grandi doivent à présent être redéfinies. Nous vivons une époque très étrange et très intéressante, où beaucoup de choses ont vieilli, et aujourd’hui nous sommes obligés de repenser, en partant de zéro, les questions fondamentales : le Bien et le Mal, la justice, la loi... Les questions auxquelles l’humanité est confrontée depuis son origine. Le moment est venu de tout reconsidérer, de ne rien prendre du passé sans tout vérifier, sans tout tester, car le temps change de façon fantastique – et l’être humain aussi. En tant qu’ancienne généticienne, j’ai une idée que j’exprime rarement : il me semble que le processus évolutif concernant l’être humain s’est accéléré, qu’au cours des derniers siècles l’humain change plus vite qu’il ne l’a jamais fait. Tout s’accélère, et cette vitesse ne doit pas nous faire perdre nos repères fondamentaux, nous devons savoir ce que nous voulons – le bien universel ou l’affirmation de soi. Il y a des égoïsmes très divers : national, de groupe, individuel. Ils sont souvent liés à l’argent, à la gloire. Alors, que voulons-nous ? Que les gens soient nourris, heureux, en bonne santé, que la médecine soit accessible à tous, qu’il n’y ait pas cette cruelle injustice que nous voyons si souvent dans le monde. Je suis heureuse de me trouver aujourd’hui parmi des personnes qui, comme moi, ressentent cela avec beaucoup d’acuité. En Suisse, pourtant petite et politiquement neutre, la littérature russe a laissé beaucoup de traces. À commencer par Karamzine, Gogol, Dostoïevski et Tolstoï, jusqu’à ceux plus proches de nous, Nabokov (qui est parti définitivement pour ne « revenir » que récemment en Russie, sous la forme de ses archives) et Mikhaïl Chichkine, qui n’envisage toujours pas de rentrer au pays sous quelque forme que ce soit. Mais à part les écrivains, il y a eu et il y a encore d’excellents éditeurs qui ont fait découvrir la littérature russe au public francophone. Il y a eu Vladimir Dimitrijevič , qui a été le premier à publier, entre autres chefs-d’œuvre, Vie et Destin de Vassili Grossman – en russe et en français en même temps ! Il y a Vera Michalski, qui travaille avec de nombreux auteurs contemporains. Leurs noms ne sont pas connus en Russie, ils ne sont pas invités aux réceptions de l’ambassade de Russie en Suisse. Et cela malgré tous les discours sur l’importance du « soft power ». Est-ce parce qu’ils font la promotion de la « mauvaise littérature » ? J’appartiens à la génération qui lisait la littérature russe classique, et la littérature russe moderne le plus souvent en samizdat que nous appelions « tamizdat », c’est-à-dire dans des éditions apportées de l’étranger, notamment de Suisse. Grâce à cela nous avons appris à connaître Nabokov et la littérature russe de l’étranger, qui n’arrivait pas jusqu’en Russie. Il s’agit donc d’un travail extrêmement important, et nous ne pouvons que remercier ceux qui nous ont aidés à être en phase avec notre époque – ce qui est très difficile quand on ne dispose pas d’informations complètes. Or nous avons toujours manqué cruellement d’informations, et nous les avons payées très cher, qu’elles soient de l’ordre de la littérature ou de la pensée, parce qu’écouter « Radio Liberty » ou « La Voix de l’Amérique » était un crime et on pouvait être dénoncés – d’ailleurs on l’a été. Tout cela, c’est notre passé, et j’aimerais qu’il disparaisse à jamais, pour qu’on ne puisse en retrouver les traces que dans l’organisation Memorial, dans une démarche personnelle. Nous vivons dans un monde qui change plus vite que nous ne pouvons l’appréhender ; ce que je ressens d’autant plus que je suis une personne âgée. Tout ce qui semblait immuable est ébranlé. Il faut se contrôler en permanence, vivre avec son temps, être en adéquation avec lui. Et les éditeurs y contribuent-ils, à votre avis ? Ils ne font pas qu’y contribuer ! C’est seulement grâce à eux que nous avançons, grâce au fait qu’il existe un texte, un livre. Il n’y a rien de plus important pour l’existence humaine que le texte. L’homme lui-même est un texte. Depuis 1953, nous savons tous que nous sommes une séquence de caractères ADN. Nous sommes la seule créature au monde capable de produire ses propres textes – nous sommes des textes qui produisent des textes. Et les éditeurs sont les êtres qui nous aident dans cet extraordinaire processus, dans la réalisation de notre destinée humaine. Je pense que si l’homme est semblable à Dieu, c’est en cette capacité créative de produire des textes. Puisque vous avez mentionné Dieu, je vais me permettre une question plus personnelle. Dans une interview, vous avez dit que vous vous décriviez comme ethniquement juive et culturellement chrétienne. Souhaitez-vous faire un commentaire à ce sujet ? C’est une question qui me poursuit. Aujourd’hui, je n’appartiens absolument pas à une religion institutionnalisée. Dans ce monde, je ne veux être personne, je veux avoir une relation directe avec le Créateur, s’il existe, directement, sans intermédiaire. J’ai pourtant des amis merveilleux parmi les prêtres, j’ai un ami rabbin, j’ai à qui parler des questions de théologie, de quête spirituelle, de la relation de l’être humain avec l’au-delà. Même un chat, qui est aussi une créature de Dieu, sait qu’il y a quelque chose de plus grand que nous. Toutes ces tâches font partie de notre vie. Vivre, c’est ressentir et être reconnaissant d’avoir pu saisir un petit quelque chose dans l’énorme richesse que nous offre l’existence. Je pensais justement à cela hier. Voilà que naît un être humain. À dix ans, le petit d’homme sait déjà qu’il y a eu l’Histoire, l’âge de pierre, l’antiquité, l’essor de la culture, il a entendu parler des légionnaires romains... Je suis frappée de voir qu’une seule créature humaine peut contenir l’immensité de l’Histoire – et ce n’est valable que pour l’être humain, pour personne d’autre. Cela ne cesse de m’étonner ! Nous sommes capables d’élargir l’espace que nous occupons. C’est pourquoi nous lisons, écrivons, regardons des tableaux, écoutons de la musique et remercions le Créateur de nous avoir donné tant de choses.  

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

ABONNEZ-VOUS À CE BLOG PAR E-MAIL

The subscriber's email address.
Saisissez votre adresse e-mail pour vous abonner à ce blog et recevoir une notification de chaque nouvel article par e-mail.
КУРСЫ ВАЛЮТ
CHF-USD 1.24
CHF-EUR 1.06
CHF-RUB 99.38
Афиша

Ассоциация

Association

Популярное за неделю
Инцидент в ОБСЕ

Швейцарский полковник был отстранен от своих обязанностей в Организации по безопасности и сотрудничеству в Европе (ОБСЕ) за передачу документа российской делегации.

Всего просмотров: 2647
С кем солидарен УЕФА?

Союз европейских футбольных ассоциаций (УЕФА) подвергся критике после того, как стало известно о его «платежах солидарности» в пользу российских клубов.

Всего просмотров: 1842
Сейчас читают
Пошлины Трампа: есть ли у Швейцарии план Б?

С 7 августа швейцарские товары облагаются в США тарифами в размере 39%. Что это значит для швейцарской экономики? И какие меры планируют принять швейцарские власти?

Всего просмотров: 3651