Le Far West des pays de l’Est

Cela aurait pu être le titre français du nouveau roman de l’Américain Josh Haven – quatrième au total et deuxième thriller. The Siberia Job dans l’original. Il a paru tout récemment, en 2023, et félicitons les Éditions Buchet/Chastel de l’avoir vite fait traduire et publié sous le titre, étonnamment anglais : Wild Wild Siberia – La Sibérie sauvage, donc. Avant de devenir écrivain, Josh Haven était critique d’art pour divers magazines américains et européens – du Wall Street Journal au Jerusalem Post, en plus d’être astro-géophysicien. Quand la nature est généreuse avec quelqu’un, elle ne compte pas ses cadeaux.
L’action du roman couvre une longue période – de 1994 à 2022, mais avec un entracte de vingt-cinq ans. Dans la préface, l’auteur avoue que « c’est un luxe douteux pour un roman fondé sur des faits réels que de voir les événements dont il traite continuer à se dérouler au moment où ce livre est sous presse ». Il précise également que l’idée du roman lui a été soufflée par un ami businessman qui, dans sa résidence des Bahamas, lui a raconté sa propre histoire tout en soulignant qu’il est le dernier témoin vivant des événements en question : l’hélicoptère de son ex-partenaire parti faire du ski en Alaska s’est écrasé dans des circonstances suspectes. Cette mort prématurée a été l’une d’une série de disparitions d’entrepreneurs d’envergure liés, d’une manière ou d’une autre, à la privatisation de Gazprom – l’une des plus grandes entreprises énergétiques cotées en Bourse. Dans la première version du livre le géant russe figurait sous son vrai nom, mais l’aspect particulièrement délicat du sujet fit que l’auteur l’avait remplacé par « Gasneft » – moins direct mais parfaitement identifiable.
« Les exportations d’énergie russe contribuent à financer l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce qui signifie que tout en aidant l’Ukraine à repousser la Russie, l’Europe aide aussi la Russie à financer cette guerre. Dès lors, le reste du monde s’interroge : qui contrôle quoi ? Qui contrôle qui ? Une série de sanctions sans précédent a frappé la Russie. La Suisse a violé sa propre neutralité pour entrer dans la danse. Et pourtant, à part la perte de quelques yachts, les oligarques russes semblent plutôt bien résister à la déferlante », selon Josh Haven qui annonce ainsi clairement ses couleurs.
Je suis sûre que ces quelques mots suffisent à susciter l’intérêt des lecteurs russophones dont certains ne se souviennent que trop bien de ces années troubles et qui ont peut-être même participé aux événements décrits dans le livre. Le reste des lecteurs va dévorer ce thriller comme un autre – s’émerveillant de la façon dont le richissime pays a été dépouillé, et regrettant peut-être même de ne pas y avoir participé…
La quatrième de couverture de l’édition française présente ce roman comme « l’histoire folle de deux hommes qui voulaient acheter la Russie ». Évidemment, il s’agit là d’une publicité tendant à exagérer les choses, cependant l’histoire est vraiment incroyable, et bien que Gazprom ne soit pas toute la Russie, il en est un très gros morceau. Ces deux hommes sont John, un Américain, et Petr, un Tchèque. Le plan de ces compagnons qui se sont rencontrés dans un bar londonien est génial dans sa simplicité : profiter de la privatisation partielle de Gazprom/Gazneft annoncée par Boris Eltsine et du chaos total qui règne en Russie dans les années 1990 pour racheter le maximum d’actions vendues dans les « ventes régionales » et devenir des milliardaires.
Le style de ce livre me rappelle étrangement le film La Mort de Staline d’Armando Iannucci : c’est là une vraie tragicomédie russe ; on en rit jusqu’à ce qu’on en pleure. Il possède tous les éléments d’un bon polar : la description de Moscou en 1994 qui ressemble à Londres de l’année 1938 ; la découverte par les personnages du marché des faux cigarettes et autres contrefaçons ; la corruption omniprésente ; les scènes d’un kidnapping en plein jour et du massacre des chiens qui n’y étaient vraiment pour rien ; les affrontements avec la mafia et le KGB qui sont souvent représentés par les mêmes personnes prononçant des maximes du genre : « Si les Russes pouvaient faire confiance à leur gouvernement, on serait le pays le plus riche du monde ».
Il y a dans ce roman des épisodes très drôles. Comment ne pas rire en lisant la description d’une ZAZ Zaporojets de 1967, achetée par Petr à Magadan pour deux cents dollars et munie d’une trappe dans le plancher pour pouvoir pêcher sur la glace sans avoir à quitter la voiture ? Ou le dialogue parfaitement absurde que mène John avec le chauffeur d’un tank qui lui bloque la route vers Kysyl-Syr, en Iakoutie, où une vente d’actions est prévue : il se trouve que le chauffeur est amoureux d’une top-modèle de Playboy et qu’il est un fan de John Le Carré dont il trouve les romans « très relativistes sur le plan moral ».
Les moments de ce genre, il y en a beaucoup dans le livre. Mais certaines scènes drôles en apparence nous font en même temps réfléchir : la parade militaire à Moscou en 1947 avec les Tu-4 russes copiés sur les B-29 américains ; l’hypocrisie en quoi consiste la création de la République autonome juive ; les qualités professionnelles des agents du KGB et autres qui se font embobiner par les deux étrangers.
Malgré sa part de sérieux et son final tragique, ce livre est d’une lecture facile, idéale pour la période des vacances : le vent sibérien vous rafraîchira pendant la canicule.