Kyril Zlotnikov : « On ne nous détournera pas de notre chemin musical »
Le nom même de ce quatuor, qui maintient depuis plus de trente ans un niveau professionnel exceptionnel, peut sembler provocateur à certains, voire en inciter d’autres à des actions prévues par le Code pénal. C’est pourquoi j’adresse un grand merci à l’agence Cæcilia d’avoir inclus le concert du Jerusalem Quartet dans sa série « Les Grands interprètes ». Mais d’abord : qui sont ces musiciens ?
Le violoniste Alexandre Pavlovsky est né à Kiev et a émigré avec ses parents en Israël en 1991. Il y a terminé l’Académie de musique et de danse de Jérusalem, où son principal professeur fut Matveï Borisovitch Liberman, lui-même élève du grand David Oïstrakh et ancien professeur à Novossibirsk. Pavlovsky a la chance de jouer sur deux violons : un Antonio Stradivari de 1696, mis à sa disposition par un admirateur anonyme, et un Stefan-Peter Greiner, « né » en 2009.
La même année, en 1991, un autre violoniste, alors âgé de treize ans, Sergey Bresler, a également quitté l’Ukraine pour Israël. Il a lui aussi étudié auprès de Matveï Liberman. Il joue sur un violon du maître italien Lorenzo Storioni, prêté par le Fonds culturel américano-israélien, à qui il avait été offert par le grand violoniste Isaac Stern.
Le violoncelliste Kyril Zlotnikov est né à Minsk, pour le plus grand bonheur de ses parents, tous deux musiciens professionnels. La famille a déménagé en Israël quand il avait douze ou treize ans. Il y a achevé sa formation musicale sous la direction du violoncelliste soviétique de renom Mikhaïl Khomitser, à son tour élève de Sviatoslav Knushevitski au Conservatoire de Moscou et lauréat du prestigieux concours Pablo Casals en 1963. Kyril Zlotnikov joue sur un violoncelle des frères Amati fabriqué à Crémone vers 1610 ; cet instrument précieux lui est prêté par une fondation caritative.
Ces trois musiciens, cofondateurs du quatuor en 1993, ne l’ont jamais quitté, bien qu’ils se produisent parfois avec d’autres ensembles prestigieux. Le seul « élément variable » au sein du groupe a toujours été l’alto. Le premier altiste, Amihai Grosz, a accepté en 2010 l’invitation de l’Orchestre philharmonique de Berlin – et personne ne saurait le lui reprocher.
Aujourd’hui, les membres historiques cherchent un remplaçant à leur altiste, Ori Kam ; ils viennent d’achever une grande tournée avec le musicien franco-suisse Mathis Rochat, qui participera également au concert de Genève. Rochat a étudié dans le cadre du Programme pour jeunes étudiants auprès d’Antoine Tamestit à Cologne, puis a obtenu son diplôme à la Hochschule für Musik Mendelssohn Bartholdy Leipzig sous la direction de la professeure Tatiana Mazurenko. Par la suite, il a reçu un diplôme délivré par la Chapelle musicale Reine Elisabeth à Waterloo, où il fut élève de Miguel da Silva. Aujourd’hui, il enseigne au Conservatoire royal d’Anvers et mène parallèlement une carrière de concertiste.
Au nom de l’ensemble, c’est Kyril Zlotnikov qui m’a accordé un entretien qui a eu lieu quelques jours avant l'« incident » honteux à la Philharmonie de Paris. Mais le lien est direct, car nous avons commencé par aborder le sujet le plus brûlant : la responsabilité pour des décisions politiques que certains cherchent à faire peser sur les musiciens.
Kyril, vous avez joué cette année dans de nombreux pays, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni. Comment se sont déroulées vos tournées ? Avez-vous subi des pressions ou des tentatives d’annulation de concerts ?
Malheureusement, nous y sommes confrontés depuis longtemps – uniquement à cause du nom du quatuor. Nous faisons face à une organisation palestinienne appelée BDS (Boycott, Divestment, Sanctions), qui appelle au boycott des produits israéliens ainsi que des institutions culturelles et universitaires qu’elle considère comme complices de l’occupation ou de la violation des droits des Palestiniens. Depuis des années, elle organise des manifestations contre nos concerts. La chose, du reste, s’est reproduite à deux occasions lors de notre dernière tournée nord-américaine. À Vancouver, par exemple, une cinquantaine de personnes criaient dans la rue que nous étions des « meurtriers d’enfants » et que nous perpétrions un « génocide » – apparemment en jouant Beethoven et Schubert sur des instruments anciens…
Nous avons vécu ce genre de perturbation pour la première fois en 2010, au festival d’Édimbourg. Quinze ans plus tard, en janvier de cette année, trois de nos concerts ont été annulés en Suède, toujours à cause du nom du quatuor : la police a déclaré qu’« en raison du grand nombre de musulmans dans le pays », elle ne pouvait pas garantir notre sécurité. Quand cela se limite à des cris dans la rue, passe encore. Le pire, c’est quand ces gens achètent ou obtiennent des billets et perturbent le concert en hurlant pendant l’exécution, gênant ainsi le public.
Il y a deux ans, au mois de mai, on a voulu annuler deux de nos concerts au Concertgebouw d’Amsterdam, mais avec l’aide d’amis nous avons lancé une pétition signée, en deux jours, par 17 000 personnes, dont de très grands musiciens – Simon Rattle, Martha Argerich, Mischa Maisky, Anne-Sophie Mutter, Semyon Byschkov et bien d’autres. Evgeny Kissin a même menacé d’annuler ses propres concerts dans cette salle si la direction ne revenait pas sur sa décision – ce qui nous a beaucoup aidé ! Finalement, un des deux concerts nous a été « rendu » ; une vingtaine de manifestants ont crié devant la salle avant de se disperser. Un journaliste a d’ailleurs révélé que le directeur du Concertgebouw avait menti en affirmant avoir demandé à la police de renforcer la sécurité – la police n’en savait rien. Encore un scandale a éclaté à Amsterdam ces tout derniers jours, lorsque le Concertgebouw a décidé d’annuler le concert traditionnel de Hanoucca – un événement majeur dans la vie de l’ancienne communauté juive de la ville. La raison : le chantre invité, Shai Abramzon, est le chantre de l’armée israélienne. De nombreux Néerlandais, pas seulement d’origine juive, ont été indignés, et le monde musical international s’en est mêlé… L’affaire menaçait d’aller jusqu’au tribunal. Finalement, à la grande satisfaction de tous, une solution de compromis a été trouvée – il semble que les musiciens sachent mieux s’entendre que les politiciens.
Quant à nous, malheureusement, nous sommes habitués à ce traitement, mais rien ne nous fera dévier de notre chemin musical.
Vous avez travaillé plus de dix ans comme violoncelliste soliste et pédagogue au sein du West-Eastern Divan Orchestra, créé par Daniel Barenboim et Edward Saïd. Pensez-vous que les événements actuels prouvent l’échec de tels projets idéalistes visant à rapprocher Israéliens et Palestiniens ?
Je ne dirais pas que c’est un échec. Le problème, c’est que ceux qui participent à de tels projets n’ont pas besoin d’être convaincus – et que ceux qu’il faudrait convaincre ne viennent pas aux concerts, sauf pour les perturber. La musique peut rapprocher les gens, bien sûr, mais les grandes crises auxquelles l’humanité – et particulièrement le Moyen-Orient – se heurtent aujourd’hui, ne peuvent malheureusement pas être résolues par la musique seule. Il faut des changements profonds dans l’éducation et dans la politique… des deux côtés du conflit comme en Europe.
Assez parlé de politique ! Revenons à la musique. Vous et vos collègues, qui avez quitté l’URSS pour Israël, avez choisi de continuer à étudier auprès de professeurs issus de l’école soviétique. Pourquoi ? Était-ce une question seulement de langue ou d’école ?
Bien sûr, c’est une question d’école. Nous avons tous commencé la musique à 5 ou 6 ans au sein du système soviétique. En Israël, j’ai d’abord étudié quatre ans et demi avec le professeur Uzi Wiesel ; c’était très intéressant et formateur, un tout autre style d’enseignement. Mais lorsque Mikhaïl Khomitser est arrivé d’Espagne pour s’installer en Israël, je suis passé dans sa classe. En réalité, il faut savoir emprunter à chaque école ce qui vous convient personnellement.
Parlons du programme de votre concert genevois. Il s’ouvrira avec Le Lever du soleil, le cinquième des six quatuors de Haydn de l’opus 76, achevé en 1797. Ce titre évoque pour moi la chanson New Day Will Rise, chantée à l’Eurovision à Bâle par l’Israélienne Yuval Rafael malgré les tentatives de perturber voire annuler sa prestation. Comment commentez-vous cette coïncidence ?
(K. Z. sourit) Bien sûr, nous n’avons pas lié notre programme à l’Eurovision, il a été élaboré bien avant. Mais ce quatuor est l’un des plus connus et des plus souvent interprétés par notre formation. Il convient parfaitement pour ouvrir un concert : la musique de Haydn donne vraiment la sensation que le soleil se lève lentement et que la nature s’éveille. D’ailleurs, sur la couverture de la première édition des partitions, on voyait un soleil levant – symbole d’espoir et de renouveau.
Tout le monde connaît la Sonate à Kreutzer de Beethoven, mais vous avez choisi la Sonate à Kreutzer de Leoš Janáček, écrite en 1923 d’après la nouvelle éponyme de Léon Tolstoï. Pourquoi ce choix ?
Simplement parce que c’est une œuvre magnifique. Quand on l’écoute – et on peut l’écouter sans fin –, on a l’impression de lire Tolstoï : les couleurs musicales sont d’une intensité extraordinaire. Cette sonate est composée d’épisodes très différents de par leur caractère, comme notre vie elle-même est faite de moments contrastés. Le public la reçoit toujours avec enthousiasme – nous l’avons encore constaté lors de notre récente tournée.
Mais nous n’avons pas oublié Beethoven ! (rires) Il suffit d’évoquer la Cavatine, le quatrième mouvement de son Quatuor n° 13, que nous allons jouer à Genève : un vrai bijou ! À son propos, on raconte que Beethoven aurait écrit cette partie « dans les larmes et la tristesse », et il est vrai que les émotions qui le submergeaient touchent encore aujourd’hui, deux cents ans plus tard, tant les interprètes qu’auditeurs. Quant à la Grande Fugue, initialement cinquième et dernière partie du même quatuor avant de devenir une œuvre indépendante (opus 130)… Lors de sa création, le public était déconcerté : pour des oreilles habituées à frémir à la moindre dissonance, cela paraissait une explosion nucléaire ! Les contemporains de Beethoven n’avaient pas compris qu’il avait simplement plusieurs siècles d’avance sur son temps. Même aujourd’hui, cette musique paraît étonnamment fraiche, neuve et surprenante dans sa simplicité – Beethoven se moque presque de nous !
Peu de gens savent que ce Quatuor n° 13 de Beethoven, dont vous parlez avec tant d’émotion, était dédié à l’aristocrate russe Nikolaï Golitsyne, qui lui en avait commandé trois. Existe-t-il aujourd’hui une tradition de mécénat comparable, permettant aux compositeurs contemporains de créer et d’enrichir le patrimoine musical mondiale accessible à tous ?
Oui, elle existe. Les mécènes – et parfois les musiciens eux-mêmes – commandent des œuvres à des compositeurs. Nous avons récemment commandé un quatuor à la compositrice israélienne installée à New York, Shulamit Ran : nous allons bientôt commencer à le travailler. C’est notre cadeau d’anniversaire pour les 30 ans du quatuor. Il y a quelques années, nous avons également commandé une œuvre à Brian Elias, compositeur juif né à Bombay et vivant au Royaume-Uni ; un mécène avait alors financé la commande, et depuis lors nous avons joué cette musique à plusieurs reprises – elle est très belle.
Le problème, c’est que beaucoup d’organisateurs de concerts ne veulent pas inclure d’œuvres contemporaines trop modernes dans leurs programmes. Mais il faut reconnaître aussi qu’au cours des dernières décennies, il n’est pas apparu beaucoup de compositeurs du niveau d’un Chostakovitch ou d’un Bartók. Espérons qu’un nouveau souffle de génie créateur viendra bientôt !
Merci à vous pour cet état d’esprit optimiste – une rareté par les temps qui courent ! Et bon concert à Genève – touchons du bois !
PS. Dépêchez-vous d’arracher les dernières places au concert disponibles ici.