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Dante, Pouchkine, Nabokov et Soljenitsyne dans "La Dame blanche" de Sergueï Lebedev

28.08.2025
Apparition de Dame Blanche chez un mourant. Labaune et Minne, La Lecture Journal de Roman N°121, 1857

Les lecteurs assidus de Nasha Gazeta connaissent bien Sergueï Lebedev, écrivain russophone vivant à Berlin. Il y a presque trois ans, j’ai publié une interview de lui à l'occasion de la sortie en français de son roman Le Débutant. De plus, en mars 2023, j’ai rendu compte de son intervention au Cercle russe de l'Université de Genève. Cette intervention, intitulée « Les taches blanches de la littérature russe du XXIe siècle – ce dont nous n'avons pas parlé », était consacrée à ce qui, selon lui, n'avait pas été fait dans la littérature russe contemporaine – y compris par lui-même – pour empêcher la tragédie actuelle. « Au cours des trente dernières années, nous avons évité plusieurs thèmes clés pour la culture russe. Et cela ne concerne pas seulement la littérature. Le premier thème est celui de la responsabilité des crimes commis par l'État soviétique et le régime soviétique. Le tableau est le suivant. Il existe des millions de victimes officiellement reconnues des répressions politiques. La définition des crimes commis est beaucoup moins claire. La question de la responsabilité n'a jamais vraiment été posée. Il manque donc un personnage très important sur scène : le méchant, le criminel ».  Et ainsi de suite. Vous pouvez lire ici l'intégralité de l'intervention, en russe.

À présent, ayant lu La Dame blanche, publié en russe l'année dernière par les éditions Meduza, je pense qu'il s'agit bel et bien d'une tentative de combler ce vide littéraire en ce qui concerne la guerre qui se poursuit en Ukraine, sans attendre que le temps passe et que la distance présumée nécessaire pour considérer les grands événements avec recul se mette en place. Même si, selon Sergueï Lebedev lui-même, l'idée du roman est née il y a longtemps – il y a dix ans, en fait, lorsque, le 17 juillet 2014, le vol Malaysia Airlines 17 reliant Amsterdam à Kuala Lumpur était abattu par un missile au-dessus du Donbass. « L'avion de ligne international détruit était comme un signe que cette guerre allait toucher le monde entier, même s'il ne le savait pas encore et ne voulait pas le savoir », raconte l'auteur sur le site de Meduza, avant de poursuivre : « C'est un livre sur le pressentiment, l'imminence d'une grande guerre qui arrive, méconnue, alors que nous avons l'impression que notre monde est toujours le même, relativement sûr, prévisible, et qu'il est impossible qu'un mal aussi grand, un mal à l'échelle du XXe siècle, puisse y exister. »

Je suis sûre que de nombreux lecteurs comprendront parfaitement ce sentiment de pressentiment, d'angoisse, d'incapacité à croire que ce qui se passe l’est pour de vrai ; que c'est la réalité. Ils le comprendront parce qu'en regardant en arrière, ils savent déjà que le « grand mal » ne surgit pas du jour au lendemain ; qu'il est le résultat de longues années de mensonges, de manipulation de l'opinion publique et de mépris à son égard.

Je qualifierais le genre du nouveau roman de Sergueï Lebedev de « parabole philosophique teintée de mysticisme », tant il regorge d'allusions et d'allégories. À commencer par son titre, La Dame blanche, et le sous-titre, Cinq jours en juillet 2014. Aussitôt, l'esprit d'un lecteur passionné se met à travailler... S'il y a une dame là-dedans, comment pourrait-il ne pas y avoir La Dame de pique de Pouchkine ? – d'autant plus qu'un terrible secret plane sur tout le récit et que les deux principaux méchants du livre sont un jeune militaire surnommé Valet et un général du KGB appelé Korol (roi en russe). Et cette triade nous mène tout droit au roman de Vladimir Nabokov, « Le Roi, la Dame, le Valet », écrit en russe à Berlin en 1928. De juillet 2014 à Août 1914 de Soljenitsyne et au début de la participation de la Russie à la Première Guerre mondiale déclenchée par l'Allemagne, il n'y a qu'un saut d'un siècle ! Et les « cinq jours » dans lesquels s'inscrivent les événements décrits nous positionnent devant les cercles de l'Enfer de Dante, qu'ils soient au nombre de neuf ou non : de fait, quoi de plus proche – au sens figuré – que cette mine au centre du récit, cette mine apparemment sans fond avec ses couches de victimes issues de différents « cercles » historiques : la révolution de 1905, la guerre civile, la Seconde Guerre mondiale et maintenant une nouvelle guerre qui se profile à l'horizon ? Les mineurs, les « rouges » et les « blancs », les Juifs, tous sont mélangés là-bas. Lasciate ogne speranza, voi ch'entrate – « Qu'il abandonne tout espoir, quiconque entre ici ». Le puits de mine bouché par un bouchon de béton est une métaphore des crimes soigneusement dissimulés, qui finiront tôt ou tard par être découverts. Tant que les victimes ne seront pas reconnues, que des monuments ne seront pas érigés en leur honneur et que les coupables ne seront pas punis, le mal ne pourra pas restera enfoui au fond, mais refera surface encore et encore.

Pourquoi une mine ? Parce que l'action du roman se déroule dans le Donbass ; dans un village minier qui porte le nom de Marat en honneur de celui qui, pour les uns, reste un martyr de la Révolution française, et pour les autres l’un des principaux instigateurs des massacres du septembre 1792. [Puis-je, entre parenthèses, rappeler que Jean-Paul Marat est né à Boudry, dans l’actuel canton de Neuchâtel, que sa mère, Louise Cabrol, était une genevoise dont la famille calviniste était originaire du Rouergue et que son frère cadet David fut professeur de littérature française au lycée impérial de Tsarskoïe Selo, près de Saint-Pétersbourg où il était parmi les enseignants préférés du jeune Alexandre Pouchkine.] C’est donc dans ce village minier que Jeanne, une étudiante de Kharkiv, vient s'installer pour prendre soin de Marianna, sa mère mourante. Dans le roman, Marianna est une ancienne responsable de blanchisserie. L'allégorie est évidente : l'image de la blanchisseuse symbolise la purification, tant physique que spirituelle, à travers le processus de « lavage », de l’élimination des taches.

Marianne est la « Dame blanche », ou, selon le dossier que le KGB a ouvert sur elle, « Blanche-Neige », gardienne d'un secret qu'elle ne veut pas partager, même avec sa fille, dotée de pouvoirs surnaturels que tout le monde reconnaît – y compris ceux qui ne peuvent pas la supporter.

Le désir de se venger personnellement de Marianne et de sa fille Jeanne, aussi désirable que tout fruit défendu, dicte, comme le lecteur le découvre, la volonté de Korol/Roi et de Valet de participer, sur ordre du commandement militaire russe, à la guerre qui se prépare et qui – selon eux – leur rendra le « sceptre du pouvoir ». Autant d’objectifs vils, vous en conviendrez, n'ayant rien à voir avec le véritable patriotisme. Korol perçoit en Marianne « une ennemie inconnue » et regrette fort de ne pas avoir mené à bien l'affaire qu'il avait commencée contre elle à l'époque soviétique. 

« À l'époque soviétique, il aurait pu la convoquer pour une conversation préventive, faire pression sur elle. Il aurait pu l'arrêter, l’épuiser par des interrogatoires, la menacer. Cependant il était convaincu d’avance qu’elle résisterait, comme tant d’autres. Mais aujourd’hui… aujourd’hui il pouvait l’envoyer au sous-sol. Au sous-sol du complexe sportif fermé depuis longtemps, où les gens apprennent très vite à répondre aux questions. Aujourd’hui, n’imposte quel mystère était aussi accessible qu’une pute d’autoroute. » 

Telle est la pensée d’un Korol nostalgique et qui avoue à un moment donné que « jadis il aimait mentir. (…) Cela s’appelait la “propagande en soutien des actions tchékistes”. Toute une science. Et il était bon. »  Mais de l'aveu au repentir et à la rédemption, le chemin est encore très long.

On peut encore lire bien des choses dans ce livre : Jeanne qui entend des voix et a des visions, comme Jeanne d'Arc. Un avion abattu, comme une image de l'Apocalypse : « Un immense souterrain où un pays entier est descendu. Tunnels, caves, mines, lignes de métro, tout est bondé. Des orchestres y jouent et des enfants y naissent, des chirurgiens y opèrent et des professeurs y enseignent. Là luit et vacille cette étrange illumination, lumière de ceux qui veillent et prient : lanternes, torches, bougies... ». Telle est l'une des visions effrayantes de Jeanne, et qui n'a guère besoin d'explications. Ces visions s'accompagnent de révélations. C'est précisément dans un rêve qu'elle « ressentait la division fatale de la région frontalière, la force des États, l'Ukraine et la Russie, qui s'affrontaient sur l'axe Ouest-Est ; cet axe selon lequel est disposée leur maison, partagée avec leurs voisins : les fenêtres de Jeanne donnent sur le couchant, celles des voisins sur le levant ». Ô rêves des héroïnes de la littérature russe ! Combien de thèses vous sont consacrées, et combien de secrets vous cachez encore ?

Le livre de Sergueï Lebedev lui aussi contient encore beaucoup de réflexions intéressantes et de parallèles historiques, mais je suis convaincue que ce sont les comparaisons directes entre l'URSS et le régime nazi qui susciteront les réactions les plus vives chez les lecteurs : 

« Eux, les Bruns, nous ont exécutés, et les autres, les Rouges, nous ont enfermés pour toujours, comme le djinn dans sa bouteille. Ils étaient des ennemis mortels, féroces. Mais en nous, en notre rejet posthume, se cache leur proximité secrète, leur parenté. La loi dira qu'il s'agit de deux crimes différents : le meurtre et la dissimulation d'un meurtre, mais si un ennemi couvre son ennemi, qui sont-ils l'un pour l'autre en définitive ? ». 

C'est ainsi que raisonne l'un des Juifs fusillés et enterrés dans une mine pendant la Seconde Guerre mondiale, un ingénieur allemand qui avait construit cette mine. Il est difficile de ne pas reconnaître dans sa voix celle de l'auteur, surtout lorsqu'il évoque la force venue « de l'Est », « du froid », la traitant de « zombie », et qu'il écrit à propos de ceux qui sont arrivés : « Ils sont ce passé qui ne veux pas passer ». Certains lecteurs seront certainement enthousiasmés par ces réflexions, d'autres seront furieux. Comme dans la vie.

Le « Roi » et Valet périssent, tandis que Jeanne résiste à la tentation d'une « nouvelle vie » (le serpent tentateur lui apparaît sous la forme d'un rouge à lèvres hors de prix « tombé du ciel ») et se met à faire le grand ménage dans sa maison. Il semblerait que le mal ait été puni, que le bien ait triomphé, mais pour une raison peu claire il m’est difficile de qualifier d’« heureuse » la fin du livre. Peut-être parce que je ne suis pas habituée à compter sur des forces surnaturelles, mais plutôt sur moi-même. Je me demande quelle impression vous en aurez-vous, chers lecteurs. En discuterons-nous lorsque vous aurez lu le livre ? Et si vous le lisez rapidement, vous pourrez poser vos questions à Sergueï Lebedev en personne : le 7 septembre à 15 h, il sera l'invité du festival Livres sur les quais à Morges, dont le programme complet est disponible ici.

P.S. Ayant déjà termine ce texte j'ai appris que La Dame Blanche était aussi un réseau de renseignement clandestin belge pendant la Première Guerre mondiale. Fondé par Walthère Dewé, il empruntait son nom à une légende locale — selon laquelle l’apparition d’une femme vêtue de blanc annonçait la chute des occupants — pour brouiller les pistes. Le réseau recueillait des informations essentielles, notamment sur les mouvements des troupes et des trains allemands, qu’il transmettait au renseignement britannique (MI6). À la fin de la guerre, il comptait 1 300 agents en Belgique, dans le nord de la France et au Luxembourg, fournissant jusqu’à 70 % des renseignements alliés en zone occupée.

A PROPOS DE CE BLOG

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’Université d’Ètat de Moscou. Après 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

En 2022, elle s’est trouvée parmi celles et ceux qui, selon la rédaction du Temps, ont « sensiblement contribué au succès de la Suisse romande », parmi les faiseurs d’opinion et leaders économiques, politiques, scientifiques et culturels – le Forum des 100.

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