Voyage au XVIe siècle avec Grigory Sokolov

L'agence Cæcilia termine la saison musicale en beauté : le 9 juin à Bâle et le 11 juin à Genève, les mélomanes suisses pourront assister à la prestation d'un pianiste hors pair, dont chaque concert est un événement.
J’ai pour la première fois entendu Grigory Sokolov jouer en direct en 2008 et n'ait compris qu'alors les lamentations de nombreuses personnes parmi mes connaissances pour qui cela reste un rêve : il faut vraiment voir ça ! Plus précisément, il n'est pas nécessaire de regarder fixement la scène, car il ne s'y passe pas grand-chose : un homme aux cheveux gris est assis dans la pénombre et joue pour lui-même. C'est de cette apparente simplicité que naît un miracle dont on ne peut ressentir l'impact qu'en étant dans la salle.
Depuis la création de Nasha Gazeta je suis les prestations de Grigory Sokolov en Suisse et attire l'attention de mes lecteurs sur celles-ci, regrettant seulement de ne pouvoir l'interviewer – j’aurais tant de choses à lui demander ! Le problème est qu'il ne donne jamais d'interview et, vivant depuis très longtemps en Italie, qu’il conserve une discrétion typiquement suisse : le maestro est une personne très peu publique : il ne fait pas de déclarations à la presse et ne fréquente pas les « mondanités »… aussi glamour soient-elles. Même son 75e anniversaire, le 18 avril dernier, est passé totalement inaperçu. Où donc était le monde de la musique ? L'absence de déclarations fracassantes ne signifie pas l'absence de positions de principe, qui sont bien connues dans le milieu musical et suscitent le respect de tous. L'engouement autour des concerts qu’il donne est également lié au fait qu'ils sont peu nombreux – pas plus de 70 à 80 par an –, et qu'ils ont lieu de préférence dans des églises plutôt que dans de grandes salles.
Depuis ses premières années passées à Leningrad, depuis son premier concert solo à l'âge de 12 ans, son Premier prix au IIIe Concours international Tchaïkovski – ce qui n'aurait peut-être pas été le cas si Emil Gilels n'avait pas posé comme condition à sa présidence du jury la participation d'un garçon n’ayant pas atteint 16 ans, l’âge requis par le règlement ! – et, par la suite, toute sa vie durant, d'abord en semi-exil en URSS, puis dans les meilleures salles de concert du monde, Grigory Sokolov se consacre à la musique. Et à rien d'autre.
Le programme du prochain concert promet d'être une révélation non seulement pour les « simples mortels » parmi les auditeurs, mais aussi pour de nombreux professionnels.
Dans la première partie, Grigory Sokolov proposera de voyager dans la seconde moitié du XVIe siècle, période de l'apogée de la créativité de William Byrd (1543-1623), le compositeur le plus important et le plus polyvalent de l'époque élisabéthaine, comme on peut le lire dans n'importe quel ouvrage de référence.
Au début de sa carrière, Byrd était organiste à la cathédrale de Lincoln, où il composait une musique simple pour la liturgie anglicane locale. À partir de 1572, devenu membre (« gentleman ») de la Chapelle royale de Londres, il se rapprocha de la cour d'Élisabeth Ire. La première publication de Byrd parut en 1575 dans le recueil intitulé Cantiones quae ab argumento sacrae vocantur – recueil dans lequel il composa dix-sept motets sacrés en latin dédiés à la reine.
Issu vraisemblablement d'une famille protestante, Byrd devint un catholique de plus en plus fervent au cours des années 1570. À Harley, dans la banlieue ouest de Londres où il vécut de 1577 à 1592, sa femme, puis lui-même furent inscrits sur la liste noire des « récusants », personnes refusant d'assister aux offices protestants. Selon les musicologues contemporains, cela se refléta dans son œuvre : dans les 50 motets latins qu'il composa à cette époque, Byrd choisit délibérément des textes bibliques qui racontent la persécution des élus, la captivité à Babylone et en Égypte et la délivrance tant attendue de l'oppression.
En 1593, Byrd s'installe dans le petit village de Stondon Massey, dans l'Essex. Sous la protection du seigneur local (catholique) John Peter, il peut assister en toute sécurité aux offices catholiques donnés dans ses domaines. C'est là, entre 1593 et 1595 environ, qu'il composa, selon les spécialistes, ses plus belles œuvres de musique sacrée.
Byrd est considéré comme le fondateur de l'école anglaise dite virginaliste, nom donné aux compositeurs anglais des XVIe et XVIIe siècles qui écrivaient pour le virginal, un instrument de musique à cordes à clavier, ancienne variante anglaise du spinet, lui-même une variante du clavecin. La musique pour clavier que Byrd a commencé à composer au milieu des années 1570 a été incluse dans deux célèbres recueils manuscrits : « Le Livre de virginal de Fitzwilliam » et le « Livre de Milady Neville » (My Ladye Nevells Booke, 1591), entièrement constituée de sa musique.
Après la Conspiration des Poudres de 1605, une tentative manquée d'assassinat du roi Jacques Ier d'Angleterre ourdie par un groupe de conspirateurs pendant la lutte contre le catholicisme, certaines compositions de Byrd furent interdites en Angleterre sous peine d'emprisonnement.
Peut-on supposer que le pianiste russe Grigory Sokolov, si loin qu’il se tienne de la politique, n’a pas choisi « par hasard » de remettre au goût du jour la musique de William Byrd, un compositeur persécuté pour ces opinions ?